La consultation comportementale en 10 étapes
Auteur(s) : Emmanuelle Titeux*, Caroline Gilbert**, Claire Diederich***
Fonctions :
*(dipl. ECAWBM behavioural medicine)
**Cabinet Akeovet
53, rue Lemercier
75017 Paris
Service d’éthologie
ENV d’Alfort
7, avenue du Général de Gaulle
94700 Maisons-Alfort
***(dipl. ECAWBM science, ethics and law)
****ENV d’Alfort
7, avenue du Général de Gaulle
94700 Maisons-Alfort
*****(dipl. ECAWBM science, ethics and law)
******Département de médecine vétérinaire
(Urvi-Narilis)
Faculté des sciences de l’université
de Namur
61, rue de Bruxelles
B-5000 Namur (Belgique)
Du fait de sa domestication singulière, Felis silvestris catus est resté proche de son ancêtre sauvage Felis silvestris lybica, à la fois dans son aspect morphologique, mais aussi pour l’ensemble de ses comportements.
La domestication d’une espèce animale peut être définie comme la sélection artificielle, au fur et à mesure des générations, d’individus adaptés à un environnement captif contrôlé par les humains [31]. Parmi les ressources fournies aux animaux domestiques, citons l’alimentation (choix, quantité, modalités de distribution). Par conséquent, le comportement alimentaire des espèces domestiquées se trouve influencé, voire modifié, par rapport à celui de l’espèce sauvage. Cependant, bien que domestiquée il y a environ 9 500 ans, l’espèce féline a subi une sélection artificielle peu intense (reproduction libre pour la plupart de nos chats de compagnie), se nourrissant principalement de proies (souvent des rongeurs) présentes dans l’environnement humain [14, 15, 39, 40]. Ainsi, son comportement et son régime alimentaires sont restés proches de ceux de l’espèce ancestrale.
La population mondiale de chats est actuellement estimée à environ un milliard d’individus, dont seulement 3 % proviendraient de la sélection humaine [14, 30]. Depuis plusieurs décennies, la création de races est observée (parfois jusqu’à l’hypertype), ce qui n’a entraîné cependant que de faibles modifications génétiques puisque, en général, il ne s’agit de la modification que d’un seul gène [26]. En parallèle, force est de constater que l’alimentation de l’espèce féline s’est industrialisée, que son mode de distribution est contrôlé par les humains, et que certains chats n’ont jamais accès à l’extérieur durant la durée de leur vie (n’étant donc pas libres de choisir leurs aliments). Dès lors, il convient de s’interroger sur le comportement alimentaire du chat : ce dernier s’est-il adapté à ces modifications importantes de son environnement et de son budget d’activités ?
Contrairement à l’espèce canine chez laquelle la domestication a induit des diff érences majeures entre l’espèce sauvage et l’espèce domestique, eu égard à l’expression du comportement de prédation (toutes spécialités de chiens de chasse issues des composantes du comportement de prédation : marquer l’arrêt avant de bondir sur la proie, chiens d’arrêt ; rapporter la proie au terrier, chiens rapporteurs ; poursuivre la proie, chiens courants), l’espèce féline a conservé les caractéristiques de son ancêtre avec l’expression complète du comportement de prédation, jusqu’à la mise à mort et à la consommation de la proie.
Concernant son alimentation, le chat domestique a gardé la dentition d’un prédateur : les canines et les carnassières sont développées, alors que les incisives et les molaires sont relativement petites. D’un point de vue digestif, bien que son régime soit plus généraliste, il reste également un carnivore strict : une partie des nutriments ingérés doit avoir une origine strictement animale [6]. En l’occurrence, le Conseil bruxellois du bien-être animal (1) a statué sur le fait que les chats ne pouvaient pas être nourris via une alimentation végane qui exclut tout aliment d’origine animale. Le chat domestique a aussi conservé ses compétences de chasseur de petites proies et il est capable de s’alimenter sans apport de nourriture par les humains. Son comportement alimentaire complexe, qui s’étend de la recherche de nourriture (affouragement), à la capture d’une proie jusqu’à sa consommation, est resté intact [6].
Pour capturer ses proies, Felis silvestris catus utilise deux techniques de chasse (photos 1a à 1e). Lors de chasse “à l’affût”, le chat reste caché en observant son environnement ou à la sortie d’un terrier dans l’attente d’un petit rongeur, d’un lapin ou d’une taupe. Des signaux acoustiques (sons aigus) ou visuels (objets en mouvement) déclenchent l’attaque, la capture et la mise à mort [16]. La chasse “à l’approche”, faite de phases d’approche et d’immobilisation, est surtout adaptée à la chasse des oiseaux. La technique du “pouncing”, ou attaque par bonds, est utilisée pour les proies terrestres. Pour les proies “volantes”, ce sont surtout les membres antérieurs qui sont utilisés [16]. L’ajustement de la technique de chasse se fait au fur et à mesure des expériences du jeune chat, la plupart des comportements apparaissant spontanément lors du développement du chaton [6]. Il faut remarquer le caractère inné de ce comportement et l’importance de l’apprentissage et de l’adaptation selon les proies disponibles [16]. La mère n’apprend pas réellement au chaton à chasser, mais elle le place en situation d’apprendre par luimême en lui présentant des proies adaptées à ses capacités de chasse [6]. Suivant l’expertise des individus, le nombre d’essais avant la capture varie de trois à douze.
