SÉCURITÉ DES ALIMENTS
Article original
Auteur(s) : Michel Federighi*, Pauline Kooh**, Laurent Guillier***, Frédérique Audiat-Perrin****, Myriam Merad*****
Fonctions :
*Oniris, UMR 1014 Secalim Inra/Oniris
101, route de Gachet
44300 Nantes
**Anses, direction de l’évaluation des risques
14, rue Pierre et Marie Curie
94700 Maisons-Alfort
***Anses, direction de l’évaluation des risques
14, rue Pierre et Marie Curie
94700 Maisons-Alfort
****Anses, direction de l’évaluation des risques
14, rue Pierre et Marie Curie
94700 Maisons-Alfort
*****Université Paris-Dauphine
UMR Lamsade-CNRS
75016 Paris
Les connaissances sur les Mioa ont fait des progrès considérables. Des marges de progression existent néanmoins, concernant les approches multicritères et l’utilisation des grands jeux de données (big data).
Longtemps composante implicite de la qualité globale de l’alimentation, la sécurité microbiologique des aliments(1) est devenue une préoccupation croissante de l’ensemble des acteurs de la chaîne alimentaire humaine, des productions primaires au consommateur final. Ce dernier, en particulier, à la suite de différentes crises sanitaires et/ou baignant dans la “culture de l’indignation” diffusée via les réseaux sociaux, revendique fortement en la matière, en vertu également du principe d’incorporation cher à Claude Fischler : « Je deviens ce que je mange. » Un aliment doit donc être paré de toutes les qualités, “bon à rêver, bon à penser, bon à manger” comme l’espérait Claude Lévi-Strauss, un aliment saint en quelque sorte [4]. De plus, exigence devenue basique, l’aliment doit être sain et, ainsi, ne pas exercer d’effet néfaste sur la santé du consommateur, du fait de la présence de dangers(2), biologiques notamment, dans celui-ci (RCE 178/2002). Conscients de cet enjeu, et plus prosaïquement, les autres acteurs de la chaîne alimentaire (producteurs, transformateurs, transporteurs, distributeurs, autorités sanitaires, etc.) vont avoir à “gérer” les dangers biologiques véhiculés par les aliments et la probabilité d’apparition de leurs effets néfastes, nommée risque. Ils ont à justifier, quelquefois, qu’un danger peut être “naturellement” présent dans un aliment sans qu’il y ait de risque significatif pour le consommateur, participant au débat science-société. Ils échafaudent des stratégies pour “maîtriser” le danger et “réduire” le risque tout au long de la chaîne de l’alimentation de l’homme, s’appuyant sur le désormais connu triptyque de maîtrise (réglementation/éléments organisationnels/facteurs opérationnels, figure 1) et ont recours au principe de précaution lorsqu’un doute sérieux existe, y compris quand ce doute n’est pas entièrement partagé par la communauté scientifique [6]. Ces dispositifs, ces stratégies et ces décisions, dans leur complétude, visent évidemment à diminuer la charge morbide des maladies infectieuses d’origine alimentaire (Mioa) pour la population, connue depuis les années 1990 sous le terme de fardeau sanitaire. Ces positions, ces stratégies, ces décisions doivent s’appuyer sur des connaissances scientifiques validées, mais évolutives, sur les Mioa et les dangers responsables. Par conséquent, il est impératif d’avoir des informations fiables sur les principaux agents et aliments responsables des Mioa, ainsi que sur les principaux couples aliment-danger, leurs facteurs et leur chronologie de formation [1]. Ces connaissances permettent aux acteurs d’adapter au mieux la surveillance, de mieux cibler les interventions et de prioriser les actions.
Les Mioa sont, comme leur dénomination l’indique, transmises par voie alimentaire, et nécessitent l’ingestion d’un aliment contaminé par un ou plusieurs dangers biologiques. Par commodité de langage, ce terme regroupe également les maladies toxiniques dues à l’ingestion d’une toxine bactérienne préformée dans l’aliment, comme dans le cas des intoxinations staphylococciques. Les agents à l’origine de ces maladies sont des bactéries ou leurs toxines, des virus, des parasites ou des agents non conventionnels. La majorité de ces Mioa sont des zoonoses, leurs agents ayant un réservoir animal, point de départ d’une potentielle transmission à l’homme.
