ÉTUDE SUR L’ACHARNEMENT THÉRAPEUTIQUE EN MÉDECINE VÉTÉRINAIRE EN FRANCE - Le Point Vétérinaire n° 418 du 01/06/2021
Le Point Vétérinaire n° 418 du 01/06/2021

LA FIN DE VIE EN PRATIQUE VÉTÉRINAIRE

Dossier

Auteur(s) : Denise Remy

Fonctions : professeur agrégé de technique et pathologie
chirurgicalesprofesseur d’éthique
VetAgro Sup
1, avenue Bourgelat
69280 Marcy-L’Étoile

Aucune étude n’a jamais été publiée sur ce sujet en France. Les publications internationales en médecine vétérinaire sont rares. De cette étude focalisée sur la pratique libérale canine, un contexte radicalement différent de la pratique rurale, certains consensus se dégagent parmi les confrères interrogés, lesquels rejoignent les données de la littérature.

La recherche sur PubMed ne met en évidence aucun résultat pertinent à partir de l’association des mots clés “overtreatment” (c’est-à-dire obstination déraisonnable ou acharnement thérapeutique) et “veterinary medicine” ou de l’association “overtreatment” et “animal”.

Le Code de déontologie vétérinaire, seule référence française en la matière, ne mentionne à aucun moment le concept d’obstination déraisonnable. Le seul parallèle qui puisse être établi avec la médecine humaine concerne l’article R. 242-33 du Code rural, lequel stipule que « le vétérinaire respecte les animaux », ainsi que l’article R. 242-48 du même code, qui impose au praticien confronté à un animal blessé ou malade, qui est en péril, appartenant à une espèce pour laquelle il est compétent, dispose de l’équipement adapté et est assuré, de s’efforcer d’atténuer la souffrance de l’animal et, après information du demandeur, de considérer l’intérêt de l’animal afin d’éviter des souffrances injustifiées. Ces deux articles font écho au R. 4127-37 du Code de la santé publique qui demande au médecin de toujours s’efforcer de soulager les souffrances de son malade.

Par conséquent, il était du plus haut intérêt de mener une étude observationnelle au sein de la profession vétérinaire afin de découvrir la réalité du terrain, comment les confrères définissent l’acharnement thérapeutique, leurs pratiques, leur point de vue, leurs difficultés.

1. PRÉSENTATION DE L’ÉTUDE

Matériels et méthodes

Nature de l’enquête

Afin d’obtenir les résultats les plus pertinents possibles, une méthodologie qualitative a été adoptée, laquelle permet de mettre en évidence la complexité d’un sujet et les représentations des acteurs de terrain [5]. Les méthodes qualitatives n’ont acquis leurs lettres de noblesse qu’au siècle dernier, mais sont désormais particulièrement prisées, non seulement en sciences humaines et sociales, mais également en médecine où elles viennent compléter les études quantitatives et sont publiées dans les plus grandes revues internationales [2]. Elles ont pourtant longtemps été décriées, car elles ne permettent pas de généralisation ni l’obtention de statistiques.

Une méthodologie quantitative aurait été fondée sur la réalisation d’une enquête au sein de la profession vétérinaire. La généralisation possible à partir de telles études est extrêmement variable en fonction de la qualité de l’échantillonnage réalisé. Les questions sont fermées et préétablies afin de permettre un traitement statistique, les réponses sont parfois éloignées de la réalité de la pratique. C’est la raison pour laquelle les auteurs ont fait appel à une méthodologie qualitative, qui permet de rendre compte d’une réalité que les méthodes quantitatives ne peuvent pas décrire.

