PRISE EN CHARGE DES DOULEURS CHRONIQUES ARTHROSIQUES PAR DES ANTICORPS MONOCLONAUX : OBSERVATIONS CLINIQUES - Le Point Vétérinaire n° 431 du 01/07/2022
Le Point Vétérinaire n° 431 du 01/07/2022

ANALGÉSIE

Dossier

Auteur(s) : Thierry Poitte

Fonctions : Clinique vétérinaire
8 rue des Culquoilès
La Croix Michaud
17630 La Flotte-en-Ré

Les premières observations cliniques de terrain menées chez des chiens arthrosiques, atteints ou non de multimorbidités, confirment les résultats favorables des essais cliniques.

Des premières observations cliniques ont été réalisées en respectant les indications d’utilisation précisées dans les résumés des caractéristiques du produit (RCP) du bedinvetmab et du frunévetmab : soulagement de la douleur associée à l’arthrose respectivement chez le chien et chez le chat.

1. INDICATIONS DES ANTICORPS MONOCLONAUX

Les douleurs chroniques arthrosiques sont des douleurs persistantes ou récurrentes, d’une durée supérieure à trois mois, qui induisent une détérioration fonctionnelle et des perturbations émotionnelles à l’origine de troubles du comportement qui viennent altérer progressivement et significativement la qualité de vie. Ces douleurs persistent ou réapparaissent au-delà de ce qui est habituel pour la cause initiale présumée et répondent insuffisamment aux traitements [3].

Vision pluritissulaire de l’arthrose

L’arthrose est une maladie pluritissulaire chronique dégénérative et inflammatoire : le cartilage, mais aussi l’os sous-chondral et la membrane synoviale adoptent précocement un phénotype prodégradatif (consécutif à des sursollicitations articulaires) et un phénotype pro-inflammatoire (consécutif à des stress biologiques cytokiniques). Ainsi, le cartilage ne s’use pas isolément selon une logique linéaire, mais se dégrade par poussées à la suite de l’action d’enzymes protéolytiques et de médiateurs inflammatoires. La dégradation progressive de la matrice extracartilagineuse (fibrillation, fissuration, souris articulaires, éburnation) entraîne des réponses de réparation inadaptées : l’implication sous-jacente du système immunitaire inné humoral (via le recrutement des macrophages synoviaux et la synthèse de cytokines IL-1 et du tumor necrosis factor) précède une inflammation synoviale chronique de faible intensité. Les mastocytes capsulaires et synoviaux libèrent de grandes quantités de nerve growth factor (NGF) et de facteur de croissance endothélial vasculaire, tenant un double rôle d’orchestration de l’inflammation par néovascularisation, et de la neuroinflammation via les neuropeptides (substance P, CGRP), la microglie et les astrocytes. La plaque osseuse sous-chondrale s’épaissit et subit une germination neuronale et une angiogenèse particulièrement algogène.

Cette vision pluritissulaire de l’arthrose, issue directement des données fondamentales et des études d’imagerie, pourrait aboutir dans un futur proche à des traitements personnalisés selon les atteintes tissulaires préférentiellement cartilagineuses (facteurs de croissance pro-anabolique, cellules souches, etc.), sous-chondrales (biphosphonates) ou synoviales (anticorps monoclonaux anti-NGF, anticytokines, etc.) [7]. L’anti-NGF s’oppose aux hypersensibilités périphériques et centrales et respecte ainsi les principes de l’approche multimodale : celle-ci doit être complétée en cherchant à renforcer les contrôles inhibiteurs descendants et en favorisant le retour à la mobilité grâce à une approche pluridisciplinaire (par exemple physiothérapie, nutrition clinique, ergothérapie, etc.).

Vision mécanistique des douleurs

Les douleurs arthrosiques ont pour origine le compartiment articulaire (douleurs mécaniques et inflammatoires) et le compartiment central (douleurs nociplastiques) :

– les douleurs mécaniques, ou “d’horaire mécanique”, augmentent à l’exercice et régressent au repos ;

– les douleurs inflammatoires, ou “d’horaire inflammatoire”, sont présentes au repos, nocturnes, régressent à l’exercice, et sont responsables de la raideur matinale ;

– les douleurs neuropathiques sont spontanées, de type décharges électriques, accompagnées de paresthésies et dysesthésies (picotements, fourmillements, engourdissements) ;

– les douleurs nociplastiques s’accompagnent d’une hyperalgésie, d’une allodynie et de fréquentes comorbidités émotionnelles : anxiété (peur d’avoir mal), état dépressif, irritabilité, agressivité, troubles du sommeil, pertes des liens sociaux et affectifs, etc.

