Toxicologie
Dossier
Les maladies du cheval au pâturage
Auteur(s) : Benoît Renaud*, Anne-Christine François**, Serge Rouxhet***, Claude Dopagne****, Christel Marcillaud-Pitel*****, Pascal Gustin******, Dominique-Marie Votion*******
Fonctions :
*Pôle équin, Fundamental
and Applied Research for
Animals and Health (Farah),
faculté de médecine
vétérinaire, université de
Liège, quartier Vallée
2, avenue de Cureghem,
4000 Liège, Belgique
**Département des
sciences fonctionnelles
(pharmacologie,
pharmacothérapie et
toxicologie), Farah, faculté de
médecine vétérinaire,
université de Liège
***aCREA-ULiège,
département biologie,
écologie et évolution,
faculté des sciences,
université de Liège, quartier
Vallée 1, chemin de la
Vallée, 4000 Liège
****aCREA-ULiège,
département biologie,
écologie et évolution,
faculté des sciences,
université de Liège, quartier
Vallée 1, chemin de la
Vallée, 4000 Liège
*****Réseau
d’épidémiosurveillance en
pathologie équine (Respe),
4, rue Nelson-Mandela,
14280 Saint-Contest
******Département des
sciences fonctionnelles
(pharmacologie,
pharmacothérapie et
toxicologie), Farah, faculté de
médecine vétérinaire,
université de Liège
*******Pôle équin, Fundamental
and Applied Research for
Animals and Health (Farah),
faculté de médecine
vétérinaire, université de
Liège, quartier Vallée
2, avenue de Cureghem,
4000 Liège, Belgique
L’érable sycomore est l’arbre incriminé. Limiter l’ingestion des plantules au printemps et des samares à l’automne constitue la principale mesure de prévention, mais d’autres sources potentielles d’intoxication existent.
La myopathie atypique est une intoxication saisonnière dont peuvent être victimes les équidés gardés en pâture [10]. Elle touche l’ensemble des équidés et aucun lien avec la rusticité ni aucune prédisposition raciale n’ont été établis [10, 21]. Les animaux atteints présentent un syndrome de rhabdomyolyse aigu à l’issue souvent fatale [19, 22]. La maladie se caractérise par la survenue brusque d’une faiblesse généralisée, de raideurs, d’un psychisme déprimé, d’un décubitus latéral, d’une myoglobinurie, d’une tachycardie et d’une sudation. Ces signes cliniques prédominants (présents dans plus de 50 % des cas) peuvent être accompagnés de signes de coliques et de dysphagie, mais ne sont généralement pas associés à une anorexie. Les animaux meurent rapidement, généralement dans les 72 heures [19, 22].
Des cas cliniquement compatibles avec le diagnostic de myopathie atypique sont décrits en Europe depuis les années 1940 [6]. Au siècle passé, les cas restaient anecdotiques, même si, de temps à autre, des séries cliniques importantes survenaient [7, 12]. Au cours des ans, cette myopathie rencontrée dans un nombre croissant de pays européens est devenue une cause fréquente de mortalité à l’automne et au printemps [19]. Les enquêtes épidémiologiques ont rapidement conclu que la cause était au sein de la pâture où la présence d’arbres, de bois mort et l’accumulation de feuilles mortes étaient systématiquement décrites [21].
En Europe, un lien de causalité a été établi entre les cas de myopathie atypique et l’ingestion d’une toxine, l’hypoglycine A. Cette dernière est contenue dans les graines de l’érable sycomore (Acer pseudoplatanus) et dans les plantules du même arbre [1, 17, 23]. Les équidés s’intoxiquent via l’ingestion des samares à l’automne et des plantules au printemps (photos 1 et 2) [1, 4, 17, 25].
La cause de l’émergence de cette maladie induite par un arbre naturalisé depuis des centaines d’années est inconnue, mais certains événements météorologiques (par exemple, pluies et vents) favorisent l’apparition de séries de cas [15, 22]. L’arbre a été intensivement planté au xviiie siècle car il possède de nombreuses qualités pour l’industrie du bois. La combinaison d’une plus grande densité d’érables avec des facteurs météorologiques favorisant la toxicité et/ou la disponibilité des sources toxiques contribue probablement à expliquer l’émergence de la maladie.
Dans les forêts européennes tempérées, trois espèces du genre Acer sont présentes : l’érable champêtre (Acer campestre), l’érable plane (Acer platanoides) et l’érable sycomore (Acer pseudoplatanus). Seul l’érable sycomore est incriminé dans la myopathie atypique des équidés, car les graines et les plantules des deux autres érables ne contiennent pas d’hypoglycine A [24].
