Une absence de faute impossible à prouver - Le Point Vétérinaire n° 261 du 01/12/2005
Le Point Vétérinaire n° 261 du 01/12/2005

CONTRAT DE DÉPÔT SALARIÉ

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LÉGISLATION

Auteur(s) : Philippe Tartera

Fonctions : 6, impasse Salinié, 31100 Toulouse

Une jument avorte en pension. Dans l’incapacité de prouver l’absence de faute, le gardien doit indemniser la perte du poulain.

1. Les faits : Avortement au haras

Depuis deux ans, M. Ducheval place ses juments pour la saison de monte chez M. Duharas contre rémunération, et les récupère au terme de la gestation.

L’une de ses juments, confiée aux soins de M. Duharas pour la saison 1996, est présentée à la saillie d’un étalon réputé. Elle devient gravide, comme le prouvent deux échographies pratiquées en juillet et en octobre 1996 par le vétérinaire qui suit le haras. La jument avorte ensuite dans des conditions et à une date qui demeurent indéterminées, mais de manière certaine alors qu’elle est toujours en pension chez M. Duharas.

M. Ducheval, dépourvu de la production escomptée de cette jument en 1997, assigne M. Duharas au tribunal pour que ce dernier soit condamné à lui payer la somme de 5 793,06 € en réparation de ses préjudices matériel et moral (sic).

2. Le jugement : Ping-pong judiciaire

Le tribunal, considérant que M. Duharas « ne démontrait pas n’avoir commis aucune faute dans le suivi de la gestation de la jument », donne raison à M. Ducheval.

M. Duharas se pourvoit en cour d’appel. Celle-ci observe que les conditions d’hébergement et les soins apportés par M. Duharas aux juments qui lui sont confiées donnent entière satisfaction. Au demeurant, M. Ducheval, qui a laissé plusieurs de ses chevaux en pension chez M. Duharas d’avril 1995 à mai 1997, ne le discute pas. La cour souligne en outre que M. Ducheval a repris ses chevaux en mai 1997 sans émettre la moindre observation. Selon les juges, il revenait à M. Ducheval d’établir que l’avortement de la jument était survenu en raison d’un manque de soins de la part de M. Duharas. Or M. Ducheval s’est contenté d’alléguer que M. Duharas « se serait montré négligent », alors que la jument était pourtant régulièrement examinée par un vétérinaire. M. Ducheval ne prouve donc pas de faute de M. Duharas. La cour d’appel infirme le premier jugement et déboute M. Ducheval de l’ensemble de ses prétentions.

M. Ducheval se pourvoit en cassation et obtient gain de cause le 30 mars 2005. La Cour de cassation « casse et annule l’arrêt rendu le 23 septembre 2003 par la cour d’appel de Grenoble ».

3. Pédagogie du jugement : La preuve impossible

L’argumentation de M. Ducheval pour se pourvoir en cassation était la suivante :

(1) Selon les articles 1927 et 1928 du Code civil, « le dépositaire doit apporter, dans la garde de la chose déposée, les mêmes soins qu’il apporte dans la garde des choses qui lui appartiennent », cette obligation devant « être appliquée avec plus de rigueur s’il a été stipulé un salaire pour la garde du dépôt ». Ainsi, même si le dépositaire salarié n’est tenu qu’à une obligation de moyens, il lui appartient d’apporter la preuve de l’absence de faute.

En déboutant M. Ducheval de sa demande d’indemnisation au titre du défaut de soins apporté à la jument qu’il avait confiée à M. Duharas dans le cadre d’un contrat de dépôt salarié, au motif qu’il ne rapportait pas la preuve de la faute commise par M. Duharas, la cour d’appel a renversé la charge de la preuve, « violant ainsi les articles suscités ».

(2) Il appartient au dépositaire salarié d’établir que le dommage subi par la chose dont il avait la garde ne lui est pas imputable à faute. Or la cour d’appel a constaté que l’avortement est intervenu alors que la jument était sous la garde de M. Duharas. En décidant cependant que la faute de ce dernier n’était pas établie, dès lors que deux échographies avaient été pratiquées chez l’animal et que, de manière générale, les conditions d’hébergement et les soins apportés donnaient satisfaction, sans pour autant rechercher si M. Duharas avait mis en œuvre toutes les mesures nécessaires pour éviter le dommage subi par la jument, « la cour d’appel a privé sa décision de base légale ».

Conformément à une jurisprudence constante, très sévère pour les dépositaires salariés, la Cour de cassation a retenu les arguments de M. Ducheval. Pour s’exonérer de sa responsabilité, le preneur en pension doit absolument prouver que le dommage ne résulte pas d’une faute de sa part (ce qui est impossible quand l’origine du dommage ne peut être déterminée avec précision) ou qu’il s’agit d’un cas de force majeure (fait extérieur, imprévisible et irrésistible).

Même s’il est conforme au droit, ce jugement suscite quelques interrogations. Un avortement de cause indéterminée, survenu alors que la jument n’était exposée à aucun risque particulier, ne représente-t-il pas un cas de force majeure ? Quels soins spécifiques M. Duharas apporte-il à la garde de ses propres juments pour se prémunir complètement contre le risque d’avortements accidentels ? Pourquoi M. Duharas s’est-il laissé enfermer dans les obligations du dépositaire salarié ?

Si son obligation était de rendre la chose dans l’état dans lequel il l’avait reçue, comme le veut le contrat de dépôt, il l’a remplie : il a reçu une jument non gravide en bonne santé, il a rendu une jument non gravide en bonne santé ! La gravidité ou non de la jument lors de sa restitution ne relèverait-elle pas plutôt d’un contrat d’étalonnier, pour lequel il n’existe qu’une obligation de moyens simple (le propriétaire devant alors prouver que l’interruption de la gestation résulte d’une faute) ?

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