BIEN-ÊTRE
Article de synthèse
Auteur(s) : Léa Letessier*, François-Henri Bolnot**, Yves Millemann***
Fonctions :
*Hospitalisation grands animaux
École nationale vétérinaire d’Alfort
7, avenue du Général-de-Gaulle
94704 Maisons-Alfort Cedex
L’abattage sans étourdissement préalable est possible par dérogation, mais il soulève la question du bien-être animal. La pratique du soulagement constitue une alternative intéressante à la saignée sans étourdissement.
Alors que le sujet de la mise à mort des animaux de boucherie fait polémique au sein de la société française, le président de la République a missionné le ministre de l’Agriculture début janvier dernier « pour obtenir un meilleur traitement des animaux abattus », en particulier dans le cadre de l’abattage sans étourdissement.
Le règlement européen prévoit, dans l’objectif de limiter la douleur liée à l’abattage, une obligation d’étourdissement des animaux de boucherie avant leur mise à mort par saignée. Cependant, certains modes d’abattage, comme l’abattage rituel, musulman ou juif, bénéficient d’une dérogation à cette obligation d’étourdissement, pour garantir la liberté d’exercice des cultes. Cette dérogation est présente dans la législation européenne comme française (encadré).
En France, plus de trois millions d’animaux par an sont ainsi abattus rituellement (tous rites confondus) sans étourdissement, soit près du tiers des bêtes abattues [7]. L’abattage du gibier d’élevage et celui d’extrême urgence en représentent une part minime. Si la tendance est à la stabilisation concernant la viande casher, elle est en augmentation pour la viande halal. Cependant, il n’existe pas de chiffres officiels, en raison du principe républicain qui interdit toute distinction selon la religion.
Lors d’abattage rituel, la mise à mort est réalisée sur un animal pleinement conscient, par section des veines jugulaires, des artères carotides, mais aussi de la trachée, de l’œsophage et des autres tissus du cou : groupes musculaires et autres structures impliquées dans l’innervation et la vascularisation, à l’exception de la mœlle épinière, qui doit rester intacte [3].
Bien que la majorité des vaisseaux responsables de l’irrigation de l’encéphale soit sectionnée, une irrigation partielle persiste, assurée par l’artère vertébrale, en particulier (figure 1) [8].
La douleur engendrée par ce geste est évidente et s’ajoute à celle provoquée par le mode de contention de l’animal, le plus souvent maintenu dans un dispositif rotatif qui le tourne à 45, 90 ou 180° [5].
En effet, une étude italienne a récemment mis en évidence l’implication du stress lors d’abattage sans étourdissement. Les bovins concernés présentaient des taux de cortisol, de dopamine et de noradrénaline significativement plus importants au moment de la saignée que ceux du groupe témoin, abattus avec un étourdissement préalable [4]. La section des nerfs entraîne une douleur brève mais intense. L’état de choc occasionné provoque quant à lui une détresse majeure, tandis que les nerfs n’ayant pas été atteints dans la région de la plaie continuent à transmettre des signaux douloureux, particulièrement en cas de nouvelle manipulation de la zone d’incision [10].
En cas d’abattage sans étourdissement préalable, la perte de conscience se fait par exsanguination massive, entraînant une chute de la pression sanguine et un défaut d’oxygénation des organes vitaux, en particulier des structures impliquées dans la conscience : la formation réticulée et ses projections dans le cortex via le système réticulo-activateur ascendant [15]. Cette perte de conscience survient entre 35 et 45 secondes après le début de la saignée, sauf en cas de formation de faux anévrismes [1]. Ces derniers surviennent dans 16 % des cas chez les bovins adultes et 25 % des cas chez les veaux, et obstruent l’évacuation du sang via les artères sectionnées [12]. En cas d’abattage conventionnel, avec étourdissement préalable, la mise à mort se fait également par saignée, mais par le biais de deux incisions, qui ne concernent que les carotides et les jugulaires et qui sont plus proches du thorax. Les vaisseaux étant plus larges et la saignée plus franche et plus rapide, aucun faux anévrisme n’a été constaté avec cette méthode.
Ces faux anévrismes se produisent grâce à quatre mécanismes principaux, qui peuvent se surajouter :
– propagation de sang dans les couches internes de l’artère, qui conduit à un rétrécissement du diamètre ;
– rétractation de la paroi de l’artère, provoquant la propagation de sang dans le tissu conjonctif périphérique, produisant une compression périphérique ;
– spasmes des muscles lisses de la paroi artérielle, aboutissant à une vasoconstriction et à une perturbation de la direction du flux sanguin ;
– formation d’un clou plaquettaire, produisant une obstruction, au moins partielle, et une perturbation de la direction du flux sanguin [11].
La saignée est alors fortement perturbée, tandis que, chez les bovins, l’encéphale (notamment les structures impliquées dans la conscience) continue d’être irrigué via l’artère vertébrale. Il en résulte une perte de conscience retardée ou un phénomène de retour de conscience, après une première période d’inconscience. L’opérateur en charge de la saignée doit alors intervenir de nouveau pour effectuer une section complémentaire du vaisseau obstrué, qui engendre une douleur supplémentaire liée à la manipulation de la plaie. En réalité, les bovins perdent conscience entre 8 secondes et 11 minutes après le début de la saignée, dans le cadre de l’abattage sans étourdissement [12].