Le déclenchement d’une Mioa est une chaîne d’événements qui nécessitent l’interaction de trois acteurs principaux : le danger biologique, l’aliment vecteur ou véhicule, et le consommateur ou hôte. La rencontre entre le danger et l’aliment, le premier événement qui porte généralement le nom de contamination primaire, peut intervenir à toutes les étapes de la chaîne alimentaire, directement ou indirectement. Le cas des denrées alimentaires d’origine animale (Daoa) est particulier car, souvent, l’animal vivant, futur aliment, est également le réservoir des dangers. La rencontre entre le danger et le vecteur aboutit à la notion d’aliment contaminé, à distinguer chronologiquement de l’aliment ingéré ; le statut d’aliment contaminé précéde celui d’aliment ingéré d’une durée variable, qui va, par exemple, de quelques secondes dans le cas d’une contamination cru/cuit au domicile jusqu’à plusieurs jours, voire semaines, lors d’une contamination à l’abattoir (figure 2).
L’ingestion d’une quantité suffisante de cellules vivantes ou de toxine du danger est donc la condition sine qua non pour qu’il y ait Mioa mais, bien entendu, cela n’est pas la seule, puisqu’à partir de ce moment débute un véritable parcours du combattant pour le danger, qui doit franchir un certain nombre de barrières et de mécanismes de défense (salivaire, stomacale, péristaltisme intestinal, présence de sels biliaires, etc.) et composer avec la plus ou moins grande réceptivité de l’hôte (figure 3). Au-delà de ses propriétés intrinsèques, qui lui permettront de franchir ces barrières et de déclencher la maladie, il existe des facteurs extrinsèques favorables au danger. Ainsi, parmi les facteurs favorisants, l’ingestion du danger avec un aliment à fort pouvoir tampon ou accélérant la vidange gastrique permet aux cellules bactériennes de mieux franchir les barrières salivaires et stomacales, de même que la prise d’un médicament antiacide avant le repas [11]. L’état physiologique du consommateur est important dans le déclenchement de la maladie. Qu’il fasse partie d’une population plus fragile comme les Yopi(4) ou qu’il présente un état d’immunodéficience en raison de la prise d’un traitement médicamenteux, par exemple, ces facteurs sont favorables pour la bactérie.
Les maladies infectieuses transmises par les denrées alimentaires d’origine animale vont se manifester sous la forme soit de cas sporadiques (c’est-à-dire cas isolés, sans lien identifié avec d’autres cas de la même maladie), soit de cas groupés ou d’épidémies [2]. Celles-ci se déroulent en collectivités fermées, dans le cas d’un repas familial par exemple, ou en collectivités ouvertes, notamment lorsqu’un aliment contaminé produit en grande quantité est distribué sur un territoire plus ou moins étendu. En France, le terme de toxi-infection alimentaire collective (Tiac) est utilisé pour les épidémies qui surviennent en collectivités : il s’agit de « l’apparition d’au moins deux cas groupés d’une même symptomatologie, généralement digestive, dont on peut rapporter la cause à une même origine alimentaire » [7]. Les Tiac ainsi définies font partie des maladies à déclaration obligatoire qui pourront faire l’objet d’investigations, une fois déclarées.
L’approche pyramidale illustre la difficulté d’avoir des données précises sur les Mioa (figure 4). Les cas confirmés, avec identification de l’agent en cause, ne représentent pas tous les cas symptomatiques dans la population, ni a fortiori les cas infectés. En effet, comme vu plus haut, les personnes infectées ne vont pas forcément développer les symptômes de la maladie. Et même en présence de signes cliniques, la maladie n’entraîne pas forcément une consultation médicale. Si tel est le cas, la recherche de l’agent n’est pas systématique et/ou l’agent n’est pas toujours identifié… Cette perte d’informations entraîne une sous-estimation de la morbidité due aux Mioa, variable selon l’agent considéré (consultation et gravité des symptômes, difficultés de l’analyse, etc.). Cette difficulté et cette perte d’informations peuvent être illustrées en prenant l’exemple, très révélateur, de Campylobacter. Ainsi, le Centre national de référence Campylobacter a recensé 4 629 cas de campylobactériose, en moyenne, entre 2011 et 2013. Ce chiffre est à rapprocher de l’incidence “réelle” annuelle estimée entre 2008 et 2013, qui est de 300 000 à un million de cas (intervalle de confiance à 95 %) [13]. Le nombre de cas réels dans la population devra donc être évalué à l’aide de modèles permettant de comparer les parts de responsabilité (attribution de sources) pour chaque agent et chaque aliment, afin de prioriser les actions. Il est important également de garder en tête que les aliments ne sont pas l’unique voie de contamination de l’hôte (encadré 1).
