PIEDS DES GIRAFES
Étude
Auteur(s) : Alexis Lécu*, Alexandrine Vesz**, Barbara Blanc***, Sylvie Laidebeure****
Fonctions :
*Muséum national d’histoire naturelle,
Parc zoologique de Paris,
53, avenue Saint-Maurice, 75012 Paris
**99, rue des Fusillés-de-la-Résistance,
25042 Besançon Cedex 3
***Muséum national d’histoire naturelle,
Réserve zoologique de la Haute-Touche,
Route départementale 975, 36290 Obterre
****Muséum national d’histoire naturelle,
Parc zoologique de Paris,
53, avenue Saint-Maurice, 75012 Paris
Une étude démontre que des particularités spécifiques doivent être respectées pour le diagnostic et les corrections du sabot des girafes. La morphométrie externe seule n’est pas suffisante et l’imagerie est indispensable.
Au sein des parcs zoologiques européens, plus de 750 girafes (Giraffa camelopardalis) en captivité sont recensées, principalement représentées par quatre des neuf sous-espèces qui existent dans la nature, ainsi que par des hybrides entre celles-ci [21]. Ces ongulés sont des artiodactyles ruminants en appui sur deux doigts à chaque membre, supportés chacun par un sabot.
Lors d’un sondage réalisé en 2006 dans les zoos européens, les affections locomotrices (chez 18 % des animaux), et plus particulièrement des doigts et des onglons (54 % des maladies locomotrices), ont été citées comme les phénomènes pathologiques les plus fréquents qui apparaissent dans cette espèce en captivité [8]. Les conditions d’entretien zootechnique (bâtiment, sol, température, surface disponible, etc.), la composition des groupes, les lignées génétiques et l’alimentation sont très variables d’un établissement à l’autre, et il est difficile d’identifier des facteurs de risque. Pour autant, des zoos détiennent des individus de cette espèce sans que des affections du pied soient rapportées (53 %).
D’après notre expérience, les causes les plus courantes de telles lésions restent une déviation du régime alimentaire (régime de base erroné ou choix de l’animal) vers une ration favorisant l’apparition d’une fourbure chronique du pied, ainsi que des traumatismes du membre distal ou proximal engendrant une modification d’appui et une usure non physiologique du sabot solaire. Dans les deux cas, un cercle vicieux entre algésie, inflammation et modification d’appui entraîne une déformation du sabot de plus en plus rapide.
Les avancées de l’imagerie appliquée aux animaux sauvages permettent désormais de diagnostiquer précisément certaines lésions du pied jusque-là idiopathiques, et les publications récentes attestent de la prévalence d’affections de la boîte cornée et de traumatismes de la dernière phalange, telles des fractures de la troisième phalange (P3) [7, 9, 19].
la difficulté d’approche clinique et thérapeutique de ces animaux dangereux et le risque encouru à l’anesthésie rendent primordiales la prévention et l’efficacité de mesures correctives uniques et le moins invasives possible. les solutions zootechniques comme thérapeutiques passent par la définition d’un état physiologique du pied et de la boîte cornée, afin d’en préserver la structure (prophylaxie) ou de corriger d’éventuelles anomalies (parage fonctionnel curatif) (photos 1a à 1c).
Ainsi, il paraît opportun de savoir si, au sein de cette population de girafes en captivité, se dessinent des limites morphométriques à respecter pour la conformation du sabot, qui puissent ou non servir de guide pour les conduites à tenir curatives et préventives, comme cela est souvent noté chez les bovins [1].
La physiologie et les techniques de parage fonctionnel des bovins domestiques font souvent apparaître quelques mesures étalons, comme la longueur de sole de 7 à 7,5 cm couramment utilisée. Cependant, l’application récente de méthodes d’imagerie poussées remet parfois en cause ce principe : une corrélation fine des mesures radiographiques et in vivo explique dans certains cas les conséquences délétères d’une application stricte d’une mesure unique sur le parage des sabots [16].
L’objectif de cette étude est de vérifier si de telles mesures ou recommandations peuvent exister dans les populations de girafes captives, et d’établir des valeurs physiologiques pour ces paramètres. L’établissement d’une telle base de données est très utile pour établir les règles du parage fonctionnel, comme cela est déjà le cas chez les bovins [10].
Afin d’établir si des différences et des limites significatives existent entre les animaux sains, sans atteinte locomotrice distale, et les animaux présentant des pousses anormales d’onglons ou des boiteries basses, cet article se concentre sur les morphométries externes et internes de l’onglon.
