Ototoxicité potentielle de certains médicaments - Le Point Vétérinaire n° 255 du 01/05/2005
Le Point Vétérinaire n° 255 du 01/05/2005

TOXICOLOGIE CANINE ET FÉLINE

Se former

COURS

Auteur(s) : Brigitte Enriquez*, Renaud Tissier**, Sébastien Perrot***

Fonctions :
*Unité pédagogique
de pharmacie-toxicologie
École nationale
vétérinaire d’Alfort
7, avenue du Général-de-Gaulle
94704 Maisons-Alfort Cedex
**Unité pédagogique
de pharmacie-toxicologie
École nationale
vétérinaire d’Alfort
7, avenue du Général-de-Gaulle
94704 Maisons-Alfort Cedex
***Unité pédagogique
de pharmacie-toxicologie
École nationale
vétérinaire d’Alfort
7, avenue du Général-de-Gaulle
94704 Maisons-Alfort Cedex

Les données actuellement disponibles ne permettent pas de connaître précisément l’incidence des cas d’ototoxicité iatrogène et de déterminer s’il existe des différences de sensibilités selon les espèces.

L'oreille est un organe des sens qui intervient dans deux grandes fonctions physiologiques : l’audition et l’équilibre (voir l’ENCADRÉ “Rappels d’anatomie et de physiologie de l’oreille”). L’altération de ces fonctions peut survenir lors d’administration locale, mais également lors d’administration par voie systémique, de certains médicaments. Plusieurs principes actifs médicamenteux, tels que des antibiotiques ou des anticancéreux, sont susceptibles d’altérer l’une, l’autre ou ces deux fonctions [2].

Les manifestations d’ototoxicité sont difficiles à détecter lorsqu’elles conduisent à une symptomatologie fruste, d’où la difficulté d’en connaître l’incidence réelle. Seule la déclaration de tels cas dans le cadre du système de pharmacovigilance nationale permettrait de déterminer, en particulier, si l’espèce féline est réellement plus sensible que l’espèce canine et de vérifier le caractère réversible ou non de cette ototoxicité (voir l’ENCADRÉ “Déclarations de pharmacovigilance rapportant des effets indésirables, compatibles avec une ototoxicité et susceptibles d'être dûs à un médicament vétérinaire”).

L’objectif de cet article est donc de recenser les principaux médicaments utilisés en médecine vétérinaire qui peuvent induire une ototoxicité, de préciser la symptomatologie correspondante et de faire prendre conscience de ces risques aux praticiens.

Signes cliniques d’ototoxicité

Les signes cliniques d’ototoxicité peuvent être une surdité et/ou une ataxie, selon que les principes actifs perturbent respectivement l’audition et/ou l’équilibre.

• Les troubles de l’équilibre sont en général aisément mis en évidence au cours d’un examen neurologique. L’anamnèse (administration récente d’un médicament) permet dans de nombreux contextes d’ataxie vestibulaire de formuler l’hypothèse d’une manifestation d’ototoxicité.

Ce type d’ataxie est généralement modéré et s’accompagne d’une anomalie du port de tête, éventuellement associée à un nystagmus, à une atteinte du nerf facial et à un syndrome de Claude Bernard-Horner.

• La mise en évidence d’une surdité acquise est en revanche plus délicate chez l’animal.

Les signes d’alerte de la surdité sont un manque de réactivité aux bruits et aux ordres du propriétaire, ainsi qu’une absence de réveil lors de stimuli sonores chez des animaux endormis. Des modifications du comportement peuvent également être observées : par exemple, chez le chien, la possibilité d’aboiements excessifs, d’hyperactivité, de modification de la “voix” et l’absence de mouvements des oreilles lors de bruits divers [6].

Chez l’homme, les signes d’ototoxicité comprennent parfois l’apparition d’un bourdonnement permanent (acouphènes) dont la mise en évidence est en revanche impossible chez l’animal.

Une mise en évidence rationnelle de la surdité peut être effectuée dans un endroit calme en soumettant l’animal à divers stimuli sonores et en constatant son manque de réactivité. Il convient de ne pas associer les stimuli sonores à des mouvements brusques qui peuvent alerter l’animal.

La confirmation et l’investigation de la surdité peuvent éventuellement être effectuées lors d’une consultation spécialisée de neurologie comprenant des examens complémentaires (par exemple, électro-encéphalogramme en présence de stimuli sonores, potentiels évoqués auditifs) qui permettent ainsi de mieux localiser la lésion.

