Épithéliomas spinocellulaires de la vulve chez deux vaches - Le Point Vétérinaire n° 226 du 01/06/2002
Le Point Vétérinaire n° 226 du 01/06/2002

CANCÉROLOGIE BOVINE

Pratiquer

CAS CLINIQUE

Auteur(s) : Olivier Hartnagel

Fonctions : 31, rue Saint-Exupéry
01160 Pont-d’Ain

Deux vaches montbéliardes, issues de la même mère, présentent des tumeurs ulcérées au niveau de la vulve. Plusieurs cas de “cancer de l’œil” sont également recensés dans l’élevage.

En octobre 2000, Gentiane et Églantine, deux vaches montbéliardes âgées respectivement de dix et onze ans, sont présentées au cours d’une visite dans la même exploitation. Elles appartiennent à un troupeau de 45 vaches montbéliardes, très bien entretenues. Toutes deux présentent une masse sanguinolente et nécrotique au niveau d’une lèvre vulvaire. Ces masses sont apparues depuis environ un mois aux dires de l’éleveur. Ce dernier désire conserver ces deux animaux, de bonne valeur génétique, jusqu’au vêlage, afin de garder les produits. Il souhaite savoir s’il est possible de mettre en place un traitement afin de prévenir d’éventuelles complications concernant la dilatation du vagin et de la vulve lors de la mise bas.

Cas clinique

1. Examen des animaux

Gentiane présente une tumeur sphérique au niveau de la lèvre vulvaire gauche, d’un diamètre d’environ 7 cm, s’étendant jusqu’à la marge anale (PHOTO 1). Cette tumeur est sanguinolente et surinfectée et comprend des zones de nécrose. La vache présente en outre des verrues au niveau de la paupière inférieure d’un œil (PHOTO 2).

Églantine est atteinte d’une tumeur vulvaire pratiquement identique à celle de Gentiane (PHOTO 3).

Un examen approfondi des tumeurs montre une extension locale très importante, en parti-culier chez Gentiane, où l’on observe un œdème autour de l’anus et du ténesme. Les deux tumeurs sont caverneuses, on peut y introduire un index.

Un examen rectal sous anesthésie épidurale basse permet de conclure qu’il n’y a pas d’extension jusqu’au rectum. Un examen à l’aide d’un spéculum vaginal ne montre pas d’anomalie de la muqueuse vaginale, ni du col utérin.

2. Antécédents

Les deux vaches sont issues de la même mère. Elles sont toutes les deux gravides depuis environ deux mois.

Églantine a présenté en juillet 2000 un cancer de la troisième paupière, qui a été opéré au stade débutant par exérèse de cette troisième paupière, sans récidive à ce jour. Un “greffon” tumoral était présent sur la cornée et a disparu huit jours après l’intervention.

Concernant le reste du troupeau, une vache, Cocotte, âgée de treize ans, est actuellement traitée par des applications régulières d’une pommade ophtalmique (Néomycine-hydrocortisone®), à cause d’un cancer de l’œil inopérable, car trop évolué (PHOTO 4).

Une autre vache, âgée de huit ans, a été opérée trois mois auparavant d’un cancer de la troisième paupière. Elle a été éliminée du troupeau en septembre à cause d’une récidive. Torpille, la mère de Gentiane et d’Églantine, née en 1984, a elle-même été réformée à l’âge de dix ans pour un cancer de l’œil (voir le TABLEAU “Vaches atteintes de tumeurs oculaires et vulvaires recensées dans l’élevage”).

Jusqu’à présent, seules deux filles de Gentiane ont été conservées comme génisses de renouvellement, les autres produits étant tous des mâles. Ces deux génisses, âgées de deux et trois ans, ne présentent aucune lésion à ce jour.