Interviews

Ainsi, 16 vétérinaires canins ont été interviewés par Morgane Vallerian dans le cadre de son travail de thèse de doctorat vétérinaire, sur la base du volontariat [23]. Ils ont été recrutés à partir de relations personnelles et de recommandations (“snow-ball sampling” en anglais dans la littérature de recherche qualitative, “échantillonnage boule de neige” en français) [13]. Aucun n’a refusé de participer. Le respect absolu de l’anonymat leur a été présenté comme le pilier éthique de la méthodologie. Ils travaillent dans 11 structures différentes, toutes équipées de moyens d’investigation diagnostique (analyseur biochimique et hématologique, échographie, radiographie). Les confrères qui travaillent dans des établissements qui proposent de la chimiothérapie ou de la radiothérapie n’ont pas été sollicités afin de centrer l’étude sur l’expérience des praticiens généralistes. L’échantillon a été constitué afin de rassembler des confrères dont la formation, l’ancienneté de carrière, le lieu d’exercice (zones rurale, périurbaine et urbaine) et le mode d’exercice (salarié et libéral) étaient différents. Hommes et femmes ont été interviewés. Les entretiens se sont déroulés sur le lieu d’exercice du vétérinaire dans la majorité des cas, à l’exception d’un entretien qui a eu lieu par téléphone. Leur durée moyenne a été d’environ une heure chacun.

Les interviews reposaient sur des questions semi-ouvertes, lesquelles étaient posées dans un ordre variable afin de permettre des échanges spontanés et de laisser libre cours à la réflexion des confrères. Ceux-ci étaient incités à définir l’acharnement thérapeutique, à relater leur expérience et à analyser les situations auxquelles ils ont été confrontés. Notons que nous avons fait le choix délibéré de parler d’acharnement thérapeutique, car ce terme est beaucoup plus évocateur que celui d’obstination déraisonnable. Les entretiens ont été enregistrés puis retranscrits mot pour mot. Des notes ont systématiquement été prises durant les entretiens de manière à consigner le langage non verbal constaté, les silences, les hésitations. Les interviews retranscrites ont ensuite fait l’objet d’une analyse thématique, inductive [10, 25]. Ainsi, chaque interview retranscrite a été étudiée afin de mettre en évidence des thèmes et des sous-thèmes. Une grille d’analyse générale a pu être construite, laquelle reprend tous les thèmes et sous-thèmes évoqués par l’ensemble des confrères interviewés. L’analyse est dite “inductive”, car elle ne vise pas à vérifier une hypothèse de départ : les chercheurs ne partent pas d’un postulat ou d’une présupposition, mais découvrent, interview après interview, les différents aspects de la pratique. La grille d’interprétation a ainsi été construite progressivement.

Les dernières interviews n’ont pas permis d’identifier de nouveaux thèmes. Les auteurs ont donc atteint ce que l’on appelle la « saturation », qui prouve qu’une partie essentielle des informations, voire la totalité, a été rassemblée [8].

Résultats

Grille d’analyse des interviews

La grille d’analyse a permis de :

- définir ce que nos confrères considèrent être de l’acharnement thérapeutique ;

- analyser les critères qu’ils prennent en compte pour délimiter de telles situations ;

- déterminer les différents acteurs de cet acharnement et leur rôle respectif ;

- soulever différentes questions éthiques ;

- rassembler les propositions des confrères pour mieux éviter l’acharnement thérapeutique.

Une partie seulement des conclusions de cette étude est présentée. Puis une discussion est proposée, à la lumière des données de la littérature.

Les autres résultats feront l’objet d’un second article, à paraître prochainement dans un dossier connexe sur la fin de vie.

Ce second dossier offrira également aux vétérinaires des éléments de réflexion sur la meilleure façon de communiquer avec leurs clients et de les aider.

Définition de l’acharnement thérapeutique en médecine vétérinaire

Les confrères ont tous donné une définition personnelle de l’acharnement thérapeutique, dont peuvent être déduits les éléments consensuels suivants :

- il survient lorsque le vétérinaire estime que le pronostic vital est sombre ou désespéré et que la qualité de vie et le bien-être de l’animal sont altérés, dans sa vie de tous les jours, qu’il souffre physiquement ou non. Sa vie est prolongée, sans espoir de guérison, dans de mauvaises conditions ;

- l’acharnement thérapeutique n’est jamais bénéfique, ni pour l’animal, ni pour le propriétaire (frais inutiles) ;

- le concept d’acharnement thérapeutique est relatif : il survient lorsque le vétérinaire et le propriétaire sont en désaccord et que l’une des deux parties insiste pour tenter un traitement alors que le cas semble désespéré. Pour celui qui désapprouve ces soins, il s’agit d’acharnement thérapeutique.

