RÉALIMENTATION
Médecine féline
Auteur(s) : Caroline Daumas*, Maud Menard**
Fonctions :
*(CES diététique)
Service de nutrition
**Service de médecine interne
Chuva
7, avenue du Général de Gaulle
94700 Maisons-Alfort
Chez le chat, l’anorexie peut rapidement avoir des conséquences délétères, longtemps sous-estimées. Elles peuvent même s’aggraver avec une réalimentation non programmée.
Un chat européen mâle, âgé de 11 ans, est référé aux urgences du Centre hospitalier universitaire vétérinaire d’Alfort (Chuva) après la survenue brutale d’une crise convulsive dans l’aprèsmidi, gérée par une injection de Valium® par voie intrarectale chez son vétérinaire traitant. Deux semaines avant sa présentation, l’animal était devenu dysorexique, puis anorexique les sept jours suivants. Des vomissements quotidiens non alimentaires avaient été notés par sa propriétaire, qui avait également remarqué une reprise discrète de l’appétit deux jours plus tôt. L’alimentation distribuée est un mélange de croquettes (achetées en animalerie) et de pâtée (achetée en grande surface) pour chat adulte.
À l’examen d’admission, une déshydratation importante (plus de 8 %) est constatée, les muqueuses sont fortement ictériques et collantes. L’animal présente des réflexes photomoteurs indirects, mais très ralentis, et une réponse au clignement à la menace absente sur les deux yeux. Une douleur à la palpation du compartiment abdominal cranial est décelée (photo 1). Une forte perte de poids est objectivée, car l’animal pèse 4,1 kg à l’admission, pour un poids connu de 8 kg un an auparavant.
L’association d’un ictère très marqué, de troubles digestifs, d’un amaigrissement et d’une crise convulsive généralisée oriente rapidement le diagnostic vers une lipidose hépatique, primaire ou secondaire. Une péritonite infectieuse féline ou une néoplasie (lymphome) infiltrant le parenchyme hépatique et le système nerveux central permettraient également d’expliquer l’ensemble des signes cliniques. Un ictère d’origine posthépatique (rupture ou obstruction des voies biliaires) ou préhépatique apparaît moins probable.
L’hémogramme et le frottis sanguin (tableau 1) révèlent une anémie normocytaire normochrome régénérative, probablement hémolytique, dans un contexte de microangiopathie (nombreux acanthocytes et schizocytes observés sur le frottis).
Le bilan biochimique révèle une augmentation de plusieurs paramètres hépatiques (tableau 2). Un test Snap fPL est aussi réalisé. Le résultat positif est en faveur d’une pancréatite concomitante. Une bilirubinurie est observée lors de l’analyse des urines (+++), associée à une densité urinaire basse (1,008) et à un pH urinaire de 8.
L’échographie révèle une hépatomégalie diffuse et une hyperéchogénéicité de l’organe compatible avec une lipidose hépatique (photo 2). Le pancréas est à son tour visualisé et les images hyperéchogènes et hétérogènes renforcent l’hypothèse d’une pancréatite associée.
Une cytoponction à l’aiguille fine est réalisée sur le foie lors de l’échographie. L’analyse cytologique de ces cytoponctions du foie est en faveur d’une stéatose hépatique sévère.
Les examens hémato-biochimiques, échographiques et cytologiques permettent d’établir avec certitude le diagnostic de lipidose hépatique, possiblement secondaire à une pancréatite. La crise convulsive généralisée est attribuée à une encéphalose hépatique, l’hyperammoniémie n’étant pas systématiquement présente dans ce contexte.
L’animal est hospitalisé. Le pronostic est généralement favorable lors de lipidose hépatique, mais il est minoré dans ce cas par la présence d’une anémie marquée observée à l’admission du chat (17 %) et d’une affection concomitante (pancréatite).
Dès le premier jour d’hospitalisation, sont mis en place une réhydratation par fluidothérapie, un traitement antiémétique à base de maropitant (Cerenia®, à la dose de 1 mg/kg par voie intraveineuse, une fois par jour), une prise en charge de la douleur à l’aide de buprénorphine (à raison de 20 µg/kg par voie intraveineuse, toutes les six heures), ainsi que des injections de vitamine K1 (2,5 mg/kg, par voie intraveineuse lente, une fois par jour) et un soutien de la fonction hépatique par la S-adénosyl-méthionine (Zentonil®, à la posologie de 100 mg/kg, per os, une fois par jour).
Pendant les deux premiers jours d’hospitalisation, une nette amélioration de l’état général du chat est notée, avec notamment une normalisation complète des réflexes photomoteurs indirects et de la réponse au clignement à la menace.