3. Examen histologique

Un prélèvement est pratiqué sur Gentiane pour analyse histologique. L’examen, réalisé par le laboratoire Orbio (69330 Jonage), montre une prolifération tumorale de nature épithéliale, qui apparaît constituée par des cordons anastomosés, en relation avec l’épiderme. Les cellules tumorales présentent un aspect acanthocytaire caractéristique et des atypies nucléaires sévères. Des images de dyskératose sont visibles. Les cordons tumoraux peuvent être déformés par des globes cornés et des amas de cellules parakératosiques. Ils cheminent dans un stroma discrètement fibroplasique. La lésion infiltre sévèrement les régions profondes du prélèvement.

Il s’agit d’un carcinome épidermoïde (épithélioma spinocellulaire). Le résultat d’analyse indique qu’il s’agit d’une lésion de pronostic réservé : des extensions métastatiques loco-régionales ganglionnaires sont possibles.

4. Attitude clinique et évolution

Les lésions étant trop avancées et infiltrantes, leur ablation chirurgicale est exclue. Un traitement en vue d’une immunomodulation locale est entrepris, afin de limiter l’évolution tumorale et de permettre aux vaches de mener les gestations à leur terme. Une suspension d’un régulateur non spécifique de l’immunité naturelle à base de Mycobacterium chelonae (M.CH.®) est injectée par voie intramusculaire selon le rythme suivant : une ampoule de 5 ml à J0, J2, J4, J8, J16, J32, puis une ampoule tous les quinze jours.

Les tumeurs sont nettoyées et désinfectées tous les jours à l’aide d’une solution de povidone iodée (Vétédine® 10 %) et l’éleveur les pulvérise à l’aide d’un aérosol cicatrisant (Aluspray®).

Un complément alimentaire (Nutribase®) (voir l’ENCADRÉ “Composition de Nutribase®”) est distribué à toutes les vaches du troupeau, en vue de stimuler les défenses immunitaires et d’enrichir la ration en magnésium, à cause de l’incidence élevée de verrues dans ce cheptel.

L’évolution un mois et demi plus tard (PHOTOS 5 et 6) montre une stabilisation de ces tumeurs. Même si elles restent fragiles et sanguinolentes, elles ont tendance à diminuer de volume et à sécher un peu. Les deux vaches mèneront leur gestation à terme et n’auront aucun problème de dilatation ni de déchirure vulvaire. Les deux vêlages ne nécessiteront pas d’intervention. Les tumeurs resteront de la même taille jusqu’à un an après l’intervention, puis les vaches seront éliminées du troupeau.

Discussion

L’apparition de deux cas simultanés d’épithéliomas spinocellulaires (ESC) vulvaires chez deux vaches issues de la même mère, dans un élevage où sévissent plusieurs cas de “cancers de l’œil”, amène à discuter de la prévalence, de l’origine et des éventuels facteurs prédisposants de ces tumeurs.

1. Prévalence et étiologie des épithéliomas spinocellulaires

Dans une étude portant sur quarante années de surveillance (1935-1974), Bastianello [2] a montré que les tumeurs rencontrées chez les bovins étaient, par ordre de fréquence décroissante, des tumeurs cutanées, des tumeurs du tissu conjonctif, du tissu lymphoïde et enfin des tumeurs oculaires. Les ESC (carcinomes épidermoïdes) étaient les tumeurs les plus fréquemment identifiées, avec deux sites privilégiés : l’œil et la vulve. Ensuite venaient les fibromes et les fibrosarcomes, qui représentent la majorité des tumeurs du tissu conjonctif. Les tumeurs des tissus lymphoïdes sont presque exclusivement des lymphosarcomes. Concernant l’appareil génital femelle, les néoplasmes les plus fréquents [12] touchent la vulve (grande majorité d’épithéliomas spinocellulaires) et le vagin (surtout fibromes, fibrosarcomes et fibropapillomes). On trouve également, moins souvent, des hémangiomes et des léiomyomes (vulve et vagin), ainsi que des mélanomes (vulve).

