PANCYTOPÉNIE INDUITE PAR LE PHÉNOBARBITAL CHEZ UN CHIEN - Le Point Vétérinaire n° 435 du 01/11/2022
Le Point Vétérinaire n° 435 du 01/11/2022

HÉMATOLOGIE

Hématologie

Auteur(s) : Delphine Rivière*, Typhaine Lavabre**

Fonctions :
*(CES hématologie et biochimie clinique animales,
DU cytologie hématologique)
**(dipECVCP, CES hématologie et biochimie clinique animales)
90 rue Nicolas Chédeville
34070 Montpellier

Les réactions idiosyncrasiques secondaires à l’administration de phénobarbital, indépendantes de la dose et de la durée du traitement, sont rares et imprévisibles.

La suspicion clinique d’une réaction idiosyncrasique au phénobarbital repose essentiellement sur l’anamnèse. Les examens complémentaires (myélogramme, exclusion des autres causes possibles) et la réponse clinique à l’arrêt du traitement permettent de renforcer et de confirmer l’hypothèse diagnostique.

PRÉSENTATION DU CAS

1. Commémoratifs et anamnèse

Un bouledogue français mâle entier, âgé de 7 ans, est présenté en consultation d’urgence pour un status epilepticus, pris en charge par une constant rate infusion (CRI) de propofol, une intubation et une antibiothérapie (ampicilline) en raison du risque de fausse déglutition. L’état du chien permet une sortie d’hospitalisation deux jours plus tard, avec un traitement antibiotique (amoxicilline à la dose de 15 mg/kg deux fois par jour pendant huit jours) et antiépileptique (phénobarbital à la posologie de 3 mg/kg deux fois par jour pendant un mois et lévétiracétam à raison de 30 mg/kg trois fois par jour pendant trois jours puis 25 mg/kg trois fois par jour).

Un contrôle par téléphone puis en consultation est effectué deux et quatre semaines plus tard. L’animal est en bon état général. Lors de la consultation, les enzymes hépatiques (phosphatases alcalines et alanine aminotransférase) ainsi que la phénobarbitalémie sont contrôlées : les activités enzymatiques hépatiques sont dans les intervalles de référence, et la phénobarbitalémie se situe dans la plage de la cible thérapeutique. La posologie du phénobarbital est alors légèrement diminuée (2 mg/kg deux fois par jour). Le chien est de nouveau présenté en consultation quinze jours plus tard. Le propriétaire rapporte une baisse de forme, une perte d’appétit et de prise de boisson, ainsi que l’apparition d’un ptyalisme. Il n’a pas constaté de vomissements, mais les fèces sont légèrement ramollies.

2. Examen clinique

Le chien présente une hyperthermie (40,2 °C) et un abdomen tendu est noté à l’examen clinique. L’instauration d’un traitement symptomatique (pansement digestif, citrate de maropitant, anti-inflammatoire non stéroïdien) permet de faire chuter la température à 38 °C pour une courte durée. La fièvre réapparaît en 48 heures (figure).

3. Examens complémentaires

Une numération formule sanguine met alors en évidence une pancytopénie, avec une légère anémie non régénérative, une leucopénie neutropénique et lymphopénique ainsi qu’une thrombopénie très sévères (tableau et photo 1). Un bilan biochimique révèle une activité des phosphatases alcalines élevée. Face à l’hyperthermie et à la pancyto­pénie, une analyse urinaire avec examen cytobactériologique des urines (ECBU), un test Snap 4Dx Plus (dirofilariose, ehrlichiose, anaplasmose, borréliose), une réaction de polymérisation en chaîne (PCR) pour la recherche de l’ehrlichiose et de l’anaplasmose, ainsi qu’un myélogramme sont réalisés et envoyés au laboratoire.