L’animal accepte spontanément de remanger du thon en présence de sa propriétaire et de la pâtée pour animaux en convalescence (a/d® de Hill’s) en petites quantités non calculées.
À J3, l’animal redevient anorexique, ce qui motive la pose d’une sonde d’œsophagostomie. Une alimentation assistée est alors pratiquée et un plan de réalimentation calculé. L’animal reçoit un aliment liquide réhydraté (Convalescence Support® de Royal Canin) à raison d’un cinquième de son besoin énergétique de repos (BER) calculé sur la base de 70 × EM (kcal en énergie métabolisable). L’ingéré alimentaire est augmenté progressivement sur cinq jours (un cinquième de son BER le premier jour, deux cinquièmes le deuxième jour, etc.) (photo 3). Des mesures de la kaliémie et de la phosphorémie sont réalisées régulièrement et permettent de mettre en évidence, à partir du troisième jour de réalimentation assistée, une nette hypokaliémie (K+ à 2,6 mmol/l, norme de 4,1 à 5,4 mmol/l) qui nécessitera une correction par une perfusion complémentée en potassium (40 mEq de chlorure de potassium à ajouter par litre de perfusion). Un suivi régulier de la kaliémie, de la phosphorémie et de la glycémie est alors instauré (figure 1).
Après une semaine d’hospitalisation et une amélioration de l’hématocrite (24 %), l’animal rentre chez sa propriétaire avec sa sonde d’œsophagostomie et la poursuite de la réalimentation se fait à domicile, avec une adaptation du besoin énergétique d’entretien (BEE = 1,15 × 70 × EM en kcal).
Les consultations de suivi permettront de mettre en évidence, quinze jours plus tard, une nouvelle hypokaliémie (K+ de 3,3 mmol/l, norme de 4,1 à 5,4 mmol/l), ce qui justifie une complémentation en gluconate de potassium par voie orale (K for Cat®, à la dose de 468 mg per os, une fois par jour) jusqu’à la fin de la convalescence.
Une semaine après, l’animal commence à remanger spontanément quelques bouchées de nourriture humide de convalescence, et la propriétaire rapporte qu’il est beaucoup plus actif, les muqueuses étant toujours légèrement ictériques.
Au terme de plus d’un mois de convalescence à domicile, la coloration des muqueuses s’est normalisée, les paramètres hépatiques sont dans les normes et le chat s’alimente par voie orale en totalité. La sonde d’œsophagostomie est donc retirée.
Le pronostic est considéré comme bon (photo 4). Les suivis téléphoniques ultérieurs confirmeront le bon état général de l’animal et l’absence de rechute.
Le syndrome de renutrition est défini comme l’ensemble des anomalies biologiques ou cliniques qui se manifestent au cours de la réalimentation d’un animal dénutri. Ces manifestations sont les conséquences d’une transition brutale entre un état de catabolisme, installé lors de jeûne ou de malnutrition prolongés, et un état d’anabolisme.
L’état d’anabolisme, inhérent à la renutrition et permettant de relancer la machinerie énergétique cellulaire, induit une consommation électrolytique élevée, comme le potassium par la forte reprise de l’activité de la pompe sodium-potassium (Na/K), le phosphore (P) pour la fabrication de l’adénosine triphosphate (ATP), la thiamine comme cœnzyme de plusieurs enzymes du métabolisme cellulaire, etc. La cellule ayant subi une perte ionique au cours du catabolisme, par manque d’énergie intracellulaire pour maintenir des échanges ioniques actifs en sa faveur, le changement brutal associé à un état hormonal dominé par un apport insulinique va instaurer des passages rapides du compartiment extracellulaire vers l’intracellulaire, entraînant de fortes chutes électrolytiques sanguines (figure 2).
Ce syndrome et ses conséquences sont certainement encore sous-diagnostiqués en médecine vétérinaire. Chez le chat, cependant, plusieurs cas cliniques rapportent des phases d’hypokaliémie, d’hypophosphatémie, d’hyponatrémie, d’hypochlorémie, mais aussi d’hypoglycémie [2, 4, 6]. Le fait que les chats soient particulièrement enclins à manifester toute perturbation de leur état de santé par des épisodes anorexiques explique sans doute que ces observations aient été faites en majorité chez cette espèce, mais le syndrome de renutrition peut également toucher les canidés, ou tout autre mammifère dans les mêmes conditions de perturbations métaboliques, comme les cas humains déplorés lors de la Seconde Guerre mondiale l’illustrent tristement [8].