Les ESC sont souvent des tumeurs isolées. Elles infiltrent de façon importante les tissus mous et osseux adjacents, mais ont tendance à métastaser lentement [6], entraînant rarement des saisies à l’abattoir [5]. Elles se présentent sous la forme d’une ou plusieurs masses ulcérées, souvent siège d’une infection suppurée. L’ulcération une fois apparue s’étend à tout l’épiderme superficiel et détruit le tissu mou tumoral sous-jacent, entraînant parfois des hémorragies [5]. De petits nodules blancs à la base de la masse tumorale peuvent être remarqués [7].

Les épithéliomas cutanés sont classiquement classés dans la catégorie des actinocancers [5], cancers liés à des expositions prolongées aux rayons ultraviolets. Ces actinocancers sont surtout décrits chez l’homme, où ils sont souvent précédés de lésions prétumorales de kératose solaire. Cependant, ils se rencontrent aussi chez de nombreuses espèces animales : ovins (surtout sous forme d’enzooties), bovins (vulve, œil, base des cornes), chèvre (périnée), chat (surtout sujets à robe blanche, au niveau des oreilles et du chanfrein) et chien. Ils sont souvent très kératinisés et d’évolution presque toujours locale (tumeurs des kératinocytes de l’épiderme).

Chez les bovins, ces tumeurs sont plus fréquentes dans les races à poils blancs et à peau peu pigmentée, autour des muqueuses (jonction cutanéomuqueuse le plus souvent). Le point de départ le plus fréquent est une lésion actinique [6]. Elles apparaissent dans des zones dépourvues de pigmentation [1, 5, 12] et atteignent plus fréquemment des animaux vivant à l’extérieur dans des régions où l’ensoleillement est important [5]. Le soleil se révèle en effet être l’agent carcinogène le plus important, d’abord à l’origine de dermatoses solaires chroniques, évoluant secondairement en cancers [1, 5, 7, 12]. Ces dermatoses se présentent sous la forme de “cornes” cutanées sur les zones non pigmentées [12].

Aucune relation entre les différentes localisations des ESC chez les bovins n’a été démontrée. Il est à noter que les tissus de la paupière et de la conjonctive, ainsi que les tissus de la vulve ont une origine commune ectoblastique.

Les ESC apparaissent en moyenne entre l’âge de quatre et huit ans [12]. L’influence de certains virus, comme les herpèsvirus (virus de l’IBR surtout), a été incriminée en tant que facteur prédisposant à l’évolution tumorale des lésions oculaires précancéreuses [7]. De même, des papillomavirus seraient à l’origine de certains ESC [3, 7].

Les papillomes sont des tumeurs bénignes qui régressent souvent spontanément, mais sous l’influence de certains cofacteurs (surtout l’exposition aux ultraviolets), une transformation cancéreuse est fortement soupçonnée. Des papillomavirus ont été découverts dans 33 % des lésions précancéreuses des carcinomes oculaires chez des bovins [10]. Cependant, aucun antigène viral, aucun virus observable au microscope électronique, ni aucun ADN viral, n’ont été détectés dans les cancers avérés. Le rôle des papillomavirus pourrait se limiter à l’induction de lésions prétumorales.

De nombreux auteurs ont constaté que la prévalence des tumeurs bovines varie selon la race. En revanche, aucun ne décrit d’éventuelle transmission intergénération.

Il aurait été intéressant dans notre cas de pratiquer une analyse histologique de la tumeur de l’œil de la vache Églantine. Mais en juillet 2000, rien ne laissait suspecter l’apparition d’une tumeur de la vulve sur cette vache. En outre, des examens postmortem des deux carcasses auraient été intéressants, en particulier pour rechercher d’éventuelles métastases ganglionnaires de ces tumeurs. Cependant, aucune de ces deux carcasses n’a subi de saisie.

2. Traitement

Au bilan, peu de réponses peuvent être apportées à ce jour en ce qui concerne l’origine et les facteurs prédisposants de ces tumeurs. Il convient donc de recommander aux éleveurs d’être vigilants afin de dépister précocement ce genre de lésions pour entreprendre rapidement un traitement.

Traitement chirurgical

Plusieurs types d’interventions sont envisageables, dans la mesure où elles sont réalisées précocement.