Les confrères ont mis en avant, de façon consensuelle, les difficultés auxquelles ils sont confrontés pour identifier les situations d’acharnement thérapeutique :

- la difficulté majeure tient à l’évaluation du pronostic ; les confrères ont conscience du fait qu’ils peuvent se tromper et que, en outre, l’évolution d’une maladie n’est pas toujours prévisible. Dans ce contexte, il est particulièrement important d’établir un diagnostic précis ;

- il est parfois difficile de déterminer si les traitements sont déraisonnables ou s’ils apporteront un bénéfice. Ainsi, le vétérinaire peut se trouver à l’origine d’un acharnement thérapeutique, de manière involontaire, parce qu’il a eu l’espoir que l’état de l’animal s’améliore ;

- il faut en effet tenter, lorsque cela semble raisonnable, de traiter les animaux. Le risque serait de condamner un animal malade trop vite car, même si ses chances de rétablissement ou d’amélioration sont faibles, elles existent, or parfois, « on baisse les bras un peu trop vite ». Un autre confrère évoque la « persévérance » souhaitable pour tenter de soigner un animal, même lorsque le pronostic est sombre, car sombre ne signifie pas désespéré ;

- la limite des soins raisonnables est atteinte lorsque le vétérinaire a essayé les différentes options thérapeutiques envisageables, que l’animal n’a pas répondu aux traitements, que son pronostic vital est engagé et que son état se dégrade.

En revanche, les deux cas suivants n’entrent pas dans le cadre de l’acharnement thérapeutique :

- un traitement lourd, potentiellement douloureux, mais qui apporte un réel bénéfice à terme, comme une guérison, une rémission (survie prolongée), une amélioration des symptômes ou de la qualité de vie ;

- une qualité de vie de l’animal satisfaisante, même si le pronostic est sombre.

D’après notre étude, trois éléments clés caractérisent une situation d’acharnement thérapeutique en médecine vétérinaire (figure 1). La façon dont les confrères définissent un traitement « inutile » correspond exactement à la définition légale qui en est donnée en médecine humaine dans la loi Leonetti de 2005 : un traitement qui, en termes de survie, d’amélioration des symptômes ou de confort, n’apporte aucun bénéfice au patient. Toujours selon nos confrères, deux critères permettent d’exclure l’obstination déraisonnable (figure 2).

L’acharnement thérapeutique peut donc survenir dans tous les cas où le bénéfice du traitement est possible, mais incertain. Pour nos confrères, il convient en pareille situation de tenter un ou plusieurs traitements, à la condition expresse de ne pas s’entêter si la qualité de vie de l’animal se dégrade trop. Fixer une limite temporelle à l’essai thérapeutique est pour beaucoup la solution retenue.

Critères pour identifier les situations d’acharnement thérapeutique

Un consensus clair s’est dégagé de cette étude : les situations devront être évaluées selon des critères relatifs à la fois à l’animal et à son ou ses propriétaires (l’ensemble de la famille).

Ainsi que précisé précédemment, cet article est focalisé sur les aspects liés à l’animal. Seuls les points essentiels concernant le propriétaire sont présentés, car ils feront l’objet d’une analyse détaillée ultérieure.

L’animal

Les confrères interrogés tiennent compte de trois aspects : l’état clinique de l’animal, son bien-être et sa qualité de vie, son acceptation ou son hostilité aux soins prodigués.

• L’état clinique de l’animal

L’examen clinique complet de l’animal permet d’appréhender son état physique. Il est complété par d’éventuels examens complémentaires. C’est, bien entendu, l’une des pierres angulaires des décisions qui seront prises (poursuite, initiation du traitement, arrêt ?). Le “suivi” est essentiel dans le cadre de la prévention de l’acharnement thérapeutique. Le vétérinaire doit revoir l’animal régulièrement pour apprécier son évolution clinique. Les confrères insistent sur l’utilité de consigner dans le dossier de l’animal certains paramètres cliniques et leur évolution. Ces données chiffrées permettent un regard objectif sur la situation et constituent des repères pour échanger avec le propriétaire. Il peut s’agir, par exemple, du poids de l’animal ou du diamètre d’une tumeur.