Les douleurs dues à l’arthrose évoluent selon de très nombreux paramètres tels que la progression de la maladie, la sensibilité interindividuelle, les conditions environnementales (climat, mode de vie, relation propriétaire-animal), la nutrition, l’exercice, l’efficacité thérapeutique, etc. Elles sont à l’origine d’une fonte musculaire et d’un déclin affectif et cognitif qui viennent diminuer la sensibilité nociceptive et participent donc au cercle vicieux de la chronicité de la douleur [1].

Vers l’animal douloureux

En mai 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a reconnu, dans sa onzième classification internationale des maladies, que les douleurs chroniques sont des maladies à part entière, c’est-à-dire des entités pathologiques qui ne peuvent être appréhendées que par les seuls traitements symptomatiques [8]. En juillet 2020, l’Association internationale d’étude et de traitement de la douleur a proposé une nouvelle définition officielle de la douleur, « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée ou ressemblant à celle associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle », et insisté sur les effets néfastes des douleurs chroniques sur l’histoire de l’individu, sa mobilité et son bien-être [6]. Cette double révolution nosographique et sémantique a conduit à envisager la prise en charge pluridisciplinaire et individualisée de l’animal douloureux.

À l’instar de l’humain douloureux et à partir d’affections traumatiques, dégénératives, inflammatoires ou prolifératives, l’animal construit ses propres douleurs en fonction d’un contexte préexistant, façonné par son patrimoine génétique, ses expériences singulières, son vécu douloureux au sein d’un environnement influent. Ainsi, il n’y a pas une douleur, mais des douleurs, propres à un être vivant avec ses particularités anatomiques, émotionnelles, cognitives et motivationnelles, vivant dans un environnement spécifique. Il n’existe pas une douleur figée, mais plutôt une douleur multimorphe, se transformant au gré de l’évolution mécanistique défavorable de la maladie et l’évolution bénéfique du projet thérapeutique réussi. Le “tout pharmacologique”, l’abus de procédures automatisées, l’excès de raisonnement statistique et son corollaire de thérapeutique populationnelle entraînent les médecines humaine et vétérinaire vers des impasses thérapeutiques. L’individualisation des projets thérapeutiques (élaborés progressivement avec le propriétaire selon les principes de l’analgésie raisonnée et protectrice) ainsi que la pluridisciplinarité sont nécessaires en raison de la complexité de ces états pathologiques, afin de prendre en charge les douleurs chroniques arthrosiques grâce à des moyens pharmacologiques, non pharmacologiques (physiothérapie, ergothérapie, etc.) et les prometteuses biothérapies (cellules souches, anticorps monoclonaux).

Nouvelles pratiques évaluatives

Pour réussir la prise en charge des douleurs chroniques arthrosiques, l’évaluation de la douleur, régulière et partagée avec le propriétaire, devrait inscrire l’animal douloureux dans un parcours de suivi. Vétérinaires, auxiliaires spécialisés vétérinaires et propriétaires deviendraient des acteurs d’une médecine proactive (et non réactive), où la double culture de la prévention et de l’adaptation permettrait de corriger le mal-être associé à ces douleurs chroniques dues à l’arthrose. Les client specific outcome measures (CSOM) répondent à cet objectif.

Le NGF, un acteur majeur des douleurs chroniques arthrosiques

Le NGF apparaît comme une cible particulièrement pertinente à neutraliser lors de douleurs chroniques arthrosiques (acteur des sensibilisations périphériques et centrales, promoteur de l’inflammation neurogène, expression de son récepteur TrkA dans 80 % des fibres sensitives innervant le compartiment ostéo-articulaire) [5]. Le bedinvetmab et le frunévetmab sont des anticorps monoclonaux qui se fixent sur le NGF, empêchent le couplage NGF-TrkA et son internalisation, bloquant ainsi le cheminement et l’amplification du signal douloureux. Selon les indications précisées dans leur RCP respectif, ils doivent être utilisés pour soulager la douleur associée à l’arthrose chez le chien et le chat (il n’existe pas d’indication anti-inflammatoire) (photo 1).

2. ÉVALUATION DE LA DOULEUR PAR LE SYSTÈME DE GRADATION CSOM

Les pratiques évaluatives pour la prise en charge des douleurs chroniques arthrosiques sont très peu répandues en médecine vétérinaire. La plupart des praticiens n’utilisent pas les grilles validées pour les douleurs arthrosiques du chien et du chat par manque de temps, de connaissances ou de reconnaissance de leur intérêt. Pourtant, cette étape évaluative est indispensable, car l’approche purement symptomatique de ces douleurs conduit souvent à des impasses thérapeutiques.