L’abattage rituel s’appuie avant tout sur des fondements religieux, qui mettent tout particulièrement en avant le respect de l’animal et l’importance de limiter sa douleur lors de la mise à mort [2, 6]. Face au défaut majeur de bientraitance animale que représente l’abattage rituel, tel qu’il est réalisé de manière industrielle, la question de l’étourdissement avant la saignée est discutée depuis de nombreuses années au sein des communautés religieuses. Ce mode d’abattage dégage des intérêts financiers colossaux (2 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel pour le marché de la viande halal) et les responsables commerciaux sont frileux à l’idée de perdre des parts de marché en imposant un étourdissement avant la saignée [13]. La mise en place d’une obligation d’étourdissement de tous les animaux avant leur mise à mort, quel que soit le mode d’abattage, comme il est d’usage dans certains pays européens, semble difficilement envisageable actuellement en France [9].
Face à cette impasse, certains sacrificateurs (il n’existe aucun chiffre officiel et que peu de communication des abatteurs sur ce sujet sensible) ont décidé de réaliser un étourdissement immédiatement après la saignée des animaux abattus rituellement. Cet étourdissement est appelé “soulagement” dans le secteur de la viande et est toléré par les communautés religieuses (figure 2). Il est réalisé dans les 5 secondes qui suivent la jugulation, le plus souvent à l’aide d’un pistolet à tige perforante. La perte de conscience est alors assurée dans les 5 secondes suivant le début de la saignée.
À l’occasion d’un avis rendu en 2012 sur la protection des veaux de boucherie au moment de leur mise à mort en l’absence d’étourdissement, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a proposé trois scénarios (A, B et C) et s’est intéressée aux conséquences engendrées sur la douleur de ces animaux, 45 secondes après le début de la saignée (tableau 1). Le scénario A supposait que le soulagement soit pratiqué 5 secondes après la jugulation, le B envisageait un étourdissement 45 secondes après le début de la saignée, tandis qu’aucun étourdissement n’était pratiqué dans le scénario C [1].
L’inconscience, donc l’absence de douleur, est obtenue le plus rapidement lors du scénario A, tandis que 10 % des animaux sont potentiellement encore conscients (donc en état probable de douleur) lors du scénario C. L’Anses préconise ainsi la pratique du soulagement lors d’abattages rituels [1].
Le rapport DIALREL a été rédigé dans le cadre d’un projet européen concernant l’abattage religieux et visant à améliorer la connaissance et l’expertise par le dialogue et les débats sur le bien-être animal, les enjeux législatifs et socio-économiques.
Les auteurs du rapport ont notamment comparé les différentes méthodes d’abattage et les risques qu’elles font courir en termes de bientraitance animale (tableau 2) [16]. Bien qu’il ne supprime pas la douleur liée à l’incision, le soulagement réduit considérablement la durée avant la perte de conscience et épargne à l’animal la douleur liée à une agonie pouvant aller jusqu’à une dizaine de minutes.
Il paraît donc, dans un premier temps, essentiel et urgent de promouvoir la pratique du soulagement, afin qu’elle devienne la règle, dans les abattoirs français et européens. Dans un second temps, et comme promu par le Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral (SNVEL) et l’Ordre des vétérinaires, la dérogation à l’obligation d’étourdissement avant la mise à mort des animaux de boucherie pourrait être supprimée, afin que tous les animaux bénéficient d’une mise à mort décente, en étant parfaitement insensibilisés.
Aucun.
L’article R. 214-70 du Code rural et de la pêche maritime indique que « l’étourdissement des animaux est obligatoire avant l’abattage ou la mise à mort, à l’exception des cas suivants :
1 Abattage rituel ;
2 Mise à mort du gibier d’élevage lorsque le procédé utilisé, qui doit être préalablement autorisé, entraîne la mort immédiate ;
3 Mise à mort d’extrême urgence ». Du côté européen, le règlement (CE) n° 1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 stipule les conditions de la protection des animaux au moment de leur mise à mort. Le paragraphe 1 de l’article 4 définit : « Les animaux sont mis à mort uniquement après étourdissement selon les méthodes et les prescriptions spécifiques relatives à leur application, exposées à l’annexe 1. L’animal est maintenu dans un état d’inconscience et d’insensibilité jusqu’à sa mort. »
Les dérogations sont définies dans l’article 4 : « Pour les animaux faisant l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, les prescriptions visées au paragraphe 1 ne sont pas d’application pour autant que l’abattage ait lieu dans un abattoir […] le présent règlement respecte la liberté de religion et le droit de manifester sa religion ou ses convictions par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites, tel que le prévoit l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. »
→ Lors d’abattage rituel, la mise à mort est réalisée sur un animal conscient, par section des veines jugulaires, des artères carotides, mais aussi de la trachée, de l’œsophage et des autres tissus du cou, à l’exception de la mœlle épinière. Cela engendre stress et douleur pour l’animal.
→ Les bovins abattus rituellement présentent des taux de cortisol, de dopamine et de noradrénaline plus importants au moment de la saignée que les bovins abattus avec étourdissement préalable.
→ Lors d’abattage sans étourdissement, la formation de faux anévrismes retarde la perte de conscience liée à la saignée.
→ Le soulagement est déjà mis en place dans certains abattoirs. Cette pratique consiste à étourdir l’animal immédiatement après la saignée.
– Ordre national des vétérinaires. Communiqué de presse de l’Ordre national des vétérinaires sur l’abattage des animaux domestiques. 2015.
– Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral (SNVEL). Communiqué de presse : mode d’abattage, un mensonge par omission. 2012.