La surveillance est souvent définie comme l’action de procéder à une séquence programmée d’observation ou de mesurage. En France, plusieurs systèmes permettent la surveillance des maladies infectieuses d’origine alimentaire chez l’homme : la déclaration obligatoire depuis 1987, les Centres nationaux de référence (CNR), les réseaux de biologistes et de cliniciens volontaires, libéraux et hospitaliers. Il convient d’ajouter également certaines bases de données médico-administratives (hospitalières, assurance maladie) qui représentent une véritable mine d’informations. La surveillance de l’aliment contaminé passe par des surveillances programmées, telles que les plans de surveillance et de contrôle (PS/PC) ou les autocontrôles des exploitants, et des surveillances événementielles, exercées notamment par les réseaux d’épidémiosurveillance (encadré 2). Enfin, les alertes alimentaires permettent de compléter de manière très pertinente les informations recueillies par les différents systèmes. Tous ces dispositifs concourent à l’établissement d’une liste des dangers à transmission alimentaire majeurs.
Le palmarès des “principaux” agents impliqués dans les Mioa est aujourd’hui bien établi et “stable” depuis plusieurs années, notamment pour la situation française (tableau). Il n’y a pas de fortes discordances entre les pays, au moins pour le top 6 du fardeau sanitaire, que ce soit en Europe ou dans les principaux États développés qui communiquent leur classement [1, 3, 12]. Sans véritable surprise, un duo norovirus/Campylobacter se partage la première place depuis de longues années maintenant, devant les salmonelles et les bactéries productrices de toxines (C. perfringens, S. aureus, B. cereus). Au-delà de ce palmarès des dangers, il est important d’identifier, le plus précisément possible, les vecteurs alimentaires auxquels rattacher la plus grande partie des cas, ainsi que les principales étapes qui conduisent à l’existence de l’aliment contaminé et à l’aggravation de l’exposition au danger. C’est le rôle des études d’attribution des sources, en plein développement et qui ont fait l’objet d’un rapport Anses d’expertise collective en 2017 [2, 3]. Ce travail a permis, pour partie, d’entrevoir le lien extrêmement fort que les Daoa entretiennent avec les dangers majeurs évoqués ci-dessus (tableau). Ainsi, c’est sans surprise que les viandes de volailles et de boucherie apparaissent en haut du classement, comme les œufs et les produits à base d’œufs, les produits laitiers et ceux de la mer. Les plats composites, au regard de la diversité des recettes possibles, posent un problème de catégorisation. Il est intéressant de s’interroger sur la pérennité de ce classement dans les prochaines années, voire décades, en référence à la déconsommation de viandes et, plus généralement, à la transition protéique qui s’annonce. Les futures et nouvelles études d’attribution des sources vont devoir être examinées de très près afin d’y déceler, éventuellement, certaines tendances [10].
Les maladies infectieuses transmises par les denrées alimentaires d’origine animale, leur surveillance et leur gestion ne sont pas une problématique simple, elles dépendent en effet :
– de la perception des risques, des attentes et des enjeux des différents acteurs de la chaîne alimentaire (producteurs, transformateurs, transporteurs, distributeurs, autorités sanitaires, etc.), jusqu’aux consommateurs ;
– de la disponibilité de l’information et du niveau de connaissance des dangers et des risques, ainsi que de la variabilité des sensibilités et des vulnérabilités des consommateurs ;
– des formes de régulation des dangers et des risques. Mais également, et de manière qui tend à se développer :
– de dimensions sociales, culturelles, économiques et territoriales relatives aux dangers et à la gestion et maîtrise des risques ;
– de la variabilité, dans le temps et dans l’espace, de la chaîne alimentaire et de ses acteurs.
À tous ces titres, il apparaît qu’il s’agit d’une problématique multicritères et multiacteurs qui devra être abordée comme telle à l’avenir (encadré 3). En effet, les approches multicritères et multiacteurs d’aide à la décision pour l’analyse et la gestion des risques ouvrent une nouvelle perspective permettant d’exploiter de manière raisonnée les grands jeux de données (big data) disponibles, les incertitudes inhérentes et la diversité des expertises, pour une sécurité des aliments intégrant des composantes socio-économiques, mais aussi plus durable et responsable (figure 5). Des travaux récents de l’Anses sur la priorisation des risques alimentaires (rapport d’expertise en cours de publication) ont fait œuvre didactique en la matière en développant une approche multicritères de hiérarchisation des dangers, des aliments et des couples danger-aliment. Un exemple à suivre et sans doute la préfiguration du prochain enjeu en matière de maladies infectieuses transmises par voie alimentaire.
