L’instabilité ruminale : une nouvelle façon d’appréhender l’acidose ? - Le Point Vétérinaire expert rural n° 384 du 01/04/2018
Le Point Vétérinaire expert rural n° 384 du 01/04/2018

MALADIES MÉTABOLIQUES

Avis d’expert

Auteur(s) : Joachim Lübbo Kleen

Fonctions : Cowconsult
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Quand prélever le jus de rumen et chez combien de vaches ? Ce débat est dépassé et le concept même d’acidose est remis en question à la suite d’observations récentes s’appuyant sur des dispositifs d’analyse adaptés.

L’acidose ruminale subaiguë est un sujet récurrent de publications dans le domaine de l’alimentation ou de la santé des élevages de ruminants en production (souvent via l’abréviation “SARA”, liée à son acronyme anglais : subacute ruminal acidosis). En élevage bovin laitier, elle est régulièrement associée à des troubles sanitaires fréquents et diversifiés. Elle engendrerait ainsi des pertes économiques importantes. Elle se définit habituellement sur la base d’un pH ruminal en dessous d’un certain seuil sur une période de temps donnée. Ce seuil peut être fixé à 5,5 ou à 5,8, selon la définition adoptée dans telle ou telle publication, mais la recherche d’un consensus sur les valeurs est-elle toujours d’actualité ?(1).

QUELS SOUCIS AVEC LA DÉFINITION ACTUELLE DE L’ACIDOSE ?

Le premier obstacle est le suivant : le pH ruminal se révèle difficile, voire impossible à établir dans de nombreuses situations, au moins à l’échelle du troupeau. Toutes les définitions fondées sur des seuils inférieurs de pH restent donc assez théoriques.

Qui plus est, les études sur les données de troupeaux établissant un lien solide entre l’acidose et les troubles sanitaires dans l’élevage sont rares.

Dans les faits, la notion de perception de l’acidose dans les élevages laitiers renvoie donc à un concept assez flou.

COMMENT A-T-IL ÉTÉ POSSIBLE D’AVANCER RÉCEMMENT SUR LE SUJET ?

La compréhension du phénomène de l’acidose et des dynamiques de pH sous-jacentes a considérablement évolué ces dernières années grâce à l’arrivée sur le marché de sondes de pH laissées en place dans le compartiment réticulo- ruminal. Pareils dispositifs permettent une évaluation de valeurs de pH en temps réel dans ce compartiment.

QUELLES CONCLUSIONS RÉCENTES SUR LE SUJET ?

Grâce à des relevés de valeurs de pH en continu sur des périodes de 50 jours, il a été possible de montrer que toute vache présente des fluctuations de pH ruminal qui suivent une courbe sinusoïdale modifiée (car adaptée dans sa forme et sur la durée) (figures 1 et 2). Ces travaux sont décrits dans une publication récente impliquant des équipes anglaises, allemandes et danoises [1]. Les chercheurs ont fait ingérer des détecteurs de pH intraruminaux (smaXtec®, Graz, Autriche) à 24 vaches (production de 34 kg/j) (photos 1a et 1b). Les données obtenues ont été rapprochées des valeurs individuelles collectées pour l’ingestion de matière sèche et la production laitière (ration avec NEL : 7MJ/kg MS, avec la fibrosité suivante : 37,9 % de NFC ; 36,8 % de NDF et 11,6 % de cellulose brute)(2).

Il est ainsi démontré que le pH ruminal est une notion à appréhender de façon “dynamique”.

QUELLES APPLICATIONS PRATIQUES POUR CES OBSERVATIONS ?

Le modèle identifié (permettant d’aboutir à des courbes sinusoïdales modifiées) ne décrit pas seulement l’évolution des valeurs de pH constatées. Il permet aussi d’établir des prédictions, avec une précision de 70 %.

QUELS CONSTATS À L’ÉCHELLE INTERINDIVIDUELLE ?

L’étude européenne récente montre aussi que les intervalles de pH attendus varient considérablement d’une vache à l’autre. Les seuils fixés dans l’approche traditionnelle du concept d’acidose ne prennent pas du tout en compte ces variations. Continuer d’y recourir (ou d’en débattre) est donc pour le moins discutable.

L’IMPACT DE L’ACIDOSE SUR LA PRODUCTION EST-IL ALORS CONFIRMÉ ?

L’étude a permis de dépasser ce type de considération. En comparant les résultats obtenus avec les données collectées pour l’ingestion et la production de lait, il est apparu que toute déviance par rapport au pH prédit (par le modèle) s’accompagnait d’un effet négatif sur la productivité. Ainsi, une irrégularité de pH était classiquement associée à une baisse de ces deux paramètres (ingestion, production laitière). Or cela a été démontré pour les irrégularités de pH non seulement dans le sens de l’acidose (baisse de pH), mais aussi dans celui de l’alcalose (hausse de pH), au niveau tant individuel que global (cheptel). En revanche, aucune association n’a pu être mise en évidence entre la productivité et la baisse des valeurs de pH en dessous d’un certain seuil (ce qui correspond à l’approche classique de l’acidose) (figure 3).

QUELS PROLONGEMENTS PRATIQUES POUR CES OBSERVATIONS ?

Traditionnellement, le message aux éleveurs était qu’une acidose ruminale risque de survenir avec des rations trop fortes en concentrés et trop pauvres en fibres, mais, au vu des résultats récents, il apparaît que les conséquences négatives sur la production ne découlent pas seulement de l’acidose, si tant est que ce phénomène puisse être mis en évidence. Dès lors, il existe probablement d’autres facteurs de conduite d’élevage que la composition de la ration pour assurer la stabilité du rumen. Des heures de distribution alimentaire fixes, une ration stable dans le temps et un espace consacré à l’alimentation adapté sont autant de facteurs susceptibles d’assurer la stabilité du pH ruminal. La stabilité de la production est en jeu.

Conclusion

Les courbes de pH peuvent différer considérablement entre les individus d’un même troupeau. Toutefois, peu importe la variété des profils de pH ruminal constatés à l’échelle d’un élevage, l’alimentation et la stratégie de rationnement devront viser à obtenir un pH ruminal aussi stable que possible. Ce qui signifie un pH qui retrouve son rythme habituel chaque jour, chez autant de vaches que possible. Comme les travaux récents l’ont montré, il y aura toujours des vaches déviantes pour telle ou telle raison. Cela ne doit pas empêcher l’éleveur et ses conseillers de repenser le rationnement. Il s’agit de prendre garde à conserver un apport de MS aussi stable que possible, quotidiennement et pour toutes les vaches du cheptel.

  • (1) L’article original a été rédigé en anglais. La traduction a été assurée par la rédaction.

  • (2) ADF : fibres solubles en milieu acide ; NDF : fibres solubles en milieu neutre ; NFC : glucides rapidement fermentescibles ; NEL : énergie nette pour le lait ; MS : matière sèche.

Références

  • 1. Denwood MJ, Kleen JL, Jensen DB, Jonsson N. Describing temporal variation in reticuloruminal pH using continuous monitoring data. J. Dairy Sci. 2018;101 (1):233-245. doi: 10.3168/jds.2017-12828. Epub 2017 Oct 18.

Conflit d’intérêts

Aucun.

Points forts

→ La précision des prédictions obtenues avec le modèle sinusoïdal modifié pour l’évolution des valeurs de pH ruminal est de 70 %.

→ Les conséquences néfastes d’une instabilité de pH ruminal sur la production sont observées dans le sens de l’acidose comme dans celui de l’alcalose.

→ La régularité de la distribution et de la composition de la ration pourrait être une clé de la stabilité ruminale.

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