L’intoxication par la pâte à pain et la levure de boulangerie - Le Point Vétérinaire n° 407 du 01/07/2020
Le Point Vétérinaire n° 407 du 01/07/2020

TOXICOLOGIE

Fiche toxicologie

Auteur(s) : Laurence Tavernier

Fonctions : CNITV, VetAgro Sup
1, avenue Bourgelat
69280 Marcy-l’Étoile
cnitv@vetagro-sup.fr

Si le pain est un aliment quotidien en France, sa confection à domicile peut présenter un risque pour les animaux trop gourmands.

Le toxique

La levure boulangère, qui provient de différentes souches du champignon Saccharomyces cerevisiae, est commercialisée sous forme fraîche ou sèche (un cube de 21 g de levure fraîche équivalant à un sachet de 7 ou 8 g de levure déshydratée). Elle est utilisée pour la confection de pâte à pain, à pizza, à brioche, à beignet, etc. Il existe aussi des préparations prêtes à l’emploi, dans lesquelles la levure est déjà mélangée à la farine. L’intoxication découle généralement de l’ingestion de pâte crue en cours de levage, plus rarement de la levure elle-même.

Notons que certains compléments alimentaires contiennent de la levure de bière issue du même champignon, mais il s’agit quasi exclusivement de levure inactive, qui n’est plus capable de fermenter et ne présente donc pas de risque. Il en est de même pour la levure boulangère après la cuisson. Enfin, la levure chimique, qui contient essentiellement du bicarbonate de sodium, ne produit pas non plus de fermentation et n’induit donc pas de toxicité comparable à celle de la levure de boulangerie.

Espèces concernées et fréquence de l’intoxication

Dans les cas recensés par le Centre national d’informations toxicologiques vétérinaires (CNITV) au cours des dix dernières années, la fréquence des cas impliquant de la levure ou de la pâte à pain reste modeste, mais les changements d’habitude consécutifs à la crise sanitaire de 2020, qui a incité davantage de personnes à confectionner leur pain elles-mêmes, pourraient favoriser l’accès des animaux à ce type de préparation.

Au vu des circonstances d’exposition (ingestion accidentelle au sein du foyer), l’intoxication touche exclusivement les carnivores domestiques, principalement le chien (80 % des appels), suivi par le chat (20 %) et, de façon anecdotique, le furet.

En pratique, les cas rapportés chez le chat portent plutôt sur une faible quantité de levure seule, prêtant peu à l’intoxication. Pour l’ingestion de pâte à pain, les chiens sont encore plus largement représentés, et ont tendance à avaler toute la quantité accessible (plusieurs centaines de grammes), ce qui les expose à un risque plus important.

Dose toxique et pathogénie

Aucune dose toxique n’est établie. Le risque dépend essentiellement de la capacité de fermentation, donc de la matière fermentescible présente : l’ingestion de pâte crue est plus nocive que celle de levure seule.

La toxicité résulte de la fermentation par les levures, qui transforment les sucres en éthanol et dioxyde de carbone. Le maintien de la levure à la température corporelle est particulièrement favorable à ce processus. L’émission de CO2 et le gonflement de la pâte posent un problème mécanique, mais l’essentiel de l’intoxication correspond à l’action de l’éthanol, qui diffuse largement dans l’organisme et passe la barrière hémato-méningée.

Tableaux clinique et lésionnel

Les symptômes surviennent dans les quelques heures qui suivent l’ingestion. L’absorption de l’éthanol étant rapide, si la fermentation de la pâte est suffisamment entamée, ils peuvent déjà se déclarer en une demi-heure à une heure. Le dégagement gazeux est plus progressif. Une surveillance est recommandée pendant 24 heures.

- Troubles digestifs (surtout consécutifs au gonflement de la pâte) : vomissements ou efforts improductifs, dilatation gastrique (avec un risque de torsion, notamment chez les chiens de grand format, voire de rupture, quoique cela ne soit pas rapporté en pratique courante).

- Troubles métaboliques : hypoglycémie, acidose.

- Troubles nerveux : ataxie, désorientation, dépression du système nerveux central (de la simple léthargie jusqu’au coma), tremblements, voire convulsions (notamment en cas d’hypoglycémie).

- Troubles cardiovasculaires et respiratoires : tachycardie ou bradycardie, hypotension, dyspnée, dépression respiratoire.