• Le bien-être de l’animal et sa qualité de vie

Aucun des confrères n’a différencié le bien-être animal de la qualité de vie. Ils ont employé indifféremment les deux termes. Pour eux, l’appréciation du bien-être requiert impérativement la participation du propriétaire. En effet, il s’agit de savoir comment l’animal vit chez lui, car son comportement peut se trouver complètement modifié à la clinique, en consultation ou, a fortiori, en hospitalisation.

Les critères principaux pour apprécier la qualité de vie et être en mesure de discerner une situation d’acharnement thérapeutique sont au nombre de quatre (encadré).

• L’acceptation ou l’hostilité aux soins de la part de l’animal

Il est intéressant de noter que la coopération aux soins manifestée par l’animal est un critère à prendre en considération pour les praticiens. Certains l’ont exprimé en disant que « l’animal doit contribuer à sa guérison », d’autres en affirmant que « lorsque l’animal ne se laisse pas soigner, il ne faut pas insister outre mesure ».

Le propriétaire

La prise en compte du propriétaire est le second facteur qui permet d’identifier une situation d’acharnement thérapeutique. Le maître ne saurait être occulté. Sa personnalité, ses capacités physiques, ses ressources, à la fois psychologiques et financières, entrent en ligne de compte pour déterminer si un traitement devient déraisonnable ou peut être poursuivi. Ainsi, il s’agit pour nos confrères d’apprécier deux facteurs essentiels.

• La capacité du propriétaire à assumer les soins matériellement et financièrement

Certains propriétaires n’ont pas les moyens financiers pour assumer des soins longs et onéreux. Ce facteur peut considérablement limiter les traitements potentiels, voire conduire à les interrompre ou à y renoncer. Toutefois, les confrères soulignent que c’est rarement un obstacle majeur et que les personnes très motivées parviennent toujours à trouver le budget nécessaire.

Les confrères ont évoqué l’influence potentielle des assurances pour animaux de compagnie sur l’instauration d’éventuelles situations d’acharnement thérapeutique. Pour eux, les assurances sont en général bénéfiques et ne favorisent pas l’acharnement. Elles permettent d’affiner le diagnostic, donc le pronostic, et ainsi d’adapter au mieux la prise en charge.

La capacité du propriétaire à assurer matériellement les soins est tout aussi essentielle : est-il en mesure de veiller à l’observance du traitement, au confort de vie de son compagnon, à son hygiène ? Par exemple, un animal incontinent devra être maintenu propre et sec. Si l’animal ne peut se mouvoir, les escarres de décubitus devront être prévenues (photos 2 et 3). Si l’animal est lourd, le propriétaire peut ne pas être en mesure de le soigner. Certains propriétaires âgés ou handicapés ne peuvent assumer un animal malade.

• Le bien-être physique et psychologique du propriétaire et de la famille

Cette capacité à assumer les soins est en lien étroit avec le bien-être du propriétaire. En effet, il ne doit pas être soumis à des conditions de vie intenables pour lui (animal lourd, réveils nocturnes, etc.). Ainsi, les soins requis en cas d’incontinence deviennent, du moins selon notre expérience clinique, insoutenables pour le propriétaire au bout d’un certain temps.

La santé de toute la famille doit être préservée. Un animal porteur d’une bactérie multirésistante, voire pan-résistante, peut mettre en danger certains membres de la famille (personnes âgées, immuno­déprimées, enfants) [15]. Les répercussions psychologiques de telles situations sont souvent considérables et doivent être prises en considération. Elles sont en relation avec la nature du lien qui s’est créé entre l’animal et son propriétaire. Cette question sera abordée dans le dossier connexe à paraître.

Solutions alternatives à l’acharnement thérapeutique

Les confrères considèrent que l’euthanasie est pour ainsi dire la seule option acceptable pour éviter l’acharnement thérapeutique. Toutefois, ils soulignent que ni les propriétaires ni eux-mêmes n’aiment y avoir recours. Ils ont pour certains évoqué une tentative d’évaluation du « meilleur intérêt » de l’animal. La question de l’euthanasie sera développée dans le dossier complémentaire à paraître.

Lorsque le propriétaire s’y oppose ou retarde la décision, ils réfèrent en général à un confrère ou accompagnent l’animal avec des soins palliatifs. Ceux-ci sont limités (administration d’antalgiques et de corticoïdes essentiellement). Comme l’ont exprimé certains confrères, les soins palliatifs en médecine vétérinaire ne sauraient être comparés à ceux pratiqués en médecine humaine.