Les fleurs de l’érable sycomore renferment également la toxine et peuvent constituer une source supplémentaire d’hypoglycine A au printemps, lorsqu’elles tombent sur les pâtures à la suite de pluies et/ou de vents violents (photo 3).
Les trois espèces d’érables se distinguent par leurs feuilles, leurs fleurs et leurs samares (figure).
Les feuilles des trois érables européens sont des feuilles simples, opposées et découpées en cinq lobes. Chez l’érable sycomore, les bords du limbe sont inégalement dentés et les échancrures entre les lobes, appelées sinus, sont très aiguës. Les feuilles sont de grande taille (10 à 26 cm) [15]. Cet arbre est très répandu dans nos forêts tempérées européennes. Il s’agit d’un arbre de grande taille, de culture facile et à croissance rapide : il est fréquemment utilisé comme espèce ornementale dans les parcs et les jardins. Les feuilles sont le plus souvent vert foncé, mais il existe plusieurs cultivars ornementaux de l’érable sycomore, la sélection ayant permis d’obtenir des feuilles aux couleurs de fond variées et avec des panachures (blanc, vert, jaune, pourpre, rose) (photos 4a et 4b). De la même façon que le phénotype sauvage, ces variétés sont porteuses de l’hypoglycine A.
Les feuilles de l’érable champêtre (5 à 10 cm), beaucoup plus petites que celles de l’érable sycomore, possèdent des bords lisses. Les feuilles de l’érable plane, de taille (10 à 18 cm) comparable à celle de l’érable sycomore, ont des lobes acuminés, c’est-à-dire qui se terminent en pointe étroite et effilée [8]. L’érable plane est le plus à risque d’être confondu par ses feuilles avec l’érable sycomore. Il présente la particularité de produire un suc laiteux quand le pétiole est cassé ou pressé.
Les fleurs de l’érable sycomore sont organisées en grappes verdâtres, allongées et pendantes. Ces imposantes inflorescences (6 à 20 cm) apparaissent après les premières feuilles (photo 5). Les fleurs des érables champêtres et planes sont regroupées en bouquets de taille plus modeste (1 à 3 cm) et apparaissent respectivement avant et pendant la feuillaison [8, 16].
Les fruits des trois érables sont des disamares, une samare étant un fruit sec dont les téguments organisés en une aile permettent une dissémination par le vent. Les deux samares sont reliées entre elles par leur partie charnue contenant la graine. La taille, la forme et l’angle entre les deux samares du même fruit permettent la détermination de l’espèce.
La couleur des samares est variable : au départ jaune verdâtre et parfois teintées de rouge, elles deviennent brunes avec le temps (photo 6).
Les samares de l’érable sycomore sont de taille intermédiaire (3 à 5 cm) et forment entre elles un angle de 60 à 90°. Celles de l’érable champêtre sont petites (1 à 3 cm) et forment un angle plat (180°), alors que celles de l’érable plane peuvent atteindre jusqu’à 6 cm et forment un angle supérieur à 90° [16].
Contrairement aux deux espèces non toxiques, l’arête de l’aile des samares d’érable sycomore est convexe.
La myopathie atypique est également décrite aux États-Unis sous le nom de maladie saisonnière du pâturage. La source de l’intoxication est un autre arbre du genre Acer, l’érable negundo (Acer negundo) [18]. Bien qu’originaire d’Amérique du Nord, l’érable negundo tend à se généraliser en Europe [14]. Il s’étend particulièrement le long des fleuves et des rivières et est repris dans la liste des espèces invasives de plusieurs pays. L’érable negundo est en effet sur la liste noire du Bundesamt für Naturschutz allemand, sur la Watchlist B2 de l’Harmonia Database belge et est classifié comme espèce invasive dans 4 des 21 régions italiennes [2, 13]. Cependant, il n’est pas, pour le moment, repris dans la liste des espèces invasives de l’Union européenne [9].
Il présente des feuilles composées de trois à sept folioles. Les fleurs sont en grappe pendante ou en bouquet, selon leur sexe. Les fruits formés sont des disamares en grappes formant entre eux un angle inférieur à 90°. Les fleurs de l’érable negundo sont unisexuées et les deux sexes ne se retrouvent pas sur le même arbre (arbre dioïque). L’érable negundo étant souvent planté en sujet d’ornement isolé, il est fréquent que les fleurs ne soient pas fécondées. Les fruits développés sans fécondation, dits parthénocarpiques, sont des samares sans graines et, par conséquent, non toxiques (photos 7a à 7c) [5]. L’érable negundo reste néanmoins une cause possible de myopathie atypique lorsque des arbres du sexe opposé sont à proximité.