Les principes actifs ototoxiques

1. Aminosides

La majorité des antibiotiques ototoxiques fait partie de la famille des aminosides (voir le TABLEAU “Principaux composés ototoxiques”). Il s’agit d’antibiotiques produits exclusivement par des actinomycétales d’origine tellurique et qui appartiennent à deux genres : le genre Streptomyces, qui produit les aminosides dont le nom se termine en “mycine” et le genre Micromonospora, qui produit les aminosides dont le nom se termine en “micine”.

D’un point de vue structural, les aminosides sont des molécules de type hétérosidique, qui résultent de la combinaison d’une génine dérivée de la streptidine ou de la désoxy-2-streptamine et de deux à quatre oses dont l’un, au moins, est aminé. Tous les aminosides possèdent une liaison hétérosidique en position4 sur la génine. Selon les cas, une seconde liaison osidique peut exister en position 5 ou 6. La position de cette seconde liaison hétérosidique détermine la toxicité de la molécule [1].

Les aminosides peuvent en outre se concentrer dans la périlymphe et l’endolymphe. Les cellules “hair” du labyrinthe sont ainsi exposées à de fortes concentrations de ces molécules. Des effets délétères sur les récepteurs de l’audition et du vestibule sont donc à craindre. Les effets toxiques sur la fonction auditive les plus élevés sont constatés avec la néomycine, la kanamycine, la tobramycine(1) et l’amikacine(1), alors que, pour le vestibule, la streptomycine et la gentamicine sont responsables des effets toxiques les plus marqués [6].

Les cellules atteintes montrent des déformations de leur membrane plasmique, ainsi que des lésions des membranes des organites intracellulaires comme les mitochondries. Il en résulte une augmentation de la perméabilité cellulaire, mécanisme similaire à celui de la bactéricidie exercée par ces antibiotiques sur les germes sensibles.

Un défaut d’élimination urinaire augmente la probabilité d’émergence de l’ototoxicité (toxicité concentration-dépendante). L’intégrité de la fonction rénale doit donc être vérifiée par une analyse biochimique, afin de prévenir l’apparition de cet effet toxique.

La dose administrée (voir le TABLEAU “Relation entre le schéma thérapeutique et les effets biologiques”), la durée du traitement, l’âge de l’animal et la préexistence de dysfonctionnements vestibulaire ou auditif sont des facteurs de risque reconnus lors de traitement par ces aminosides.

Chez les animaux sensibles ou insuffisants rénaux, il est ainsi recommandé de réduire la fréquence d’administration des aminosides et de mettre en place une surveillance de la capacité auditive et du fonctionnement de l’appareil vestibulaire afin de suspendre éventuellement le traitement et de permettre une récupération au moins partielle de la fonction.

L’ototoxicité des aminosides appliqués localement est également connue [4]. Malgré cela, la majorité des spécialités destinées au traitement des otites contient un aminoside associé ou non à un autre principe actif (anti-inflammatoire, acaricide, etc.). Le choix des aminosides dans ces spécialités est fondé sur leur spectre d’action contre les principaux germes à l’origine d’otites bactériennes (en particulier des bactéries Gram+ et Pseudomonas aeruginosa). Il convient de retenir que la gravité de l’ototoxicité dépend de la dose (ou de la concentration) utilisée. Ainsi, une concentration en gentamicine de 3 % chez le chat peut se révéler toxique pour les récepteurs sensitifs de la cochlée et du vestibule. Si le tympan est lésé, de fortes concentrations sont observées dans l’oreille interne (endo- et périlymphe) et une toxicité concentration-dépendante peut s’exprimer.

2. Autres antibiotiques

Parmi les autres antibiotiques potentiellement ototoxiques par application locale, la polymyxine B (famille des antibiotiques polypeptidiques) et l’érythromycine (chef de file des macrolides) sont recensées [3]. Il existe une suspension auriculaire vétérinaire à base de polymyxine B (Surolan®, association avec le miconazole et l’acétate de prednisolone). En revanche, en France, aucune spécialité vétérinaire à base d’érythromycine n’est destinée à une administration intra-auriculaire. Cela doit inciter les praticiens à la prudence lors de l’utilisation empirique de formes pharmaceutiques vétérinaires ou humaines à usage local (collyres par exemple) comme une solution alternative au traitement de certaines otites à germes multirésistants.

3. Antiseptiques

Le recours à des antiseptiques peut être tentant lors d’otites chez le chien et chez le chat. Certains d’entre eux sont toutefois potentiellement ototoxiques, en particulier la chlorhexidine et l’éthanol [5]. Le risque est particulièrement accru lors de rupture ou de lésion du tympan : en effet, dans ces situations, aucune solution, y compris l’eau, n’est totalement dépourvue d’une otoxicité potentielle.

Le mécanisme d’action toxique de ces derniers composés sur les membranes des cellules cochléaires et vestibulaires est comparable à leurs effets sur les bactéries. Il s’ensuit une dégénérescence cellulaire, voire une fibrose et une ossification des structures labyrinthiques. Il est donc essentiel de veiller à l’intégrité de la membrane tympanique.