Les membres de 24 girafes de tous âges, genres et conditions physiques sont récupérés dans les zoos français et européens entre 2010 et 2016 lors de morts naturelles ou d’euthanasies. Ils sont coupés au-dessus de l’articulation tarso-métatarsienne ou carpo-métacarpienne pour ne pas endommager l’appareil digité (os, tendons majeurs). L’historique clinique de ces animaux est recueilli auprès de vétérinaires et soigneurs afin de les classer comme “sains” (sans aucun signe clinique pouvant affecter directement ou indirectement le membre locomoteur distal) ou “à parer”. Vingt-neuf autres girafes vivantes sont échantillonnées pendant leur décubitus latéral au cours d’une anesthésie générale, soit pour un motif non lié aux sabots (animaux “sains”), soit dans l’objectif d’un parage fonctionnel (animaux “à parer”) (photos 2a et 2b).
Afin d’homogénéiser les échantillons, les animaux dont la croissance n’est pas terminée (âgés de moins de 6 ans), ceux qui sont trop âgés (au-dessus de 20 ans) susceptibles de présenter des lésions d’arthrose, ainsi que ceux avec des antécédents de troubles locomoteurs sont retirés de l’étude dans tous les groupes, ramenant alors le nombre final de girafes à 29, respectivement réparties en 19 individus “à parer” et 10 individus “sains” (tableau 1).
Les mesures externes sur pièces anatomiques ou sur des animaux anesthésiés sont réalisées à l’aide d’une règle et d’un rapporteur d’angle gradué en 0,5°(1).
Les mesures internes sont fondées sur une paire de clichés radiographiques : face et profil. Par convention, lors du cliché de profil, le doigt médial est étendu vers le haut (dorsalement) et le doigt latéral fléchi vers le bas (ventralement) pour permettre leur identification rapide sur les clichés. Les radiographies de face sont réalisées en alignant la sole sur la cassette. Elles ne sont pas utilisées pour les mesures, mais pour exclure des erreurs de mesure sur le profil par rotation de P3, par exemple. Tous les clichés sont effectués avec des systèmes digitaux générant des images au format DICOM et intégrant une validation des mesures de distance et d’angle a posteriori. Les images sont ensuite importées sur un logiciel d’analyse(2) pour y être mesurées (photo 3).
Enfin, la morphométrie externe des onglons de girafons âgés de 0 à 1 jour est réalisée chez des jeunes issus du seul groupe du Parc zoologique de Paris, entre 2000 et 2015. Ainsi, neuf animaux sont capturés et maintenus en contention manuelle pour leur examen néonatal à 24 ou à 48 heures (prise de sang, vérification ombilicale, palpation, pesée, etc.), et les mesures externes sont réalisées à la fin de cet examen (figures 1 et 2).
Les valeurs sont statistiquement comparées comme des séries appariées (comparaisons onglons médial et latéral dans un même groupe) ou non appariées (comparaison entre les groupes) et ces valeurs sont considérées comme significativement différentes avec un p < 0,05 ou un p < 0,01, à l’aide du logiciel Ellistat(r)(3).
Les mesures internes et externes de l’onglon des girafes sans lésions (groupe “sain”) comparées à celles des girafes “à parer” présentent des différences significatives pour tous les paramètres de tous les pieds (p < 0,01) (tableaux 2 et 3). En morphométrie externe, les augmentations de longueur en sole et en muraille entre les deux groupes s’accompagnent d’une diminution de l’angle en pince de plus de 10°. Pour les mesures internes, une augmentation de l’épaisseur de corne et du chorion en sole, et surtout une inversion de l’angulation de P3 dans la boîte cornée sont notées, la pointe craniale de P3 se relevant dorsalement chez presque tous les animaux du groupe “à parer”, alors que la ligne solaire de P3 est quasi parallèle à la sole (angle presque nul) ou le talon légèrement incliné chez les animaux “sains” (photo 4).
Pour compléter cette constatation, sur l’échantillon des 19 animaux “à parer”, 11 (58 %) présentent des lésions simultanées aux quatre pieds.
La valeur de l’angle des sabots des animaux à la naissance ne diffère pas significativement de celle des individus “sains”.
Aucune différence significative n’est notée entre les sexes, pour un groupe comme pour l’autre (constatation déjà effectuée en 2006) [8].
