Éthique utilitariste ou déontologiste ? Étude à partir d’un cas clinique soumis par un confrère - Le Point Vétérinaire expert rural n° 368 du 01/09/2016
Le Point Vétérinaire expert rural n° 368 du 01/09/2016

ÉTHIQUE

Article original

Auteur(s) : Denise Remy

Fonctions : VetAgro Sup
Campus vétérinaire de Lyon
1, avenue Bourgelat
69280 Marcy-L’Étoile

Un cas réel permet d’illustrer les notions d’éthiques utilitariste et déontologiste en pratique vétérinaire.

Nous nous proposons d’étudier ce cas à partir des deux théories éthiques principales que sont l’utilitarisme et le déontologisme. Nous dirons quelques mots, en conclusion, sur les autres théories éthiques auxquelles il serait possible de se référer.

CAS EN SITUATION

L’un de nos confrères a soumis le cas suivant à la rédaction du Point Vétérinaire :

« Il s’agit d’une chienne shih tzu de 7 ans et demi que je connais depuis son adoption. Cette chienne est atopique, et est sous régime ménager (dinde, haricots verts, pommes de terre) et Atopica(r) pour ses allergies. Malgré cela, elle fait régulièrement des otites et reçoit des corticoïdes (sa propriétaire ne supporte pas de la voir se gratter et la médicalise tout de suite). Elle présente un collapsus trachéal, une gingivite chronique, le tartre revenant rapidement après détartrage (à cause de la race et de la ration ménagère molle), et a subi une énucléation de l’œil droit il y a 3 ans à la suite d’une bagarre avec un autre chien. Et j’ajoute qu’un budget toilettage et une vidange des glandes anales une fois par mois sont prévus (photo 1).

Cette petite chienne est détenue par une personne très âgée qui, dans son testament, l’a “léguée” à sa voisine, qui la connaît très bien et la garde régulièrement, avec une rente pour assurer tous les frais vétérinaires (Atopica(r), visites, etc.). Or, lors d’une garde, c’est le chien de cette voisine qui a attaqué la chienne et lui a crevé l’œil. La propriétaire ne veut donc plus la lui laisser en garde, ni la lui confier dans son testament. Elle est ainsi venue vers moi pour me demander d’euthanasier sa chienne le jour où elle décédera, ou dans l’hypothèse de son placement en maison de retraite, afin de lui éviter la Société protectrice des animaux [SPA] car elle pense que l’animal est inadoptable. Elle a mandaté une amie qui doit m’amener la chienne pour ce faire le jour dit. Devant ses pleurs, j’ai accepté la requête de cette dame, mais… Et je croise les doigts pour que la propriétaire vive le plus longtemps possible. »

DISCUSSION

La question implicitement posée par ce cas est celle de l’évaluation de la conduite du vétérinaire. Ce dernier n’a que deux solutions : accepter la demande de la propriétaire (ce qu’il a fait, mais à contrecœur) ou la refuser, auquel cas il lui faut justifier sa fin de non-recevoir et/ou proposer des solutions alternatives. Il s’agit d’un dilemme (photo 2). Accueillir la demande de la dame consiste à accepter d’euthanasier une chienne qui n’est pas en fin de vie, qui n’est pas atteinte d’une affection irrémédiable, et dont la qualité de vie est tout à fait acceptable bien que nécessitant un suivi vétérinaire. L’euthanasie sera pratiquée pour « éviter la SPA [à la chienne] ». Le discours de la propriétaire comporte des présupposés : la chienne est considérée comme non adoptable et cette assertion n’est pas remise en question ; la SPA est considérée comme « pire que la mort », comme la source certaine d’une dégradation tellement importante de la qualité de vie de l’animal qu’il vaut mieux l’euthanasier (photo 3).

Considérons successivement les conduites dictées par une éthique utilitariste, puis par une éthique déontologiste.