Le culot urinaire est sans anomalie et la culture bactérienne sur les urines est négative. Le test Snap 4Dx et la PCR reviennent également négatifs. L’examen du myélogramme met en évidence une hypercellularité médullaire, avec un rapport lignée myéloïde/lignée érythroïde anormalement élevé (M/E = 7, intervalle de référence de 0,7 à 2,5), conséquence d’une hyperplasie myéloïde marquée. L’examen de la lignée myéloïde met en évidence une forte proportion du contingent des précurseurs (12 % de myéloblastes). En outre, elle présente un asynchronisme de maturation nucléo­cytoplasmique. La lignée érythroïde est nettement hypoplasique, sans anomalie morphologique, avec une courbe de maturation également déviée à gauche. La lignée mégacaryocytaire est hyperplasique et une augmentation du contin­gent des mégacaryoblastes est observée (photos 2 et 3).

L’examen conclut à une anémie arégénérative d’origine centrale, secondaire à une hypoplasie érythroïde, et à une sévère leucopénie neutropénique associée à une hyperplasie myéloïde médullaire très importante et à une dysmyélopoïèse. Dans un tel contexte, le myélogramme est compatible avec une réaction idiosyncrasique au phénobar­bital. Cette hypothèse est largement privilégiée, même s’il n’est pas possible d’écarter complètement les autres causes susceptibles d’expliquer la neutropénie, en dépit de l’hyperplasie médullaire granulocytaire (encadré).

4. Diagnostic

Devant les résultats négatifs des recherches infectieuses et le myélogramme, une réaction au phénobarbital est très fortement suspectée, et le traitement est arrêté.

5. Suivi

Cinq jours après l’arrêt du traitement, l’état général du chien est bon. Le suivi hématologique met en évidence une très légère amélioration de la numération leucocytaire. Quatre jours plus tard, un nouvel épisode d’hyperthermie motive une nouvelle consultation, au cours de laquelle une numération formule sanguine de contrôle montre un début de régénération de la lignée rouge, une amélioration sans normalisation de la numération leucocytaire, et une normalisation de la numération plaquettaire. Une induration du nœud lymphatique mandibulaire, explorée via une cytoponction, révèle l’existence d’une hyperplasie réactionnelle non spécifique.

Après une hospitalisation de douze heures, avec fluidothérapie et administration d’un anti-inflammatoire non stéroïdien, la température rectale se normalise. Lors du rendez-vous de contrôle quinze jours plus tard, la numération formule sanguine est totalement normalisée et le chien est en bon état général. Un an plus tard, l’animal, toujours suivi à la clinique, n’a pas présenté de nouvel épisode similaire.

DISCUSSION

1. Monitorer un animal sous antiépileptique

Les objectifs du monitorage clinique et biologique d’un animal sous phénobarbital sont de déterminer si la concentration médicamenteuse sanguine est suffisante pour obtenir un effet thérapeutique, et de prévenir les effets indésirables. Le premier contrôle de phénobarbitalémie doit être effectué, comme dans le cas présenté, quinze jours après l’instauration du traitement, puis à six semaines, puis tous les six mois, ou bien deux semaines après un changement de posologie [6]. Une tolérance métabolique peut s’instaurer, qui se traduit par une augmentation progressive des doses administrées sans hausse de la concentration sérique [6].

2. Réactions au phénobarbital

Les effets indésirables du phénobarbital sont soit dose dépendants (effets prévisibles), soit idiosyncrasiques.

Les effets dose dépendants sont les plus fréquents et le risque d’apparition augmente avec la dose administrée. Les plus courants sont une induction enzymatique hépatique (alanine aminotransférase, phosphatase alcaline, gamma-glutamyl transférase), une hépatotoxicité, une sédation, une polyphagie, une polyuro-polydipsie, une ataxie et une diminution de la concentration en hormone T4 [4, 7]. Le suivi hépatique est donc impératif lors d’un traitement au long cours. L’induction enzymatique peut être délicate à différencier d’une hépatotoxicité réelle. Selon plusieurs publications, elle peut se traduire par une élévation très marquée de l’activité des phosphatases alcalines (multipliée par dix), tandis que celle de l’alanine aminotransférase et des gamma-GT, bien que supérieure à la valeur basale prétraitement, reste souvent dans les intervalles de référence en l’absence de dommage hépatocytaire [1, 2, 4]. L’activité de l’aspartate aminotransférase, les acides biliaires et la bilirubine (marqueurs fonctionnels) ne semblent pas non plus affectés par l’induction et aident à la différencier d’une réelle toxicité [1, 4].