2. DISCUSSION

Discussion des matériels et des méthodes

La méthodologie qualitative utilisée a été rigoureuse [2]. Il sera intéressant de la compléter par une seconde étude qualitative menée auprès de spécialistes, ainsi que par une étude quantitative dont l’objectif sera d’obtenir des résultats statistiques (enquête dont la méthodologie aura été soigneusement réfléchie en termes d’échantillonnage et de nature des questions) [5].

Discussion des résultats

L’acharnement thérapeutique n’est jamais bénéfique

Ce résultat consensuel met en lumière le respect par nos confrères du grand principe hippocratique « primum non nocere », qui est l’un des quatre grands principes du référentiel le plus utilisé en éthique médicale, le principlisme [3].

Le pronostic est secondaire

Contrairement à ce qu’ont exposé les confrères dans leur définition, la synthèse des résultats et la réflexion conduisent à conclure que le “pronostic” n’intervient au final que très peu dans la caractérisation des situations d’acharnement thérapeutique : si la qualité de vie est préservée, même si le pronostic est sombre, il ne s’agit pas d’acharnement. Ce qui compte pour nos confrères est donc avant tout la qualité de vie de l’animal.

La vie de l’animal a de la valeur pour nos confrères

Les praticiens répugnent à euthanasier. Ils veulent, pour la plupart, toujours « donner sa chance » à l’animal en tentant un traitement, même si cela implique une phase durant laquelle sa qualité de vie sera très dégradée. Ils assument pleinement « l’incertitude », même si, à titre personnel, cette responsabilité peut paraître écrasante.

S’il existe un traitement reconnu efficace, ils souhaitent toujours traiter, quelles que soient les répercussions (temporaires) sur la qualité de vie de l’animal. En cela, leur positionnement éthique est très déontologique et s’éloigne de l’utilitarisme pur [18, 19].

Évaluation du « meilleur intérêt » de l’animal et prise en compte de sa coopération

Nos confrères essaient d’évaluer le « désir » de l’animal, notamment son « désir de vivre ». Ils ont évoqué sa coopération aux soins. Ce résultat est frappant et particulièrement intéressant. Nous n’avons trouvé, dans toute la littérature internationale que nous avons rassemblée, qu’une seule référence à cette coopération [4].

Ces deux aspects rapprochent une nouvelle fois les vétérinaires de nos confrères médecins quant à leurs prises de décision éthique. L’un des quatre piliers du principlisme est l’autonomie du patient, qui doit décider pour lui-même [3]. Lorsqu’il n’est plus en mesure de le faire, en l’absence de directives anticipées et d’un avis éclairé d’une personne de confiance ou de proches (cas dits “marginaux” en éthique médicale), les médecins évaluent son « meilleur intérêt » [14, 27]. Sa coopération est prise en compte (patients agités, qui tentent d’arracher leurs sondes ou cathéters, etc.).

Nos confrères considèrent l’animal comme un « cas marginal » dont ils seraient l’avocat. Ils s’impliquent. Une part de subjectivité est nécessairement présente. Ils ont rapporté avoir eu des intuitions justes quant à la récupération d’un animal malgré un pronostic très sombre au départ.

Le bien-être et la qualité de vie

Nos confrères ont employé indistinctement les termes bien-être et qualité de vie. Ces deux concepts sont liés. Celui de bien-être a considérablement évolué depuis les années 1960 puisqu’il intègre désormais la perception qu’a l’animal de lui-même dans son environnement [11, 16]. Là encore, le lien avec le principe d’autonomie du patient en médecine humaine et son « meilleur intérêt » est patent. Le concept de qualité de vie, apparu en médecine dans les années 1970, ne fait encore l’objet d’aucune définition consensuelle et n’a pas davantage, à notre connaissance, été défini de façon précise en médecine vétérinaire. Il est né en médecine de la conjonction de la reconnaissance de l’autonomie du patient et d’un besoin d’évaluation médicale [6, 7]. Il repose sur des interviews et des questionnaires, généraux et spécifiques à la maladie [12]. Il convient mieux, dans un contexte clinique, que le concept de bien-être. Prenons, pour illustrer cette assertion, l’exemple du référentiel des cinq libertés : la liberté “sanitaire” de l’animal est l’absence de douleur, de blessure, de maladie [9, 11, 16]. Elle ne peut être respectée dans le cas d’un animal malade. Le bien-être de ce dernier n’est jamais optimal, mais il peut être acceptable. Nous pensons, à la lumière de notre expérience clinique, que les facultés d’adaptation d’un animal sont parfois considérables et qu’elles ne sauraient être négligées.