Analyse du cas selon une éthique utilitariste

Pour un utilitariste, euthanasier la chienne ne soulève aucune question d’ordre éthique, et ce d’autant moins qu’elle présente des affections multiples (atopie, collapsus trachéal, gingivite et otites chroniques, engorgement des glandes anales) [1]. La condition que mettrait un utilitariste puriste à l’euthanasie de la chienne serait que cette dernière soit remplacée par un autre chien destiné à une vie également heureuse, voire plus heureuse si l’animal est en bonne santé. Nous pouvons admettre que, en raison de la bonne santé économique de la filière des animaux de compagnie, même si la propriétaire ne remplacera pas sa chienne, d’autres foyers adopteront un chien et cette euthanasie n’entraînera pas de baisse dans la somme du bonheur des chiens de compagnie.

Ainsi, pour un utilitariste, il n’existe aucun conflit entre son devoir moral envers la propriétaire de la chienne et celui envers l’animal. Il est en accord avec lui-même. Il peut, sans se poser de question, satisfaire la demande de son client et remplir simultanément ses trois devoirs moraux (envers l’animal, la propriétaire, lui-même. Il n’y a aucun devoir moral envers la société ni envers les confrères dans un tel cas) [2]. La propriétaire étant en larmes, la gestion optimale du cas suppose une communication verbale de qualité(1). Ainsi le vétérinaire la rassurera-t-il, par exemple en lui disant : « Vous pouvez rester sereine. Je vous promets que je procéderai à l’euthanasie de votre chienne exactement comme vous le souhaitez. Vous avez pris la bonne décision, c’est mieux pour elle. Si elle n’est pas adoptée, elle va rester dans une cage de la SPA, loin de vous, et finira par être euthanasiée de toute façon car cette dernière ne garde pas les animaux indéfiniment. »

Analyse du cas selon une éthique déontologiste

Pour un déontologiste, il en va tout autrement [4]. Priver la chienne de sa vie alors que sa qualité de vie est bonne est une atteinte, une violation, d’un de ses droits les plus fondamentaux, celui de vivre. Le décès ou le départ en maison de retraite de sa propriétaire ne peut justifier une euthanasie : certes, la chienne risque de souffrir de la séparation, mais elle pourra s’attacher à d’autres personnes et continuer à mener une vie heureuse à condition que des soins attentifs lui soient prodigués (photo 4).

C’est là qu’il convient d’examiner les présupposés du discours de la propriétaire. Cette dernière pense que sa chienne n’est pas adoptable. Sa voisine s’était pourtant engagée à la recueillir, et une rente avait été prévue pour assurer la subsistance et les soins de l’animal. Ce premier présupposé peut constituer une porte d’entrée dans la discussion. Il n’est pas exclu que la propriétaire trouve une personne ou une famille qui accueille la chienne, et ce d’autant plus facilement que tous les frais seront pris en charge. Certains refuges de la SPA favorisent ainsi l’adoption d’animaux qui nécessitent des soins en prenant en charge ces derniers. Une solution pourrait consister, si la propriétaire ne peut trouver une famille adoptive avec laquelle elle entrerait en contact directement (ce qui serait de loin la meilleure solution pour elle, car la plus rassurante), à prévoir un accord avec la SPA pour que la rente soit léguée à la personne qui adoptera la chienne. La charge émotionnelle du cas est grande. La dame est en pleurs. Il est aisé de comprendre son déchirement. Une possibilité est d’entrer en relation avec elle en reconnaissant son angoisse : « Ce que vous me dites est déchirant et je comprends votre désarroi. Vous aviez trouvé une solution qui assurait un avenir serein à votre chienne, qui vous tranquillisait et vous réconfortait. Peut-être pouvons-nous, ensemble, réfléchir à un autre moyen, qui serait bon pour l’animal et pour vous. Vous me dites que votre chienne n’est pas adoptable, mais je n’en suis pas si sûr (e). Elle est bien éduquée, vous procure de la joie, pourquoi n’en donneraitelle pas à quelqu’un d’autre ? Qu’en pensez-vous ? » Et de poursuivre : « Vous pensiez léguer une rente à votre voisine pour assurer l’avenir et les soins de votre chienne. Le fait de savoir que tous les frais seront couverts serait une forte incitation à l’adopter pour une personne qui désire un chien, ne croyez-vous pas ? » Et le vétérinaire pourra alors aborder la question de la SPA, et le fait que certains chiens âgés ou atteints d’affections médicales ou chirurgicales y sont adoptés assez facilement lorsque les futurs propriétaires se voient offrir une prise en charge des frais médicaux.