Les intoxications expérimentales à l’hypoglycine A n’ont été réalisées que chez des rats. Blake et coll. rapportent, dans l’alimentation des rats, une dose maximale tolérée d’hypoglycine A de 1,5 mg/kg de poids vif par jour [3]. La transposition de cette dose au cheval conduit à une dose maximale tolérée de 26,5 mg par cheval par jour. Sur la base des concentrations toxiques maximales mesurées dans les samares et les plantules par différentes études, 165 samares ou 50 plantules suffiraient à intoxiquer un cheval de 500 kg (encadré) [1, 4, 17, 18, 24]. Ces valeurs sont à prendre avec réserve, le cheval ne réagissant certainement pas aux mêmes doses toxiques que le rat.
Les samares dispersées à l’automne germent dès la fin du mois de mars. Une herbe fauchée dans une zone où des plantules d’érable sycomore sont présentes va produire un foin contenant ces plantules séchées. Celles-ci contiennent de l’hypoglycine A, qui reste détectable même après 2 ans de stockage (Votion et coll., données non publiées). Néanmoins, les plantules ne représentent qu’une faible partie du foin : la toxine se retrouve en faible dose car “diluée” dans l’ensemble de la matière sèche.
Aucun cas de myopathie atypique n’a été rapporté chez un animal sans accès à la prairie et ne recevant que du foin. Cependant, le foin a été identifié comme un facteur de risque de la myopathie atypique, à l’automne [21]. Ainsi, du foin produit à partir d’herbe fauchée à proximité directe d’érables sycomores ne devrait pas être distribué durant les périodes à risque, à l’automne et au printemps, afin de ne pas constituer une source additionnelle de toxine.
Les données épidémiologiques collectées sur les cas de myopathie atypique depuis 2006 suggèrent que l’origine de l’eau de boisson a un impact sur le risque de développer la maladie. La consommation d’eau de distribution semble être un facteur protecteur, contrairement à la collecte d’eau de pluie ou l’utilisation d’un point d’eau naturel [21].
L’hypoglycine A est une molécule hydrosoluble qu’il est possible d’extraire d’un matériel végétal en utilisant de l’eau comme solvant [11]. Cependant, lorsque les téguments de la samare sont intacts, le fait de plonger la samare dans de l’eau ne permet pas de détecter la toxine dans le milieu de macération. En revanche, la macération aqueuse de feuilles, de fleurs ou de samares écrasées permet de détecter la toxine dans l’eau (Renaud et coll., données non publiées). Dès lors, l’accumulation dans l’eau de boisson de feuilles à l’automne et de fleurs au printemps constitue une source secondaire potentielle d’exposition à la toxine (photos 8a et 8b).
La principale prévention de la myopathie atypique consiste à réduire l’exposition des animaux à l’érable sycomore, essentiellement en limitant l’ingestion des samares à l’automne et des plantules au printemps. Sur les prairies à risque, en parallèle de ces sources majeures d’intoxication, il convient d’éviter les sources secondaires via la contamination de l’eau de boisson et du fourrage.
CONFLIT D’INTÉRÊTS : AUCUN
• La myopathie atypique est une intoxication saisonnière résultant de l’ingestion de samares (fruits) à l’automne et de plantules au printemps de l’érable sycomore (Acer pseudoplatanus).
• Il est essentiel de reconnaître l’érable sycomore pour évaluer les risques.
• Il existe plusieurs sources de contamination secondaires.
• Toutes les espèces d’équidés peuvent être intoxiqués (chevaux, ânes, zèbres, entre autres).
Un érable sycomore adulte d’environ 25 mètres peut développer jusqu’à 800 inflorescences qui produisent chacune près de 30 fruits. Ainsi, un arbre adulte peut générer plus de 20 000 samares par an [15]. Cette production massive de fruits est complétée par une stratégie de dissémination efficace, grâce à l’ailette des samares. Si la majorité de celles-ci tombe dans un rayon de 200 mètres autour de l’arbre, d’autres sont parfois retrouvées à plusieurs kilomètres (2 à 5 km) de l’arbre mère [15, 20].
Les auteurs remercient l’Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE, France) ainsi que les fonds spéciaux pour la recherche de l’université de Liège (Belgique) et la Wallonie agriculture SPW (service public de Wallonie, Belgique) pour leur soutien financier.