Il en va de même chez l’homme pour lequel les chercheurs ont défini le “disability paradox”, ou paradoxe du handicap [1, 22]. Un patient en bonne santé affirmera qu’il ne pourrait supporter de vivre avec tel ou tel handicap, or l’expérience clinique prouve souvent que, confronté à l’adversité, il s’adapte et décrit ensuite une qualité de vie acceptable. La plupart de ces patients se disent « heureux de vivre » malgré le handicap.

Depuis les années 2010, le terme de qualité de vie est apparu en médecine vétérinaire dans certaines publications relatives à l’éthique en clinique [24, 26]. Van Herten en donne la définition suivante (définition que l’auteur considère particulièrement abstruse) : « La qualité de vie d’un animal correspond à son bien-être en relation avec la durée de vie gagnée grâce au traitement (laquelle dépend de l’âge de l’animal), ainsi qu’en relation avec l’intensité et la durée de la souffrance associée à la maladie et au traitement. » Il ne précise pas comment l’évaluer en pratique [24].

Villalobos ne la définit pas, mais en propose une grille d’évaluation clinique élaborée pour des cas d’oncologie (tableau) [26]. L’estimation d’une moyenne générale issue de la prise en compte additive de tous les critères ne nous paraît pas optimale. La dégradation considérable d’un seul critère ne devrait-elle pas être un signal d’alerte ? Par ailleurs, l’appréciation chiffrée de la douleur (Hurt) est contre-intuitive, la note maximale correspondant à l’absence de douleur.

Notre étude révèle que nos confrères ont essentiellement une conception téléologique du bien-être et de la qualité de vie d’un animal (notion aristotélicienne, du grec telos, la finalité, le but). C’est ce qu’ils veulent dire quand ils évaluent si « l’animal est en mesure de vivre sa vie d’animal ». En cela, ils rejoignent l’analyse éthique nuancée, de grande qualité, du philosophe Bernard Rollin [20, 21]. Ils suggèrent, comme lui, de déterminer à l’avance avec le propriétaire des critères de mal-être déterminants pour décider ultérieurement, si nécessaire, de l’arrêt des traitements, afin de rester objectif. Un point supplémentaire mériterait discussion : selon nos confrères, un traitement efficace mais lourd semble toujours être acceptable. Cependant, n’y a-t-il pas des limites ? Bernard Rollin suppose qu’un animal ne peut se projeter dans l’avenir et que, quand il souffre, « il EST la douleur » [21]. Le philosophe considère que, de ce fait, laisser un animal souffrir n’est pas éthique. Mais il n’étaye pas son point de vue dans un contexte pratique. Or, pris à la lettre, ce point de vue pourrait réprouver tout acte vétérinaire dès qu’il induit de la douleur. Pourtant, aucun de nos confrères ne met en doute le caractère éthique d’un traitement salvateur, quelle que soit sa lourdeur et quel que soit l’inconfort qu’il peut engendrer temporairement chez l’animal.

Références

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Conflit d’intérêts : Aucun

Encadré : CRITÈRES PRINCIPAUX POUR APPRÉCIER LA QUALITÉ DE VIE PAR ORDRE D’IMPORTANCE DÉCROISSANTE

• L’appétit. Pour les vétérinaires, l’appétit est le critère numéro un : il signe le fait que l’animal a du plaisir à vivre. La reprise de l’appétit est le critère principal pour caractériser une amélioration clinique. En revanche, une phase d’anorexie qui se prolonge est de fort mauvais pronostic. Dans ce cas, l’acharnement thérapeutique est au rendez-vous. En résumé et de façon schématique, il ressort de cette étude que « quand l’appétit va, tout va ».