• L’exérèse chirurgicale classique de la tumeur peut être effectuée au bistouri, si elle n’envahit pas trop profondément les tissus sous-jacents. Mais la cicatrisation est souvent mauvaise (surinfections).

• La cryochirurgie [9] consiste en la congélation rapide de la masse tumorale à - 25 °C. Dans une étude [9], 88,7 % de guérisons ont été obtenues grâce à cette technique. Plus les lésions sont petites, plus la cryochirurgie est efficace. Le coût élevé de telles interventions les rend difficilement réalisables en pratique courante.

Traitement médical

Le traitement médical repose sur l’immunothérapie. Plusieurs techniques ont été proposées.

• L’injection d’extraits d’ESC a pour conséquences de stimuler les défenses immunitaires de l’animal. Des essais ont été effectués en injectant par voie intramusculaire des extraits d’ESC oculaires [6, 11]. Dans l’un deux [11], on assiste à une quasi-disparition d’une tumeur qui mesurait initialement 4,5 x 5,5 cm. Cependant, une récidive est apparue six mois plus tard, l’animal ayant pu produire un veau entre temps. Le mode d’action de ces injections n’est pas connu actuellement : effet non spécifique des excipients du “vaccin” (comme l’adjuvant de Freund) ou effet spécifique des cellules cancéreuses ?

Il est à noter que des cas de régression spontanée de telles tumeurs ont déjà été observés [11].

• L’immunothérapie spécifique locale a été tentée par essais d’injection intratumorale d’interleukine 2 humaine, à faible dose, donc à faible cytotoxicité générale [4], avec de bons résultats (83 % de régression). De tels essais ont aussi été pratiqués sur des ESC oculaires bovins et chez la souris.

• L’immunomodulation non spécifique repose sur l’administration d’extraits de Corynebacterium parvum ou de Mycobacterium chelonae (M.CH.®) ou encore de BCG [8].

Des études sur des échantillons représentatifs seraient nécessaires pour connaître l’efficacité de tels traitements. Dans notre cas, l’utilisation de M.CH.®, en association avec des soins locaux, a coïncidé avec une stabilisation de ces tumeurs, qui avaient évolué rapidement depuis leur apparition. La disparition récente du M.CH.® prive le praticien de la voie thérapeutique non chirurgicale la plus abordable dans ce type d’affections(1).

  • (1) Pour des raisons qu’elle n’a pas rendues publiques, l’AFSSA a récemment retiré l’AMM du M.CH.®. Voir “Un appel au secours pour le M.CH.®”, courrier des lecteurs de La Semaine Vétérinaire n° 1034 du 24/11/2001, p. 2.

Composition de Nutribase®

P 10 %

Ca 16 %

Na 2 %

Cendres brutes 84 %

Magnésium 10 % (pourcentage d’extraction citrique du phosphore total, méthode INRA 1998) Cu (sulfate) 250 mg/kg

Mn (oxyde) 4 675 mg/kg

Zn (oxyde) 8 650 mg/kg

Fe (sulfate) 3 100 mg/kg

Posologie 200 g/j/animal

Points forts

Les épithéliomas spinocellulaires (carcinomes épidermoïdes) sont les tumeurs les plus fréquemment identifiées chez les bovins.

Les deux sites privilégiés des ESC chez les bovins sont l’œil et la vulve. Cependant, aucune relation entre ces localisations des ESC n’a été démontrée.

Les ESC sont souvent des tumeurs isolées, qui se présentent sous la forme de masses ulcérées, souvent surinfectées.

Ce sont des tumeurs très infiltrantes, mais qui métastasent lentement.

L’exérèse chirurgicale ou le traitement cryochirurgical des ESC ne sont efficaces que s’ils sont pratiqués très précocement.

Un traitement par immunomodulation non spécifique est possible, par injections d’extraits de Corynebacterium parvum ou de Mycobacterium chelonae (M.CH.®), voire de BCG.

Abonné au Point Vétérinaire, retrouvez votre revue dans l'application Le Point Vétérinaire.fr