La comparaison entre les valeurs morphométriques de l’onglon latéral et de l’onglon médial dans un même groupe ne fait pas apparaître de différence significative, sauf pour les mesures des pieds antérieurs du groupe “sain”. Dans ce dernier, une asymétrie avec un angle significativement plus fermé (48,6° versus 46,7°, p < 0,05) et une muraille plus courte (7,4 cm versus 8,2 cm, 0,05 < p < 0,1) pour l’onglon médial, comparativement à l’onglon latéral, sont notées. Cette asymétrie disparaît totalement chez les girafes “à parer”.
Les valeurs morphométriques des onglons des animaux “sains” sont assez homogènes entre le membre pelvien et le membre thoracique, et entre les côtés gauche et droit. Malgré l’allométrie de croissance connue dans cette espèce, la valeur de l’angle dorsal reste proche de celle des animaux à leur naissance [17]. Ces valeurs approchantes entre le nouveau-né et l’animal adulte sont aussi constatées chez les bovins domestiques [13].
Dans cette étude, l’apparition de signes cliniques ou de lésions visibles classant les girafes dans le groupe “à parer” s’accompagne systématiquement de modifications pour les mesures externes et internes. Le biais de sélection du groupe “à parer” est indéniable car, malgré le retrait d’animaux hors catégorie (gériatrique ou en croissance), leur classement dans ce groupe est dû au signalement parfois tardif du propriétaire : l’installation d’un processus pathologique avancé entraîne souvent des lésions prononcées qui s’étendent alors aux quatre pieds. Ce biais se retrouve donc chez les 58 % d’animaux à lésions sur les quatre membres. Pour les 42 % restants, une distribution assez homogène des désordres entre les membres antérieurs et postérieurs est constatée, ce qui est conforté par la clinique de terrain en zoo [communication personnelle]. À l’inverse, chez les bovins domestiques, la grande majorité des affections du pied n’apparaît que sur les membres pelviens [11, 12, 15].
Chez la girafe, il semble que les doigts des membres thoraciques et/ou pelviens puissent être atteints, ce qu’il est possible d’expliquer par une position du centre de gravité et une répartition des forces d’appui différentes de celles des bovins domestiques. Ainsi, si en appui statique les membres pelviens continuent à prendre une charge plus importante que les membres antérieurs, le poids et le moment de force du cou de cette espèce déportent le centre de gravité cranialement et engendrent naturellement des appuis plus importants lors de la marche ou même de la prise de nourriture [2].
L’augmentation de l’épaisseur de sole est importante chez les girafes “à parer”, parfois plus du double des valeurs retrouvées chez les animaux sains. Ce constat provient du même processus inflammatoire observé chez les bovins, avec une hyperplasie par stimulation du chorion, entraînant ensuite des points de pression pathologiques, des douleurs, des ischémies et parfois des nécroses [15]. Cette cascade complexe est souvent impliquée dans le développement d’une fourbure chronique, déjà décrite chez de nombreux ongulés sauvages en captivité, dont la girafe (encadré) [4, 20].
L’angle nul ou légèrement négatif (pointe de P3 baissée ventralement en pince) des pieds du groupe d’animaux “sains” doit cependant être analysé à l’aune de la méthode de prise des mesures et de la dynamique de la boîte cornée in vivo, biais déjà noté dans les études d’imagerie chez les bovins [3]. En effet, toutes les mesures sont prises sur un membre coupé ou sur un animal vivant mais en décubitus, ce qui enlève totalement l’impact des forces d’appui sur la boîte cornée. Lors du retour en appui et en gravité, P3 bascule naturellement en arrière par projection des forces sur la colonne digitée osseuse des phalanges, réaugmentant cet angle en position physiologique. Cette dynamique doit être connue du clinicien comme un facteur de correction majeur au cours d’un parage fonctionnel : sans sa prise en compte, le pareur pourrait retirer trop de sole en talon et rendre l’appui douloureux lors de la descente des phalanges distales dans la boîte cornée. De plus, l’intégration de ce delta, de 5 à 10 mm, contribue à la sauvegarde de la circulation sanguine dans le coussinet plantaire et le chorion. Cela est extrêmement important dans cette espèce présentant une adaptation du système vasculaire sur les membres pour faire face à une pression artérielle qui est le double de celle usuellement constatée chez les autres mammifères [14].
