BACTÉRIOLOGIE ET MAMELLE DES RUMINANTS
Article de synthèse
Auteur(s) : Bernard Poutrel*, Pascal Rainard**
Fonctions :
*
**ISP Inra, université de Tours,
UMR1282, 37380 Nouzilly
Le concept de la mamelle saine stérile est-il erroné ? Les méthodes de diagnostic bactériologiques classiques manquent-elles de sensibilité ?
Jusqu’aux années 1960, il était admis qu’il existait une flore normale de la mamelle. Encore dans les années 1970, une thèse vétérinaire évoquait une flore nécessaire aux fabrications fromagères. La notion de mamelle “normalement stérile” a finalement été admise, à la suite des travaux des chercheurs de Reading, au Royaume-Uni. Elle a été confortée par de nombreuses études épidémiologiques conduites dans différents pays, y compris en France [17].
Récemment, l’utilisation de la polymerase chain reaction (PCR) a conduit différents auteurs à conclure à l’existence d’un microbiote mammaire, au même titre qu’il existe des microbiotes spécifiques de différents organes, tels l’intestin et la sphère oro-pharyngée. Son existence éventuelle a amené certains auteurs à considérer que les mammites sont une manifestation d’une dysbiose, c’est-à-dire d’un déséquilibre de la flore normale [3, 4, 11]. En conséquence, de nouvelles approches ont été proposées pour le contrôle des mammites. Il est ainsi envisagé de prévenir et/ou de guérir des infections mammaires par un mécanisme de compétition, en inoculant certaines espèces bactériennes, notamment lactiques [1, 7].
Avant de discuter la réalité d’un microbiote mammaire sur la base d’arguments à la fois bactériologiques et immunologiques, il convient de rappeler les éléments qui ont conduit successivement à la notion de mamelle stérile, puis de microbiote.
Les procédures classiques reconnues pour l’analyse du lait de quartier chez la vache consistent à réaliser des prélèvements aseptiques avec du matériel stérile et à ensemencer ce lait sur des géloses au sang (photo 1) [9]. Celles-ci sont susceptibles de permettre la croissance de la plupart des espèces bactériennes impliquées dans les mammites. Or les conditions de terrain rendent difficile l’absence de contamination par des espèces bactériennes présentes sur la peau et dans l’environnement de l’animal. Néanmoins, à partir des années 1970, un consensus s’est dégagé, concluant qu’une mamelle saine était stérile [10]. En outre, il s’est avéré qu’une grande majorité des infections étaient dues à une seule espèce bactérienne, plus rarement à deux (différentes). Il est actuellement admis que le résultat de la culture n’est pas interprétable lorsque trois espèces bactériennes différentes sont présentes en quantité sensiblement équivalente sur le milieu d’isolement. L’échantillon est dit contaminé. Cette interprétation n’est pas possible lorsque ce sont exclusivement des milieux sélectifs qui sont utilisés.
Un manque de sensibilité de la bactériologie dite classique en pratique bovine, c’est-à-dire sa capacité insuffisante à mettre en évidence des bactéries responsables d’infections mammaires présentes en faible quantité dans l’échantillon, a été rapporté. D’où la proposition d’utiliser des méthodes telles que l’amplification de l’ADN bactérien (la méthode avait été développée chez la femme pour étudier le microbiote mammaire). À titre d’exemple, en bovine, la PCR a permis d’identifier un agent pathogène dans 76 et 43 % des échantillons provenant de mammites cliniques et négatifs en culture, respectivement par Koskinen et coll. et Taponen et coll. [6, 19].
Plusieurs explications peuvent être avancées pour rendre compte du manque de sensibilité observé par les méthodes classiques de bactériologie, qui ne rendent pas compte de tous les cas de cultures “faussement stériles”.