Il est donc particulièrement important de dépister tout désordre électrolytique ou glycémique en cas de suspicion de syndrome de renutrition chez un animal hospitalisé. La plupart de ces troubles peuvent être facilement pris en charge par des injections intraveineuses (tableau 3) afin d’éviter le maintien d’un état de léthargie prolongé, ce qui peut d’une part allonger inutilement le temps d’hospitalisation et d’autre part précipiter des défaillances organiques plus graves (arythmie et/ou insuffisance cardiaque, spasme, tétanie, hypovolémie, coma, etc.). L’absence de ces troubles lors des premiers jours de la renutrition ne doit pas dispenser d’une exploration au cours de l’hospitalisation, mais conduire plutôt à un suivi attentif de l’animal. Les variations plasmatiques des électrolytes d’un organisme soumis au jeûne restent en effet faibles, car l’essentiel du stock se situe à l’intérieur des cellules et aucun examen biologique ne peut actuellement en estimer l’ampleur. Les premiers bilans réalisés lors de l’admission de l’animal sont donc généralement peu significatifs. Dans la majorité des cas, les déséquilibres électrolytiques vont se produire dès la reprise de l’alimentation, mais dans un délai d’apparition et avec une intensité qui varient selon l’état des réserves de l’organisme, mais également le plan d’alimentation suivi. Plus l’état de malnutrition est sévère et/ou le jeûne installé depuis longtemps et plus les réserves intracellulaires seront appauvries. Par ailleurs, la conduite du plan de réalimentation joue également un rôle clé, car plus l’organisme est brusqué au cours du rétablissement de l’état d’anabolisme (apport calorique très excessif par rapport à ce qu’il peut supporter) ou à l’inverse trop peu nourri (apport calorique et en micronutriments essentiels insuffisant), plus ces déséquilibres risquent d’apparaître [6, 8].
Enfin, ces troubles peuvent également survenir plus tardivement, comme certains auteurs l’ont rapporté [2]. Cela pourrait résulter d’une balance électrolytique encore fragile lors des premières semaines de renutrition et d’un risque non négligeable de rechute, notamment lors des augmentations de la charge calorique. Toute prédiction de l’état des réserves en micronutriments étant impossible, il convient de pratiquer une gestion réfléchie et attentive de la renutrition dès le premier jour d’hospitalisation et de contrôler régulièrement l’ensemble des paramètres jusqu’à la stabilisation définitive de l’animal.
La prévalence du syndrome de renutrition, estimée entre 0,4 et 34 % selon les populations hospitalières humaines, mérite d’être prise en considération [3]. Le dépistage des animaux à risque, via l’anamnèse et la présentation clinique, est crucial. Tout animal anorexique depuis plusieurs jours ou ayant présenté plusieurs épisodes d’anorexie avant sa prise en charge doit être identifié comme potentiellement sujet au syndrome de renutrition. De même, les animaux montrant des signes évidents de fonte musculaire ou corporelle généralisée, ou ceux présentant des affections anorexigènes connues sont à considérer comme à risque (encadré). L’étape de la renutrition doit être particulièrement soignée. Il est à noter que, dans plusieurs cas de syndrome de renutrition publiés, les premiers jours d’hospitalisation n’ont pas permis une prise en charge nutritionnelle optimale, les chats ayant tous manifesté un appétit volontaire très modéré [2, 6].
Des travaux de recherche menés sur les niveaux d’ingéré alimentaire en hospitalisation montrent que, pour la plupart des cas de non-couverture du besoin calorique, il s’agissait d’animaux refusant de consommer l’aliment présenté et qui restaient donc sous-nourris [10].
Le recours aux médicaments orexigènes, qui peut apparaître tentant, ne doit pas être envisagé sans la considération globale des différentes atteintes organiques de l’animal. Parmi les orexigènes connus, les benzodiazépines, tout comme la cyproheptadine, ne sont pas recommandées chez les chats souffrant de lipidose hépatique [1]. Quant à la mirtazapine, elle doit être utilisée avec une grande précaution chez l’animal insuffisant hépatique. Plusieurs études mettent en évidence une augmentation de la demi-vie de ce médicament de 50 % chez le chat présentant une affection hépatique [5]. Toute anomalie hépatique nécessiterait donc a minima une adaptation de la dose prescrite. De plus, ce médicament, connu pour altérer le métabolisme du glucose, doit aussi être utilisé avec prudence chez les animaux atteints d’un diabète sucré ou d’une pancréatite [9].