Les réactions idiosyncrasiques sont plus rares et leur apparition est imprévisible. Des cytopénies, une pancréatite, une dermatite nécrolytique, une dyskinésie, une hépatotoxicité et des “pseudo-lymphomes” sont ainsi rapportés [3, 7]. Ces réactions sont indépendantes de la dose et de la durée d’administration. Dans une récente étude rétrospective, dix chiens sur treize avaient subi un contrôle de la phénobarbitalémie au cours des six mois qui ont précédé la survenue d’une cytopénie idiosyncrasique : la concentration est restée dans l’intervalle thérapeutique chez neuf d’entre eux et était inférieure dans un cas. Le temps de traitement préalable variait de 50 à 900 jours (médiane de 200 jours) [7].

Les cytopénies liées au phénobarbital peuvent concerner une ou plusieurs des lignées sanguines, avec des degrés de sévérité variables, les neutropénies étant les plus fréquentes et généralement les plus marquées [7]. Elles rétrocèdent normalement à l’arrêt du traitement [6, 7]. Les signes cliniques qui y sont associés, et motivent la présentation chez le vétérinaire, sont une faiblesse et une léthargie combinées à une hypothermie ou à une hyperthermie [7]. Les anomalies du cas présenté sont similaires (abattement avec hyperthermie, pancytopénie et neutropénie très sévère rétrocédant à l’arrêt du traitement).

3. Intérêt du myélogramme dans l’exploration d’une cytopénie chez un animal traité au phénobarbital

Dans l’étude précédemment citée, le myélogramme réalisé chez les chiens atteints de pancytopénie en lien avec le phénobarbital a révélé, dans tous les cas, une cellularité médullaire élevée, conséquence d’une hyperplasie de la lignée myéloïde et mégacaryocytaire, avec un rapport myéloïde/érythroïde augmenté. La pyramide de maturation était modifiée, avec une augmentation du pourcentage des stades précoces. Le cas rapporté présente des anomalies similaires. Cependant, certains myélogrammes de l’étude ont aussi montré des images de phagocytose de neutrophiles, non observées dans notre cas, et ils ne présentaient pas d’hypoplasie érythroïde significative.

Le mécanisme à l’origine des cytopénies lié au phénobarbital n’est pas encore complètement élucidé, mais une destruction à médiation immune ou d’origine métabolique est suggérée [7]. Le myélogramme contribue donc à différencier une hématopoïèse inefficace (possiblement induite par le phénobarbital dans ce contexte), une aplasie totale (toujours à confirmer par une biopsie médullaire) a priori peu compatible avec une réaction au phénobarbital, ou une myélophtisie tumorale ou fibreuse. Une myélofibrose est parfois également associée à une réaction au phénobarbital, mais ne peut être évaluée que par une biopsie ostéomédullaire.

4. Prise en charge et pronostic

Presque toutes les cytopénies de l’étude se sont résolues à l’arrêt du traitement, dans un délai médian de 14 jours (2 à 160) pour les neutropénies, 29 jours (7 à 160) pour les anémies et 10 jours (6 à 160) pour les thrombopénies (temps équivalents dans d’autres séries de cas) [7]. Dans certaines situations, les praticiens ont eu recours à des traitements immuno­modulateurs, non indiqués dans le cas présenté. Une transfusion peut se révéler nécessaire lors d’anémie sévère.

Par ailleurs, les neutropénies sévères de grade 3 ou 4 (nombre de granulocytes neutrophiles inférieur à 1 000 par microlitre) justifient une antibiothérapie préventive à large spectre, de courte durée(1). En cas d’hyperthermie associée, une hospitalisation est recommandée, incluant la mise en place d’une perfusion et la réalisation d’un bilan bio­logique complet (numération formule sanguine, biochimie, examen cytobactériologique des urines, imagerie abdo­minale et thoracique). Des hémo­cultures sont conseillées si la fièvre persiste au-delà de 24 heures malgré l’antibiothérapie.

La cause de l’induration du nœud lymphatique constatée à J59 reste indéterminée. Une réaction idiosyncrasique due au phénobarbital mimant un lymphome, avec une polyadénomégalie et une hyperthermie, décrite chez l’humain, est rapportée chez un chien et chez un chat. Les cytoponctions ont révélé, comme dans le cas présenté, une hyperplasie lymphoïde réactionnelle [3].