Le nombre de bactéries présentes dans la glande mammaire est effectivement parfois faible (de l’ordre de 1 000 colonies formant unité ou CFU/ml). C’est notamment le cas pour certaines mammites subcliniques à Staphylococcus aureus. L’observation est encore plus fréquente pour les mammites cliniques à Escherichia coli, au cours desquelles les sécrétions mammaires deviennent fréquemment bactéricides. La taille de l’inoculum ensemencé conditionne, dans ce contexte, la sensibilité de la culture. Aux États-Unis, le National Mastitis Council, très souvent cité, recommande un inoculum de 10 µl [9]. Selon notre expérience personnelle, ce volume est parfois insuffisant : une diminution très importante du nombre d’échantillons faussement stériles a pu être observée après augmentation du volume ensemencé sur gélose (50 à 100 µl) et/ou dans un bouillon d’enrichissement (1 µl dans ce cas).
Plus rarement, certaines espèces bactériennes ont des croissances lentes et/ou exigent des milieux de culture particuliers (les mycoplasmes, par exemple). L’utilisation de géloses comportant simultanément plusieurs secteurs qui correspondent à des milieux sélectifs différents limite la surface disponible pour la croissance des bactéries, pouvant conduire aussi à des cultures faussement négatives [14].
Le concept de microbiote de la glande mammaire bovine a été proposé par Contreras et Rodriguez [3]. Il a été repris par différents auteurs, qui ont mis en évidence, dans le lait de mamelle saine ayant de faibles concentrations cellulaires, une grande variété d’espèces bactériennes (jusqu’à 30), par analyse d’ADN bactérien. Les espèces bactériennes présentes dans ce microbiote, pas toujours cultivables par les méthodes classiques, seraient différentes selon le statut infectieux des quartiers et la sévérité des infections [4, 11]. Pour expliquer l’origine de ces diverses espèces bactériennes constituant le microbiote, il a été évoqué la possibilité d’une translocation à partir de l’intestin via la migration de leucocytes. Pareil mécanisme avait été décrit chez la femme et la souris. Cette voie entéro-mammaire n’a jamais été démontrée chez les ruminants. Compte tenu de la faible quantité d’ADN observée le plus souvent dans les laits examinés dans ces études, les auteurs ont réalisé une première amplification, suivie d’une PCR. Cette double amplification de l’ADN rend la méthode extrêmement sensible. Sont ainsi mises en évidence de très faibles contaminations des échantillons (aucun ne se révèle stérile dans ces conditions). Ces résultats vont à l’encontre de ceux rapportés par Koskinen et coll. [6]. Ces derniers, après une seule amplification d’ADN, trouvent sensiblement le même nombre d’échantillons stériles pour des quartiers sains avec le kit PCR Test Patho Proof, en comparaison avec la culture classique (95 versus 110).
En outre dans des mamelles saines, les risques de contamination du lait sont limités lorsqu’une sonde est introduite par le canal du trayon ou si le prélèvement est effectué à l’aide d’une aiguille montée sur seringue, par voie transpariétale au niveau de la citerne, les échantillons sont stériles en règle générale.
Il est possible d’induire des mammites subcliniques à S. aureus ou des mammites cliniques à E. coli avec seulement 100 CFU (infections expérimentales [5, 15]). Malgré la présence de substances antibactériennes dans le lait, les bactéries peuvent s’établir de manière persistante pour S. aureus ou se multiplier sans entrave avec des temps de génération d’environ 30 min pour E. coli, jusqu’à ce qu’un recrutement important de polynucléaires limite leur croissance [13]. De fait, dans un organe stérile, l’action des récepteurs du système de l’immunité innée suffit à induire la cascade de la réaction inflammatoire. Les cellules épithéliales mammaires possèdent des récepteurs de type Toll qui détectent la présence de bactéries ou de composants bactériens (lipopolysacharides ou LPS, par exemple) et provoquent cette réaction inflammatoire [18]. L’instillation dans la mamelle même de petites quantités d’agonistes bactériens des récepteurs de type Toll induit toujours une inflammation [12]. Or, dans le cas d’un microbiote, la stimulation constante d’un épithélium induit une tolérance telle qu’elle peut être observée dans l’intestin, par exemple. Dans cet organe, la présence de mucus limite en outre le contact direct des bactéries avec l’épithélium. L’absence de mucus dans la glande mammaire devrait en conséquence conduire à ce que le microbiote provoque une inflammation permanente. La faible concentration d’immunoglobulines A (IgA) dans le lait et la quasi-absence de formations lymphoïdes dans le tissu mammaire ne sont pas non plus en faveur d’une stimulation antigénique provoquée par un microbiote.