Si Felis silvestris lybica était un chasseur nocturne, Felis silvestris catus est considéré comme nocturne et diurne, avec des pics d’activité à l’aube et au crépuscule. Par conséquent, la prédation est observée préférentiellement à ces deux périodes de la journée. Toutefois, une adaptation est possible selon la nature des proies, la chasse diurne devenant majoritaire si le chat vit dans un environnement riche en oiseaux [16].
Pour connaître le mode d’alimentation spontané du chat, une méta-analyse a porté sur 55 études s’étant intéressées à la nature et à la répartition des proies capturées par les chats féraux (chats domestiques vivant en milieu naturel sans interactions avec l’humain) (tableau) [30]. Au total, 27 études exploitables ont été retenues.
En zone rurale française, les chats féraux s’attaquent préférentiellement aux petits mammifères comme le campagnol des champs Microtus arvalis et le campagnol terrestre Arvicola terrestris [17]. Le nombre de proies capturées semble être lié au tempérament du chat plutôt qu’à un état de satiété [1, 16]. Sachant qu’une souris apporte 20 à 30 kcal et pèse 15 à 20 g, et qu’un chat de 4 kg a un besoin énergétique moyen journalier d’environ 240 kcal, il lui faudra capturer quotidiennement entre 8 à 12 souris pour assurer cet apport énergétique. Selon les observations recueillies, l’ingéré type des chats féraux présente la composition moyenne suivante : un taux d’humidité de 69,5 %, une énergie métabolisable de 1 770 kJ pour 100 g de matière sèche et, en pourcentage de la matière sèche, 62,7 % de protéines, 22,8 % de lipides, 11,8 % de cendres et 2,8 % de glucides [30]. En ce qui concerne la formulation de l’aliment industriel pour chats, les chercheurs en nutrition s’intéressent désormais à équilibrer la composition en lipides, glucides et protéines par rapport à l’énergie apportée, de façon à s’approcher au plus près des besoins des chats (encadré 1). Ainsi, pour le chat domestique féral, selon le profil nutritionnel en macronutriments (MNP), l’énergie apportée par 100 g de matière sèche trouve son origine à raison de 54 % dans les protéines, 44 % dans les lipides, 2 % dans les glucides. Par ailleurs, même en présence d’une surabondance de proies, le chat féral régule sa prise alimentaire de manière que son ingéré énergétique reste stable au cours du temps [6]. Si les captures sont supérieures à son besoin, il délaissera les proies.
Sur base de ce qui vient d’être dit au sujet du comportement alimentaire du chat féral, il est nécessaire de porter un regard éclairé sur celui du chat de compagnie vivant dans un milieu contrôlé par l’humain, tant au niveau de la composition de l’ingéré quotidien qu’en ce qui concerne la possibilité qui lui est laissée d’exprimer son comportement de prédation (encadré 2).
Ainsi qu’évoqué dans le chapitre précédent, le chat choisit ses proies selon leur taille, mais aussi leur composition. De même, s’il s’agit d’aliments industriels, il va choisir ses aliments en cherchant à atteindre un taux de 52 % d’apport énergétique sous la forme de protéines, de 36 % via les matières grasses et de 12 % avec les glucides [20]. Les aliments humides se rapprochent le plus de cette composition (figure) [37]. Ainsi, selon les auteurs, les aliments sélectionnés sont, par comparaison avec ceux choisis par les chats féraux, pauvres en protéines et riches en glucides ou en lipides [37].
Les chats ont une préférence constante pour les aliments riches en protéines et pauvres en glucides : ils cherchent à atteindre un ingéré protéique quotidien de 6 g/kg de poids [34]. Cependant, un effet plafond de l’ingéré glucidique est observé : les chats ne dépassent pas 3 g d’extractif non azoté par kilo de poids et par jour. Les auteurs concluent qu’ils peuvent discriminer les aliments proposés d’après leur composition en macronutriments, indépendamment des facteurs d’appétence ajoutés. Sans que les mécanismes soient connus, il apparaît que les chats utilisent leur odorat pour analyser cette composition [21]. Une autre étude, réalisée avec une alimentation sèche, montre cette préférence pour les aliments riches en protéines [19]. Néanmoins, les choix alimentaires peuvent varier selon l’âge et l’état physiologique de l’animal. Par exemple, les jeunes chats avec une masse maigre faible ou les animaux obèses choisissent des aliments plus riches en protéines.