Les douleurs chroniques arthrosiques, lors de nos observations cliniques, ont été évaluées par le système de gradation CSOM sous un format digital pour faciliter le remplissage, l’archivage et l’interprétation graphique visuelle tout au long du parcours de suivi de l’animal douloureux (encadré) [4]. Les CSOM sont des grilles évaluatives de la douleur chronique, inspirées du patient reported outcome développé en rhumatologie humaine qui rapporte les symptômes ressentis et exprimés par les patients eux-mêmes. Appliquées en médecine vétérinaire, ces mesures font appel aux capacités d’observation du propriétaire, qui partage le quotidien de son animal, pour évaluer le handicap fonctionnel et le malêtre associés aux douleurs chroniques. Contrairement aux grilles multiparamétriques existantes qui imposent essentiellement les critères fonctionnels des douleurs arthrosiques, les CSOM s’intéressent à des critères libres, spécifiques du mal-être associé à toute douleur chronique : le handicap fonctionnel, la qualité de la douleur et les perturbations émotionnelles à l’origine de changements comportementaux. Les items emblématiques de la souffrance sont propres à l’animal douloureux et scorés selon le degré de difficulté à effectuer les activités, la fréquence des modifications de comportement ou de qualification de la douleur au cours de la dernière semaine. Le score total est calculé en additionnant la note de chaque activité.

Une fois construites, les CSOM sont utilisées pour le suivi du traitement : l’évolution du score total traduit le degré de soulagement, ou non, de la thérapeutique antalgique au sens large. Les CSOM présentent le double avantage de l’individualisation des troubles pour chaque animal dans un environnement donné et de l’appropriation par le propriétaire d’un outil personnel et participatif. Le recours à l’application digitale facilite le remplissage des items et permet d’archiver les données pour un suivi sur le long terme. Les évaluations et les graphiques des scores sont synchronisés en temps réel entre l’application du propriétaire et l’interface du praticien.

3. PREMIÈRES OBSERVATIONS CLINIQUES DE L’UTILISATION DU BEDINVETMAB

Limites de l’étude

Les études cliniques observationnelles ne remplacent pas les rigoureux essais cliniques conformes aux principes de l’evidence based medicine (EBM) et qui sont fondamentaux pour démontrer l’efficacité d’un médicament. Les données observationnelles, qualifiées en médecine humaine par le terme “en vie réelle” par la Haute autorité de santé, complètent utilement l’EBM, car elles s’intéressent aussi aux nombreux cas de multimorbidités (exclus des études EBM) et autorisent les traitements pluridisciplinaires (également exclus des études EBM). Les études observationnelles présentent plusieurs biais, dont l’absence de groupe contrôle, et elles sont entachées d’un effet placebo (comme les études EBM). La méthode d’évaluation retenue est le système CSOM qui s’appuie sur les observations du propriétaire avec l’aide du vétérinaire. Les recommandations 2022 de l’American Animal Hospital Association (AAHA) insistent sur la pertinence de ce modèle pour évaluer les douleurs chroniques [2]. Si la nociception se mesure objectivement, la douleur ne peut que s’évaluer subjectivement compte tenu de la variabilité génétique à la sensibilité douloureuse et aux fortes interactions entre les matrices douloureuses, émotionnelles et cognitives.

Recrutement

Plus d’un an après la mise à disposition des anticorps monoclonaux anti-NGF pour les vétérinaires français, 100 chiens ont été sélectionnés pour recevoir durant quinze mois la totalité de 438 injections de bedinvetmab (Librela®) dans le cadre du soulagement de la douleur associée à l’arthrose chez le chien (figure 1). Selon les recommandations de l’autorisation de mise sur le marché (AMM), les doses utilisées étaient de 0,5 à 1 mg/kg. Compte tenu du profil des propriétaires (résidents permanents ou secondaires, vacanciers) et de la poursuite des injections en cours, 29 % des chiens ont reçu six injections et 10 % dix injections. Trois chiens ont reçu à ce jour plus de quinze injections.

Score total

Ainsi, 26 chiens ont reçu au minimum trois injections et ont fait l’objet d’une évaluation CSOM à J0, J15 (± 3), J30 (± 3), J60 (± 3) et J90 (± 3). Les golden retrievers et les labradors représentent 46 % des cas cliniques suivis, et les mâles 53,8 % de ces cas. Le poids moyen des 26 chiens à J0 était de 33,5 kg et l’âge moyen de 11 ans. Les trois items les plus sélectionnés parmi les 26 chiens sélectionnés étaient les suivants : se relever (n = 24), marcher (n = 16), état dépressif (n = 9). Le score total moyen à J0 était de 9,8 (tableau 1, figures 2 et 3). À J15, le score total a significativement diminué par rapport à J0 (p < 0,001, 9,8 versus 4,9), déterminé par le relevé des notes CSOM. À J30, le score total était, là encore, significativement différent du score initial (p < 0,001, 9,8 versus 4,9). À J60 et J90 aussi la diminution est apparue significative (p < 0,001, 9,8 versus 3,4 et à 3,6). Le modèle a ainsi mis en évidence une nette diminution dès J15 et une tendance baissière.