Les valeurs à viser pour la correction d’animaux aux sabots déformés restent donc individuelles et à apprécier en fonction de l’examen radiographique, qui donne une image relativement fidèle des contraintes réelles des phalanges et des tissus adjacents dans l’étui corné chez les bovins comme chez la girafe [16, 18]. La valeur d’angle dorsal à respecter doit rester supérieure à 45°, comme c’est le cas chez les bovins, de manière à conserver un appui en pince physiologique dans cette espèce et une usure normale en angle d’attaque [1, 2, 11]. Les mesures d’angle dorsal dans le groupe d’individus “sains” tendent à confirmer cette recommandation, d’autant qu’elles semblent assez proches des valeurs retrouvées chez des girafes sauvages : 47 à 55° pour les membres thoraciques et 50 à 55° pour les membres pelviens [6].
Ces valeurs homogènes suggèrent que, comme c’est le cas chez le bovin domestique, lorsque l’angle dorsal devient inférieur à 45°, l’attaque du sol par le sabot lors de l’appui (majoritairement en pince chez la girafe aussi) commence à ne plus être suffisante pour maintenir une usure physiologique : l’angle diminuant alors avec le temps et l’autocorrection ne pouvant plus se réaliser, seule une action extérieure (parage) permet de retrouver un vecteur d’appui normal [2].
De plus en plus de parcs zoologiques investissent des ressources en temps, en personnel et en matériel pour prendre en compte les soins et le bien-être des girafes en captivité. Un examen détaillé des sabots lors d’un entraînement par renforcement positif devient désormais possible dans certains établissements à l’aide de structures de contention, rendant le soin au pied plus aisé, au risque d’en banaliser les gestes sans prendre pleinement conscience de leurs conséquences [5].
Si ces premiers résultats permettent d’orienter les actions correctives, les valeurs morphométriques à obtenir le jour du parage restent à confirmer à la lumière de l’évolution du pied à la suite de celui-ci. À l’avenir, une étude devra confirmer si le retour immédiat, lors du parage, à des mesures physiologiques permet de restaurer l’appui et le fonctionnement du sabot à long terme.
(1) Angle Ruler Rolson 59155, Royaume-Uni.
(2) Horos Image Software, version 2.2.1.1 ; http://www.horosproject.org.
(3) Pillet Consulting, 74000 Annecy.
Aucun.
D’après notre expérience, une fourbure chronique ou subchronique (souvent uniquement diagnostiquée à?l’examen post-mortem) est la lésion du pied la plus courante chez la girafe en captivité et elle est principalement d’origine nutritionnelle. Des régimes trop riches en carbohydrates (fruits, légumes, concentrés) entraînent ainsi des modifications digestives (acidose ruminale) et une perturbation conséquente de la perfusion périphérique (dont celle du pied, entre la troisième phalange et le sabot), ainsi qu’une inflammation du chorion solaire.
Une mauvaise qualité du substrat est aussi l’une des causes d’apparition des affections du sabot dans cette espèce : trop mou (dusable, par exemple), il entraîne un défaut d’usure, notamment en pince ; trop dur, il finit par provoquer des lésions du chorion solaire et des nécroses d’appui. Un substrat abrasif et un peu souple est recommandé, en particulier pour entretenir la perfusion des tissus grâce au phénomène de pompe vasculaire en sole, comme chez le bovin. En pratique, proposer des substrats différents aux animaux au cours de la journée (enclos extérieur, parcs, litière intérieure, etc.) est une solution efficace.
Enfin, les traumatismes musculo-squelettiques proximaux modifiant l’appui de l’animal représentent une autre des causes principales des lésions podales chez la girafe, soit par blessure des membres, soit par chute des animaux sur des enclos non adaptés. Une modification d’appui durant trop longtemps peut entraîner une pousse d’onglon anormale, même si?le traumatisme a été résolu. Cette déformation entretient alors elle-même une modification d’appui.
→ Les girafes présentent une paire d’onglons à chaque membre, protégeant la troisième phalange (P3) et une partie distale de P2.
→ Les mesures externes de ces onglons tendent à démontrer qu’il convient de respecter une asymétrie physiologique entre les onglons latéraux et médiaux sur le membre thoracique.
→ Les mesures internes par radiographie apportent des répères anatomiques confirmant les modifications pathologiques externes et?permettant d’apprécier les désordres fonctionnels par la position de P3 au sein de la boîte cornée.
→ La complémentarité de ces deux mesures permet d’envisager la correction par parage fonctionnel à la fois en respectant l’anatomie spécifique, différente de celle des bovins domestiques, et en tenant compte de la dynamique de la phalange dans le sabot une fois l’animal debout.
Les auteurs remercient tous les parcs zoologiques qui ont fourni des pièces anatomiques et/ou engagé une procédure de parage chez leurs animaux, contribuant par là même à l’amélioration des connaissances et du bien-être de cette espèce dans sa conservation ex situ.
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