Plusieurs facteurs peuvent influencer l’expression du comportement alimentaire chez le chat. Ils permettent d’expliquer certaines observations rapportées par les propriétaires.
Certains chats ont une préférence pour un aliment nouveau (inconnu, ou non présenté depuis longtemps). Bien que l’intensité de cet effet soit variable et modulée par l’appétence relative, certains propriétaires seraient obligés de proposer régulièrement un nouvel aliment à leur chat pour maintenir son ingéré quotidien. Cela peut induire une surconsommation temporaire [28].
Certains chats évitent un nouvel aliment par rapport à un aliment habituel. Néanmoins, en proposant l’aliment de façon répétée, le chat peut se mettre à l’ingérer au bout d’une dizaine de jours [6, 8]. Si l’exposition au nouvel aliment est réalisée dans des conditions inhabituelles ou en situation de stress, la néophobie est plus fréquente. Par conséquent, modifier l’alimentation d’un animal malade ou algique, ou dans un environnement non familier, peut induire une néophobie. Il faudra recommander une transition alimentaire lente avec un apport graduel du nouvel aliment.
Il s’agit de l’évitement d’un aliment associé à une expérience négative, le plus souvent de nature gastro-intestinale (diarrhée, coliques, nausées). Dans l’espèce féline, l’aversion alimentaire peut s’installer rapidement et persister longtemps (40 jours). Une odeur désagréable pourrait déclencher une telle aversion [5].
Il s’agit de la préférence pour une source alimentaire moins abondante. Elle est observée surtout chez les chats chasseurs qui ont une expérience alimentaire variée et riche [9]. Chez les chats nourris avec un aliment industriel, lors d’une distribution de deux lots de croquettes de quantités différentes, les chats peuvent choisir celui où les croquettes sont en moindre quantité.
Il s’agit de la préférence pour un aliment qui nécessite de fournir un effort, par rapport au même aliment disponible sans effort (encadré 3). Cet effet a été démontré chez le chien, mais pas chez le chat. Pour certains auteurs, la méthodologie reste discutable, même s’il faudrait en tenir compte dans le comportement alimentaire du chat [12, 23].
L’alimentation de la mère gestante et allaitante a un impact sur les préférences de sa descendance : la modification de la composition du liquide amniotique et du lait oriente les préférences alimentaires des chatons [3, 36]. De la même manière, la période du sevrage influence les goûts des jeunes chats : ils montreront une nette préférence pour l’aliment consommé par la mère à cette période [43].
La surconsommation peut conduire à une surcharge pondérale, puis à l’obésité. Celle-ci commence lorsque l’animal présente plus de 20 % de surpoids. Or, compte tenu du besoin du chat de multiplier le nombre de prises alimentaires par jour (6 à 19 ou 10 à 20 selon les auteurs), il peut être recommandé de laisser l’animal contrôler son accès à la nourriture [6, 29]. Selon certains auteurs, cette alimentation ad libitum serait un facteur de risque d’obésité, alors que ce n’est pas le cas pour d’autres [10, 13, 22, 33]. A contrario, une fréquence de distribution restreinte serait un facteur de risque d’obésité [11]. Notons que de nombreux autres facteurs de risque d’obésité sont décrits, tels que le sexe (les mâles étant plus représentés que les femelles parmi les chats obèses), le fait d’être castré ou d’être un chat de race versus un chat commun, ce dernier étant davantage aff ecté [41]. Des facteurs environnementaux, comme l’accès à l’extérieur ou le nombre de chats présents dans l’habitation, sont aussi connus comme prédisposants, mais avec des résultats moins constants.
D’autres facteurs de risque d’obésité sont répertoriés, tels que l’ajout de viande, de poisson frais ou de friandises à la ration, une nourriture premium ou à visée thérapeutique et, étonnamment, la nourriture achetée chez le vétérinaire [2, 10, 22, 27, 33, 35]. Le passage d’une alimentation ad libitum à une alimentation contrôlée conduit à une surconsommation lors de la réin troduction de l’aliment à volonté. Cela pourrait expliquer les difficultés des propriétaires à maintenir leur chat au poids souhaité après un amaigrissement [25].
La prise de poids est maximale au cours des mois qui suivent la stérilisation [4]. C’est durant cette période que le vétérinaire doit aider le propriétaire du chat en lui prodiguant des conseils alimentaires. Notons que le maintien d’un poids de forme nécessite une modification de l’aliment distribué [38]. En effet, il est impossible de maintenir un ingéré protéique suffisant en réduisant la quantité distribuée pour respecter la baisse du besoin énergétique quotidien.