Cependant, dans notre cas, l’induration n’a concerné qu’un seul nœud lymphatique et n’est apparue qu’après l’arrêt du phénobarbital. Ainsi, un processus réactionnel, possiblement lié à un phénomène infectieux dû à la neutropénie, semble plus probable.

Références

  • 1. Aitken MM, Hall E, Scott L et coll. Liver-related biochemical changes in the serum of dogs being treated with phenobarbitone. Vet. Rec. 2003;153 (1):13-16
  • 2. Gieger TL, Hosgood G, Taboada J et coll. Thyroid function and serum hepatic enzyme activity in dogs after phenobarbital administration. J. Vet. Intern. Med. 2000;14 (3):277-281.
  • 3. Lampe R, Manens J, Sharp N. Suspected phenobarbital-induced pseudolymphoma in a dog. J. Vet. Intern. Med. 2017;31 (6):1858-1859.
  • 4. Müller PB, Taboada J, Hosgood G et coll. Effects of long-term phenobarbital treatment on the liver in dogs. J. Vet. Intern. Med. 2000;14 (2):165-171.
  • 5. Oberholster O. Pancytopenia secondary to suspected idiosyncratic phenobarbital reaction in a dog. Can. Vet. J. 2021;62 (12):1341-1343.
  • 6. Podell M, Volk HA, Berendt M et coll. 2015 ACVIM small animal consensus statement on seizure management in dogs. J. Vet. Intern. Med. 2016;30 (2):477-490.
  • 7. Scott TN, Bailin HG, Jutkowitz LA et coll. Bone marrow, blood, and clinical findings in dogs treated with phenobarbital. Vet. Clin. Pathol. 2021;50 (1):122-131.

Conflit d’intérêts : Aucun

Points clés

• Les effets indésirables les plus courants du phénobarbital sont dose dépendants et prévisibles (polyuro-polydipsie, polyphagie, léthargie, induction des enzymes hépatiques, hépatotoxicité).

• Les effets secondaires idiosyncrasiques sont, par définition, imprévisibles et non dose dépendants, mais heureusement rares.

• Une réaction idiosyncrasique doit être suspectée lors de cytopénie chez un animal traité au phénobarbital. Les autres hypothèses diagnostiques sont à explorer via différents examens complémentaires (frottis sanguin, cytologie/histologie de la moelle osseuse, sérologie, réaction de polymérisation en chaîne, examen cytobactériologique des urines, imagerie).

Encadré : DIAGNOSTIC DIFFÉRENTIEL D’UNE HYPERPLASIE MÉDULLAIRE AVEC AUGMENTATION DU POOL PROLIFÉRATIF MYELOÏDE ET NEUTROPÉNIE

• Récupération médullaire après une phase d’aplasie, qui peut être d’origine :

– virale ou cytotoxique (parvovirus) ;

– toxique ou médicamenteuse (œstrogènes, chimiothérapie, toxique environnemental, mycotoxines, chloramphénicol, phénylbutazone, triméthoprime-sulfaméthoxazole, céphalosporines) ;

– irradiation.

• Affection à médiation immunitaire, primaire ou secondaire (processus néoplasique, infectieux, etc.), avec destruction des stades tardifs de maturation.

• Myélopoïèse efficace sur un processus inflammatoire sévère (sepsis, nécrose, corps étranger, etc.), évoluant de manière récente, qui conduit à une production accrue de la mœlle en réponse à la demande périphérique. Dans ce cas de figure, des anomalies morphologiques des neutrophiles circulants sont attendues (déviation à gauche de la courbe d’Arneth, toxicité).

CONCLUSION

Le diagnostic de cytopénie induite par le phénobarbital n’est pas toujours aisé, compte tenu de la rareté de cette affection et des signes cliniques peu spécifiques, qui ne reflètent pas forcément la sévérité de l’atteinte hématologique. L’anamnèse est primordiale pour établir la suspicion. Le diagnostic repose principalement sur l’amélioration constatée dès l’arrêt du phénobarbital [5].

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