4. Diurétiques de l’anse

Les diurétiques de l’anse (acide éthacrinique(1) et furosémide) exercent leur effet sur le rein en inhibant la réabsorption des ions chlorure dans la branche ascendante de l’anse de Henlé. Le mécanisme de leur ototoxicité est mal connu, mais il est probablement en relation avec des modifications électrolytiques dans l’endolymphe cochléaire. Compte tenu de la fréquence de son utilisation chez le chien et chez le chat, le furosémide est heureusement le moins ototoxique de ces diurétiques. Les effets sont dose-dépendants et rapidement réversibles à l’arrêt du traitement, ce qui n’est pas toujours le cas en médecine humaine.

5. Cisplatine

Le cisplatine(1) (cis-diaminodichloroplatinium) est un médicament anticancéreux ototoxique : il engendre des lésions des cellules de la cochlée de la même façon que les aminosides.

La réception des ondes de haute fréquence est d’abord touchée, puis celle des ondes de basse fréquence lorsque le traitement est prolongé. À l’inverse de l’homme, ce composé ne semble pas affecter le système vestibulaire des chiens et des chats. Ces effets concentration-dépendants sont liés à la sensibilité de l’animal et la perte d’audition est temporaire.

Les principaux médicaments à potentialité ototoxique sont les aminosides (administrations parentérale et locale), ainsi que les antibiotiques polypeptidiques et les antiseptiques administrés localement. Cette forme de toxicité doit donc être prise en compte lors de l’utilisation de ces composés par les praticiens. Lors d’application locale, la vérification de l’intégrité du tympan est conseillée avant l’administration de toute solution, même des spécialités habituellement bien tolérées. Une mise en garde des propriétaires peut également être utile, car il n’est pas rare qu’ils aient spontanément recours à certains antiseptiques pour nettoyer les oreilles de leur animal, sans connaissance du risque encouru.

  • (1) Médicament à usage humain.

En savoir plus

- Igarashi Y, Suzuki J. Cochlear ototoxicity of chlorhexidine gluconate in cats. Arch. Otorhinolaryngol. 1985;242:167-176.

- Roland PS, Rybak L, Hannley M et coll. Animal ototoxicity of topical antibiotics and the relevanceto clinical treatment of human subjects. Otolaryngol. Head Neck Surg. 2004;130:S57-78.

Rappels d’anatomie et de physiologie de l’oreille

L’oreille est un organe qui se compose de trois parties : l’oreille externe, l’oreille moyenne et l’oreille interne (voir la FIGURE “Anatomie de l’oreille du chien”).

L’oreille externe comprend une partie visible, le pavillon, qui est en continuité avec le conduit auditif externe. Ce conduit se poursuit jusqu’à une membrane élastique, le tympan, qui le sépare de l’oreille moyenne.

Les vibrations sonores entraînent une vibration de cette membrane qui transmet ce mouvement à une chaîne d’osselets contenue dans l’oreille moyenne : le marteau, l’enclume et l’étrier. L’oreille moyenne est en outre en contact avec la cavité pharyngée par l’intermédiaire de la trompe d’Eustache. Son dernier osselet, l’étrier, marque la limite avec l’oreille interne au niveau de la fenêtre ovale.

L’oreille interne comprend une portion rigide, le labyrinthe osseux, dans laquelle flotte un organe souple de forme comparable, le labyrinthe membraneux. La cavité interne de ce dernier est remplie d’une endolymphe, alors qu’un autre liquide, la périlymphe, sépare les deux structures labyrinthiques.

Les labyrinthes sont en outre divisés en deux portions fonctionnellement distinctes : la cochlée et le vestibule qui interviennent respectivement dans l’audition et dans l’équilibre.

La cochlée possède une anatomie complexe puisqu’elle est divisée en deux rampes, séparées par le canal cochléaire, qui forment une spirale. Lors de stimuli sonores, les vibrations de la fenêtre ovale transmises par la chaîne des osselets et par le tympan induisent un mouvement de va-et-vient de la périlymphe. Cela déforme le canal cochléaire ainsi que des fibres élastiques qui excitent un organe sensitif, l’organe de Corti. Cet organe transmet alors un influx nerveux par l’intermédiaire d’une branche du nerf crânien VIII, ce qui permet la perception des vibrations sonores.

Le vestibule membraneux est composé de plusieurs canaux semi-circulaires disposés dans trois plans perpendiculaires. Sa couche tissulaire superficielle comprend des récepteurs sensitifs sensibles aux mouvements de l’endolymphe. Leur excitation est transmise au cerveau par l’intermédiaire d’une autre branche du nerf VIII. Lors d’un déplacement de l’animal, le va-et-vient de l’endolymphe dans chacun des canaux permet à l’organisme de percevoir ses propres mouvements dans l’espace. Cette fonction intervient donc dans l’équilibre de l’animal.