(1) Assurance que les aliments ne provoqueront pas de dommages au consommateur s’ils sont préparés et/ou consommés conformément à l’usage pour lequel ils sont prévus.
(2) Agent biologique, chimique ou physique, présent dans les denrées alimentaires ou les aliments pour animaux, ou un état de ces denrées alimentaires ou aliments pour animaux, pouvant avoir un effet néfaste sur la santé.
(3) La denrée alimentaire (ou aliment) est définie comme toute substance ou produit transformé, partiellement transformé ou non transformé, destiné à être ingéré ou raisonnablement susceptible d’être ingéré par l’être humain (RCE 178/2002).
(4) Yopi : young old pregnant immunocompromised.
Aucun.
→ La survenue d’une maladie infectieuse d’origine alimentaire (Mioa) nécessite l’interaction entre un danger microbien, un aliment vecteur et l’hôte/consommateur.
→ Les études d’attribution de source montrent que la majorité des Mioa, encore aujourd’hui, sont des zoonoses.
→ La surveillance des Mioa en France repose essentiellement sur la déclaration obligatoire des toxi-infections alimentaires collectives (Tiac), les Centres nationaux de référence (CNR) et des réseaux de biologistes et de cliniciens.
→ La surveillance des aliments est soit programmée (plans de surveillance et de contrôle, autocontrôles, etc.), soit événementielle.
→ En perspective, les approches multicritères permettront à tous les acteurs de la chaîne de l’alimentation de l’homme de mieux cibler leurs interventions.
Outre la voie alimentaire, il existe d’autres moyens de transmission du danger :
– la transmission par contact direct avec des animaux réservoirs ;
– la transmission interhumaine, directe, par contact avec une personne infectée ;
– la transmission environnementale, indirecte, par contact avec un vecteur infecté (par exemple les eaux de baignade, les bacs à sable, les écrans tactiles, etc.).
Chaque année, la Direction générale de l’alimentation (DGAL) et celle de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) définissent des plans de surveillance et de contrôle des denrées alimentaires.
→ Les plans de surveillance sont généralement fondés sur un échantillonnage représentatif de la production, permettant d’estimer la prévalence et les niveaux de contamination des aliments par des dangers biologiques à différents stades de la chaîne de production des aliments.
→ Les plans de contrôle ont pour objectif principal la recherche des anomalies, des non-conformités, voire des fraudes. Ils sont fondés sur un échantillonnage ciblé vers des aliments suspectés, sur la base de critères prédéterminés. Les autocontrôles réalisés par les exploitants sont sous leur responsabilité et doivent être conçus et en cohérence avec leur plan d’analyse des dangers et des points critiques (HACCP) [5].
Depuis plusieurs années, les démarches d’aide multicritère à la décision sont utilisées dans différents secteurs d’activité [8, 9]. L’aide à la décision désigne le processus selon lequel un groupe d’experts (les analystes) accompagne un décideur ayant préalablement explicité une demande d’expertise. Les “objets de la décision” sont les objets élémentaires identifiés par le décideur ou les analystes comme étant ceux à analyser et sur lesquels portent les conclusions de l’aide à la décision [9]. Ces objets peuvent être, par exemple, des dangers, des couples aliment-danger ou bien des filières de production dont il s’agira d’identifier le niveau de performance en matière de sécurité sanitaire. Les résultats de l’aide à la décision peuvent être présentés sous différentes formes, selon les objectifs du décideur et sa question.
En effet, il peut s’agir :
– de trier les objets, par exemple via une procédure de tri ou de notation (scoring) des dangers ;
– de classer par ordre croissant ou décroissant les objets, par exemple en rangeant les couples Daoadanger selon leur niveau de risque ;
– de sélectionner un sous-ensemble d’objets, par exemple un sousensemble de Daoa à surveiller ou à contrôler prioritairement.
Les positions et opinions présentées sont celles des auteurs seuls et ne sont pas destinées à représenter les vues ou les travaux scientifiques de l’Anses. Pour en savoir plus sur les opinions ou les résultats de l’agence, son site web à l’adresse http://www.anses.fr