Les capacités sensorielles sont impliquées lors de l’expression du comportement alimentaire des chats. Le sens du goût intervient puisqu’il est admis que le chat n’est pas sensible au goût sucré (fruits), peu sensible au goût salé, mais très sensible au goût amer [6, 44]. Il est attiré par certains acides aminés (L-glycine) alors qu’il en évite d’autres (L-tryptophane) [42]. De plus, il est sensible au goût umami, car il possède des récepteurs kokumi, ce goût étant une composante importante pour l’appétence des acides aminés et des peptides issus des produits carnés [24].
Felis silvestris catus est une espèce singulière de par sa domestication et l’incroyable conservation des comportements alimentaires issus de l’espèce ancestrale. En modifiant son mode d’alimentation, passant de la capture de proies à la distribution d’aliments industriels, les humains ont perturbé l’ensemble de son comportement alimentaire (composition, distribution, fréquence, vie en intérieur, restriction d’activité), conduisant certains individus vers l’obésité et/ou à de la frustration en cas de restriction alimentaire sans gestion de la satiété. Pour d’autres, l’arrêt de la possibilité d’exprimer leur comportement de prédation induit sa réorientation vers le propriétaire. Connaître le comportement alimentaire du chat permet au vétérinaire de prévenir et de résoudre nombre de troubles liés à ce comportement en éduquant les propriétaires, mais surtout de contribuer au bien-être du chat en répondant à ses besoins éthologiques.
Conflit d’intérêts : Aucun
Afin de pouvoir comparer le comportement alimentaire de différentes espèces animales, les chercheurs en nutrition se sont intéressés à la description des ingérés, non plus selon leur contenu en nutriments (en pourcentage de matière sèche), mais plutôt d’après la contribution de chaque nutriment dans l’apport énergétique quotidien d’un animal. Ils ont mis en évidence que le choix de l’aliment a lieu principalement selon l’apport en énergie que procurent les différents macronutriments (protéines, lipides, glucides) [30]. Ainsi, pour chaque espèce, un profil nutritionnel en macronutriments (MNP) est décrit. À l’origine, il a été établi pour les espèces omnivores et herbivores, car il était supposé que les carnivores ne choisissaient pas leurs proies, se contentant du fruit de leur chasse. Depuis, les chercheurs se sont aperçus que certains prédateurs (thon, vison) choisissent leur proie en fonction de sa composition et que, si plusieurs aliments industriels sont présentés, leur choix se porte sur celui qui correspond à la composition de leur proie [20]. Les mécanismes de cette capacité à détecter la composition d’un aliment avant de l’avoir ingéré sont inconnus.
• Le chat domestique a conservé les comportements de prédation spécifiques de l’espèce ancêtre, en lien avec une sélection artificielle peu intense.
• Le chat est un prédateur carnivore qui choisit ses proies, notamment selon leur profil nutritionnel en macronutriments.
• Les conditions de vie actuelles des chats de compagnie (non-accès à l’extérieur, composition et distribution contrôlées de l’aliment) peuvent ne pas correspondre à leurs besoins nutritionnels et comportementaux (nécessité d’exprimer le comportement de prédation, de faire de multiples repas).
Si le chat peut être considéré comme un carnivore strict, consommant 10 à 20 repas par jour, il ne faut pas négliger la composante de prédation du comportement alimentaire [6].
En effet, l’ensemble des unités comportementales du comportement alimentaire du chat s’est pérennisée au cours du processus de domestication et la prédation appartient toujours à ce répertoire. Vouloir la supprimer est impossible.
Dans un environnement captif, le chat va l’exprimer spontanément vis-à-vis de stimuli mimant une proie potentielle, en l’occurrence les humains (pieds, chevilles, mains) [32]. La mise à disposition d’autres stimuli mobiles et/ou sonores va permettre de rediriger ces comportements de prédation sur des proies factices pour faire cesser celle dirigée vers les propriétaires (photos 2a à 2d). En 2021, une étude réalisée par Cecchetti et son équipe a suggéré que si le chat a un accès à l’extérieur, une alimentation riche en viande associée à des jouets pourrait réduire la prédation sur les espèces sauvages [7]. Cependant, cette étude comporte de nombreux biais. D’autres proposent des dispositifs (plastron antiprédation entre le cou et la patte) qui empêchent le chat de capturer les proies [18].
De nombreux “spécialistes” du chat mentionnent une hypothétique “fatigue des moustaches” liée à un bol trop profond sur les parois duquel les vibrisses viendraient frotter, provoquant un “épuisement” lié à une surstimulation du sens tactile. Aucune publication n’a étayé cette affirmation. De surcroît, le chat est à même de choisir le mode de préhension qui lui convient, notamment en utilisant ses antérieurs pour extraire les aliments d’un récipient trop étroit (photos 3a à 3c).