Déclarations de pharmacovigilance rapportant des effets indésirables, compatibles avec une ototoxicité et susceptibles d'être dûs à un médicament vétérinaire

Toxicité cochléaire : quinze cas de surdité sont déclarés pendant la période 2001-2004 ; tous sont observés chez des chiens.

• Onze cas font suite à une administration auriculaire d’un produit contenant :

- des aminosides (néomycine ou gentamicine), pour six cas ;

- d’autres molécules pour les cinq autres cas (polymyxine B, clotrimazole, etc.).

Six cas parmi ces onze sont imputés de manière probable ou possible au médicament (gentamicine, clotrimazole).

• Quatre cas de surdité sont constatés après une administration systémique, impliquant sept produits différents (un cas maximum par produit). Aucun n’est imputé de manière probable ou possible.

Toxicité vestibulaire : le champ d’étude a été limité aux déclarations rapportant une ataxie avec une tête penchée. Pour être complet, il serait nécessaire de trier tous les cas mentionnant une ataxie et de déterminer ceux pouvant relever d’une ataxie vestibulaire.

Pour la période 2001-2004, trente-huit cas correspondent aux critères choisis, vingt-quatre chez des chats et quatorze chez des chiens.

• Une administration auriculaire est rapportée dans dix-huit cas (douze chats et six chiens), dont quatorze avec un produit contenant des aminosides (néomycine, gentamicine).

Seize cas parmi ces dix-huit sont imputés de manière probable ou possible (dont douze impliquant des aminosides).

Toutefois, parmi les huit cas dont l’évolution (favorable) est connue, deux seulement peuvent relever d’une ototoxicité (ou d’une otite moyenne). Les autres, d’apparition et d’évolution rapide (moins de douze heures), relèvent plus probablement d’un mécanisme physique (surpression ou percussion tympanique).

• Vingt administrations par voie systémique (dix chats et huit chiens) sont mentionnées, impliquant vingt-sept produits différents (maximum deux cas parspécialité), dont deux seulement contiennent des aminosides.

Dix cas sont imputés au médicament de manière possible. Ces cas relèvent toutefois plus d’une neurotoxicité (par exemple perméthrine ou avermectine), que d’une ototoxicité.

Cette analyse montre que les cas pour lesquels une ototoxicité a pu être imputée de manière probable ou possible à un médicament sont relativement rares. Cela peut suggérer que l’ototoxicité est assez limitée en pratique ou qu’elle est sous-diagnostiquée.

Analyse de la base de donnée du Centre de pharmacovigilance vétérinaire de Lyon pour la période 2001-2004.

Points forts

L’ototoxicité des aminosides administrés par voie parentérale est notamment concentration-dépendante. Un défaut d’élimination lié à une insuffisance rénale augmente donc le risque d’apparition de troubles.

Lors d’applications locales, une lésion du tympan accroît significativement le risque d’ototoxicité. Dans ce cas, des molécules normalement bien tolérées (y compris l’eau) peuvent être à l’origine de troubles.

Les manifestations ototoxiques des diurétiques de l’anse et du cisplatine(1) rétrocèdent rapidement à l’arrêt du traitement, tandis que celles des antiseptiques sont généralement irréversibles. Avec les aminosides, une réversibilité partielle est possible.

Remerciements au Centre de pharmacovigilance vétérinaire de Lyon (CPVL).

  • 1 - Forge A, Schacht J. Aminoglycoside antibiotics. Audiol. Neurootol. 2000;5(1):3-22.
  • 2 - Huang MY, Schacht J. Drug-induced ototoxicity. Pathogenesis and prevention. Med. Toxicol. Adverse Drug. Exp. 1989;4(6):452-467.
  • 3 - Mac Ghan LJ, Merchant SN. Erythromycin ototoxicity. Otol. Neurotol. 2003;24(4):701-702.
  • 4 - Matz G, Rybak L, Roland PS et coll. Ototoxicity of ototopical antibiotic drops in humans. Otolaryngol. Head Neck Surg. 2004;130(3 Suppl):S79-82.
  • 5 - Perez R, Freeman S, Sohmer H et coll. Vestibular and cochlear ototoxicity of topical antiseptics assessed by evoked potentials. Laryngoscope. 2000;110(9):1522-1527.
  • 6 - Pickrell JA, Oehme FW, Cash WC. Ototoxicity in dogs and cats. Semin. Vet. Med. Surg. (Small An.). 1993;8:42-49.
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