- Hypothermie.

Les lésions consistent surtout en une dilatation de l’estomac (avec présence de pâte), associée à une possibilité de torsion ou de rupture. Une congestion de la rate est parfois observée.

Examens complémentaires

Quoique théoriquement réalisable, l’éthanolémie est rarement mesurée en pratique. Le diagnostic repose plutôt sur les commémoratifs. Il est recommandé de suivre la glycémie et l’éventuel état d’acidose. En parallèle, la radiographie permet de mettre en évidence la dilatation gastrique et d’apprécier la position de l’estomac et le risque de torsion.

Traitement éliminatoire

Si l’ingestion est récente et que l’animal ne présente pas de troubles, des vomitifs peuvent être utilisés : apomorphine à la dose de 0,1 mg/ kg par voie sous-cutanée (SC, la plus efficace chez le chien, contreindiquée chez le chat), xylazine (à raison de 0,4 mg/kg SC) ou médétomidine (de 30 à 90 µg/kg SC). Mieux vaut toutefois se méfier du risque théorique de rupture de l’estomac si une grande quantité de pâte a été ingérée ou qu’elle a déjà gonflé, en raison d’une possible obstruction du cardia par la masse de pâte. Une altération de la conscience est aussi une contre-indication aux vomissements provoqués, du fait du risque de fausse route.

Un lavage gastrique, de préférence à l’eau froide pour ralentir dans le même temps la fermentation, permet aussi de récupérer une bonne partie de la pâte. Dans les cas extrêmes, une gastrotomie peut être envisagée, sous réserve que l’animal soit suffisamment stable pour supporter l’opération.

L’emploi de charbon végétal activé n’est a priori pas recommandé. Il pourrait réduire l’émission de gaz, mais il est peu efficace pour fixer l’éthanol qui est le composant le plus nocif.

Traitement symptomatique et de soutien

Il n’existe pas d’antidote spécifique. Le sondage gastrique permet l’évacuation des gaz et réduit la distension. L’animal est placé sous perfusion, plutôt de Ringer lactate en raison du risque d’acidose, avec au besoin une complémentation en glucose et en bicarbonates. En cas de dépression neurologique ou respiratoire intense, la yohimbine est théoriquement utilisable (à la posologie de 0,1 mg/kg, idéalement par voie intraveineuse, à renouveler toutes les deux à trois heures), mais aucune forme injectable n’est disponible en France. La dépression respiratoire peut également être prise en charge par l’injection de doxapram (à la dose de 1 à 5 mg/kg par voie intraveineuse), ou par une intubation et une ventilation assistée le cas échéant. Les troubles cardiaques sont traités symptomatiquement (atropine lors de bradycardie, adrénaline en cas de défaillance cardiaque, etc.). En outre, il convient de veiller au maintien de la température corporelle (bouillotte, tapis chauffant) et d’assurer une réalimentation progressive.

En cas de convulsions, il est possible d’administrer du diazépam (à raison de 0,5 à 2 mg/kg par voie intraveineuse ou intrarectale), voire d’autres anesthésiques si nécessaire, en prenant garde à l’effet dépresseur supplémentaire.

Pronostic

Si l’animal est pris en charge rapidement, le pronostic est bon, avec une récupération attendue dans les 24 heures (mais plus lente si une gastrotomie s’est révélée nécessaire). Il est plus réservé en cas d’intoxication alcoolique avec une dépression sévère ou un état d’acidose, tant que ces symptômes n’ont pas rétrocédé. L’évolution peut alors se prolonger sur quelques jours.

Conflit d’intérêts

Aucun.

EN SAVOIR PLUS

1. Hovda LR, Brutlag AG, Poppenga RH et coll. Blackwell’s fiveminute veterinary consult. Clinical companion. Small animal toxicology. 2nd edition, Wiley-Blackwell. 2016:962p.

2. Means C. Bread dough toxicosis in dogs. J. Vet. Emerg. Crit. Care. 2003;13 (1):39-41.

3. Peterson ME, Talcott PA. Small animal toxicology. 3rd edition, Saunders Elsevier. 2013:911p.

4. Poppenga RH, Gwaltney-Brant S. Small animal toxicology essentials. Wiley-Blackwell. 2011:336p.

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