L’administration de probiotiques est supposée capable de rééquilibrer la composition des microbiotes et de restaurer le fonctionnement de leurs écosystèmes. Pour agir, les probiotiques, essentiellement divers microorganismes, doivent être vivants et non pathogènes. Pour certains auteurs, les mammites résultant d’une dysbiose, rééquilibrer le microbiote offre la possibilité de prévenir et/ou de guérir les infections. À cet effet, l’introduction de différentes souches de lactobacilles par le canal du trayon a été proposée [1, 8]. Or l’implication de lactobacilles dans certains cas de mammites est avérée (photo 2) [20]. Une inflammation plus ou moins importante générée par l’introduction de ces souches bactériennes paraît incompatible avec les critères cellulaires requis pour la commercialisation du lait, compromettant leurs possibilités d’utilisation préventive [7]. Les notions de barrière cellulaire et de compétition bactérienne ont été évoquées dans le passé et explorées en démontrant l’efficacité de la prévention des infections par des agents pathogènes majeurs après inoculation expérimentale de staphylocoques à coagulase négative [2, 16]. Pour les raisons évoquées ci-dessus, cette approche, par ailleurs difficile à mettre en œuvre sur le terrain, a été abandonnée.
La capacité de certaines souches de lactobacilles à produire des substances inhibitrices telles que des bactériocines vis-à-vis d’agents pathogènes majeurs a été rapportée [1]. Pour être efficace, un tel effet, jamais démontré à ce jour in vivo, nécessite l’apport de quantités importantes de bactéries, ce qui est difficilement concevable compte tenu de la vidange fréquente de la mamelle lors de la traite des animaux. La possibilité d’induire des mammites expérimentales avec un très petit nombre de bactéries (10 à 100 CFU) démontre que, pour autant qu’il existerait, le microbiote aurait peu d’efficacité en matière de prévention des infections mammaires.
Le nouveau concept de microbiote de la glande mammaire bovine paraît incompatible avec des observations immunologiques issues d’autres microbiotes (par exemple, les phénomènes de tolérance induits par la stimulation persistante d’un épithélium). Dans le même temps, la possibilité d’établir expérimentalement une infection et une réaction inflammatoire avec un petit nombre de bactéries indique qu’un microbiote intramammaire, s’il existait, serait inefficace pour la prévention des nouvelles infections.
Des mesures telles que l’antibiothérapie au tarissement et le trempage des trayons avec un antiseptique (lorsque les sphincters sont encore ouverts) devraient en toute logique détruire le microbiote et en conséquence favoriser les nouvelles infections. Or il a été maintes fois démontré qu’elles contribuent au contraire de manière efficace à la diminution de la prévalence des mammites.
L’ensemble de ces considérations nous conduit à émettre les plus grands doutes quant à la réalité d’un microbiote mammaire. L’extrême sensibilité des méthodes d’amplification de l’ADN, qui a généré ce concept, souligne l’attention que doivent prêter les vétérinaires praticiens au strict respect des conditions d’asepsie lors du prélèvement de lait pour un diagnostic bactériologique de mammite et les nécessaires précautions d’interprétation.
Aucun.
→ Lorsque, dans des mamelles saines, le lait est prélevé à la sonde ou par voie transpariétale, les échantillons sont stériles en règle générale.
→ L’absence de mucus dans la glande mammaire et d’autres arguments immunitaires ne sont pas en faveur d’une stimulation antigénique provoquée par un microbiote.
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