Ces différentes pratiques sont donc à proscrire, une renutrition assistée étant nécessaire pour tout animal à risque qui n’a pas ingéré son besoin énergétique de repos pendant les premières vingtquatre heures d’hospitalisation (figure 3). Les sondes d’alimentation naso-œsophagiennes, peu coûteuses, non douloureuses et qui peuvent se poser aisément sur un animal vigile, sont à privilégier dans un premier temps. Elles permettent en outre d’éviter les désagréments de la nutrition orale forcée, qui peut facilement conduire à des pneumonies par aspiration et/ou des aversions alimentaires acquises chez le chat.
Par la suite, la pose d’une sonde d’œsophagostomie est nécessaire lors d’une prise en charge à long terme.
Une étude rétrospective s’est penchée sur les marqueurs pronostiques d’intérêt lors de lipidose hépatique féline avérée : 71 chats atteints de lipidose hépatique attestée par des examens cytologiques ou histopathologiques ont été inclus et leurs données analysées [7].
Les analyses statistiques ont révélé que les désordres électrolytiques étaient significativement associés à la mortalité, au même titre que l’amplitude de l’hypoalbuminémie, de l’hyperammoniémie ou encore de l’hyperbilirubinémie. La mise en évidence d’une hypokaliémie, d’une hypophosphatémie, d’une hyponatrémie et d’une hypochlorémie pendant l’hospitalisation a concerné environ 18 % des chats de l’étude, pour chaque paramètre. Les auteurs concluent donc que les désordres électrolytiques étaient assez communs dans l’ensemble de la cohorte, tout particulièrement l’hypokaliémie, et que ceux-ci étaient associés de manière significative à la mortalité.
D’autre part, parmi les causes concomitantes susceptibles d’expliquer le refus de s’alimenter, les pancréatites (24 % des cas) et les cholangites (15 %) étaient particulièrement représentées chez ces chats. La multiplication des affections anorexigènes chez un même animal, comme dans le cas présenté, doit donc encourager le praticien à initier une nutrition assistée sans tarder.
Enfin, les auteurs notent que l’incapacité à atteindre le besoin calorique de repos dans les cinq jours est significativement corrélée à la mortalité des chats, bien que la prise en charge nutritionnelle puisse être jugée comme précoce, avec une médiane d’un jour d’attente pour la pose d’une sonde de nutrition assistée sur l’ensemble des chats. Les auteurs soulignent également que le seul paramètre pronostique démontré comme significativement associé à la survie des chats est la diminution des cétones sanguines pendant l’hospitalisation, témoin indirect du rétablissement de la balance énergétique positive, et que ce paramètre peut donc servir d’outil pronostique.
Conflit d’intérêts : Aucun
• Une évaluation nutritionnelle approfondie lors de la prise en charge des animaux présentant une grave dénutrition permet de mieux anticiper le risque de syndrome de renutrition.
• Un dosage des électrolytes et/ou de la glycémie dans les valeurs usuelles lors de la prise en charge initiale n’exclut pas l’apparition d’un syndrome de renutrition dans les jours ou les semaines qui suivent la reprise d’une alimentation quotidienne.
• Le dépistage des désordres électrolytiques est une étape indispensable du suivi chez les animaux à risque de syndrome de renutrition.
• Le syndrome de renutrition est probablement sous-diagnostiqué en médecine vétérinaire.
Plusieurs critères permettent d’identifier un risque de syndrome de renutrition lors de réalimentation :
– une anorexie totale depuis plus de cinq jours ;
– une perte de poids supérieure à 10 % du poids corporel connu ;
– une note de condition corporelle inférieure à 4 sur 9* ;
– une perte importante de masse musculaire et/ou une hypoalbuminémie sévère ;
– des maladies anorexigènes connues chez cet animal (insuffisance rénale, cardiaque ou hépatique sévère, pancréatite, néoplasie de stade avancé, gastro-entérite ou diabète acéto-cétosique) ;
– un désordre électrolytique identifié (hypokaliémie, hypomagnésémie ou hypophosphorémie).
* Selon les Global nutrition guidelines, le système de notation de la condition corporelle en neuf points recommandé par la WSAVA (www.wsava.org).
Les auteurs remercient le service d’imagerie médicale du Centre hospitalier universitaire vétérinaire d’Alfort (Chuva).
La prise en charge de la réalimentation chez des animaux ayant subi une forte dénutrition repose sur deux étapes clés :
- le recours à une technique d’alimentation assistée si l’appétit de l’animal est insuffisant, le but étant d’assurer la prise alimentaire dès l’admission, ainsi que l’augmentation progressive de l’apport calorique et le rétablissement de la balance énergétique positive ;
- le suivi clinique et biologique étroit de l’animal, qui a pour objectif de dépister et/ou de corriger tout déséquilibre biologique associé au syndrome de renutrition.