• La douleur. Nos confrères apprécient la douleur physique ressentie par l’animal au travers de leur examen clinique. Ils jugent si elle est absente, faible, modérée, élevée ou intolérable. Rares sont les vétérinaires qui ont recours à une grille pour calculer un score de douleur. La grille éventuellement (et rarement) utilisée est celle de 4AVet*, utile notamment pour apprécier l’évolution de la douleur dans le temps [17]. Il s’agit d’une grille mise au point pour évaluer la douleur postopératoire chez le chien et chez le chat (deux grilles distinctes).

• L’aptitude de l’animal à vivre une vie indépendante. Pour les confrères, l’aptitude de l’animal à mener une vie indépendante signifie « être en mesure et avoir le choix de se déplacer, de faire ses besoins, de s’alimenter, de s’hydrater ». C’est, selon eux, un point essentiel pour apprécier la qualité de vie. Cependant, ils divergent quant à l’appréciation de la qualité de vie d’un animal qui urine et défèque sous lui : pour certains, cette qualité de vie est radicalement dégradée et la situation, anxiogène pour l’animal, bascule dans l’acharnement thérapeutique, quels que soient les soins d’hygiène que les propriétaires assurent et malgré, dans les cas de paraplégie, l’appareillage de l’animal par un chariot à roulettes (photo 1). Néanmoins, pour d’autres, ce n’est pas de l’acharnement et l’animal peut vivre heureux dans ces conditions. Certains confrères ont précisé que cela dépendait de l’animal et de sa capacité d’adaptation. Aucun n’a évoqué des différences interespèces ou inter-races dans les facultés d’adaptation.

• L’état psychologique de l’animal. L’état psychologique de l’animal vient ensuite et doit entrer en ligne de compte : interagit-il avec son propriétaire, manifeste-t-il des signes de joie ? Au contraire, reste-t-il prostré, isolé ? Si tel est le cas, poursuivre le traitement devient déraisonnable. Les changements de comportement doivent être identifiés, d’où l’importance de l’interrogation du propriétaire. Ils sont un signe de mal-être. Certains confrères vont plus loin dans l’analyse de l’état psychologique de l’animal. Ils essaient d’évaluer son « désir de vivre », cette évaluation étant totalement subjective.

Nombreux sont ceux qui estiment le bien-être de façon subjective et globale en s’interrogeant : « L’animal est-il en mesure de vivre sa vie d’animal dans ces conditions ? » Nous nous sommes rendu compte que ce qu’ils entendent par « vie d’animal » dépend de leur perception personnelle (voir leurs divergences au sujet des animaux incontinents).

Cependant, d’autres confrères ont un souci d’objectivité et de pédagogie vis-à-vis du propriétaire. Ils essaient de déterminer à l’avance avec lui des « points limite », comme en expérimentation animale, qui seraient le signe d’une qualité de vie trop détériorée. Cela permet de rester objectif lorsque la qualité de vie se dégrade et d’éviter tout phénomène d’habituation.

Enfin, les confrères aimeraient pouvoir disposer d’une grille pratique d’estimation de la qualité de vie, qui les aiderait et serait utilisée par les propriétaires, même s’ils reconnaissent qu’une telle grille n’est pas la solution à tout et ne devrait pas être le seul critère de décision.

* Grilles multicritères pour détecter et quantifier la douleur chez le chien et le chat.

https://www.lepointveterinaire.fr/upload/media/complements_biblio/pv/pv330/grille_4avet_chien.pdf ; https://www.lepointveterinaire.fr/upload/media/complements_biblio/pv/pv330/grille_4avet_chat.pdf

CONCLUSION

Cette étude explore les pratiques et l’analyse de nos confrères quant à l’obstination déraisonnable en médecine vétérinaire. Elle met en lumière les critères généraux qui permettent de caractériser ou d’exclure une situation d’acharnement thérapeutique. En outre, elle décrit les éléments que nos confrères considèrent comme essentiels pour apprécier une telle situation dans le contexte clinique. Les résultats et la discussion servent de base à l’auteur pour proposer ci-après des outils pratiques afin d’aider nos confrères à prévenir l’acharnement thérapeutique, les vétérinaires interrogés en ayant exprimé le besoin.

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