Pourcentage de baisse du score

La moitié des chiens ont affiché une baisse du score total à J15 compris entre 44 % et 71 % (tableau 2 et figure 4), et 25 % une baisse supérieure à 71 %. En moyenne, une diminution du score total de 52 % est observée quinze jours après la première injection. Cette tendance à la baisse par rapport à J0 s’est poursuivie jusqu’à J90. Ces observations cliniques montrent une baisse stable du score CSOM de cinq points au cours du premier mois de suivi. La réduction du score CSOM est encore plus nette (six points) au terme des deuxième et troisième mois. Le pourcentage de baisse du score CSOM est très favorable et persiste durant les trois mois de suivi. Aucune réaction au site d’injection ou de type hypersensibilité n’a été constatée.

Références

  • 1. Calvino B. Physiologie moléculaire de la douleur. Doin. 2019:244p.
  • 2. Gruen ME, Lascelles BDX, Colleran E et coll. 2022 AAHA pain management guidelines for dogs and cats. J. Am. Anim. Hosp. Assoc. 2022;58 (2):55-76.
  • 3. HAS. Douleur chronique : reconnaître le syndrome douloureux chronique, l’évaluer et orienter le patient. Synthèse des recommandations professionnelles. Consensus formalisé, Haute autorité de santé. 2008:4p.
  • 4. Lascelles BDX, Hansen BD, Roe S et coll. Evaluation of client-specific outcome measures and activity monitoring to measure pain relief in cats with osteoarthritis. J. Vet. Intern. Med. 2007;21 (3):410-416.
  • 5. Mantyh PW, Koltzenburg M, Mendell LM et coll. Anta gonism of nerve g rowth factor-TrkA signaling and the relief of pain. Anesthesiology. 2011;115 (1):189-204.
  • 6. Raja SN, Carr DB, Cohen M et coll. The revised International Association for the Study of Pain definition of pain: concepts, challenges, and compromises. Pain. 2020;161 (9):1976-1982.
  • 7. Sellam J. De l’arthrose aux arthroses : une nouvelle vision physiopathologique. Bull. Acad. Natle Méd. 2018;202 (1-2):139-152.
  • 8. Treede RD, Rief W, Barke A et coll. Chron ic pain as a symptom or a dise ase: the IASP classification of chronic pain for the International Classification of Diseases (ICD-11). Pain. 2019;160 (1):19-27.

Conflit d’intérêts : Fondateur du réseau CAPdouleur, conférencier et activités de consulting en analgésie pour des organismes scientifiques et la plupart des laboratoires pharmaceutiques vétérinaires (dont Zoetis).

Encadré : MODE DE CALCUL DES CLIENT SPECIFIC OUTCOME MEASURES (CSOM)

• Score 0 : aucune difficulté ou jamais.

• Score 1 : légère difficulté (détectée uniquement par le propriétaire) ou rarement (par exemple une ou deux fois par mois).

• Score 2 : difficulté modérée (observée aussi par les visiteurs) ou parfois (par exemple une ou deux fois par semaine).

• Score 3 : difficulté sévère (évidente) ou souvent (par exemple une ou deux fois par jour).

• Score 4 : difficulté très sévère ou activité impossible ou très souvent (par exemple plus de trois fois par jour).

CONCLUSION

Les premières observations cliniques de terrain ont concerné des chiens présentant une arthrose clinique, atteints ou non de multimorbidités (obésité, maladie rénale chronique, hypothyroïdie, insuffisance cardiaque gauche, etc.). Le recrutement des cas a été grandement facilité par une approche clinique privilégiant l’éducation thérapeutique des propriétaires. Différents éléments leur ont été expliqués : les causes de la maladie arthrosique (vision pluritissulaire), la gravité des conséquences (douleurs inflammatoires et neuropathiques, particularités de leur animal douloureux et vulnérable), le mode d’action des anticorps monoclonaux, la transmission de compétences évaluatives (CSOM) et la façon de réaliser des soins (massages, ergothérapie, nutrition clinique, etc.). Les chiens seniors (11 ans) de race labrador ou golden retriever représentaient pratiquement la moitié de l’échantillonnage. Les résultats sont supérieurs à ceux obtenus au cours des essais cliniques, probablement parce qu’ils s’inscrivent dans une démarche pluridisciplinaire optimisant le projet thérapeutique.

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