L’état émotionnel de la propriétaire conduit à supposer que la demande qu’elle formule n’est pas celle à laquelle elle aspire. Elle s’y sent contrainte, s’y résout contre son gré. Une ouverture telle que celle proposée ci-dessus est probablement la plus à même de concilier les aspirations éthiques du vétérinaire et de la propriétaire, pour le plus grand bien de l’animal.

N’oublions pas, toutefois, que la propriétaire, dans son discours initial, rejette catégoriquement l’idée de la SPA. Aussi la solution proposée (du legs à cet organisme en échange du paiement des soins vétérinaires de la chienne) n’estelle pas gagnée. Le vétérinaire peut conseiller à sa cliente de se rendre au refuge de la SPA pour échanger avec les responsables, afin qu’elle se fasse une idée juste du travail qui y est accompli. Elle pourra également évoquer directement avec ces derniers les solutions possibles pour sa chienne. Cette proposition a l’avantage d’ouvrir le champ des possibles, d’offrir à la dame une solution alternative à étudier, de lui laisser le temps de mûrir sa décision (et lui évite de se décider dans un état émotionnel tel que celui que décrit notre confrère).

Il faut cependant rester réaliste et pragmatique. L’adoption de la chienne est possible, probable même dans les conditions dans lesquelles elle pourra être pratiquée, mais pas certaine. Aussi le vétérinaire pourra-t-il ajouter : « Vous savez, je pense sincèrement qu’il est possible de trouver un foyer d’accueil pour votre chienne et que vous pourrez retrouver la sérénité que vous aviez lorsque vous étiez sûre que son avenir était assuré. Si cela s’avérait totalement impossible, il serait encore temps de repenser à l’euthanasie comme une ultime solution. » L’euthanasie apparaît alors comme une solution de dernier recours.

Conclusion

Ce cas permet d’emblée de connaître la sensibilité éthique, voire le positionnement éthique, de notre confrère. Ce dernier est déontologiste, sans quoi il n’aurait pas perçu de conflit moral en acceptant la demande de la propriétaire.

La plupart de nos confrères se retrouvent dans l’éthique déontologiste, du moins en matière de médecine et de chirurgie des animaux de compagnie. Ils respectent ces derniers et souhaitent les traiter dans leur meilleur intérêt. L’animal est une fin en soi, le vétérinaire œuvre pour lui apporter la meilleure qualité de vie possible (soins médico-chirurgicaux, éducation du propriétaire). L’euthanasie de convenance est perçue comme non éthique. C’est le modèle du pédiatre qui prévaut : le vétérinaire, lorsqu’il est soumis à un conflit entre son devoir moral envers le propriétaire et celui envers son client, c’est-àdire lorsque la demande du propriétaire est contraire à l’intérêt de l’animal, privilégie son devoir moral envers ce dernier [3].

Nous avons constaté, dans notre exercice professionnel à VetAgro Sup, que les étudiants qui ont une position déontologiste envers les animaux sont ceux qui souffrent le plus. Ils n’acceptent pas la façon dont les animaux sont, malheureusement, souvent traités. Ils vivent parfois des situations psychologiques très éprouvantes.

Il n’y a pas de bonne ni de mauvaise solution. La réflexion éthique apporte rarement des réponses tranchées aux questionnements qui sont soulevés. Mais elle permet d’évaluer les enjeux des situations, les différentes aspirations et positionnements des uns et des autres, et de déterminer, en accord avec soi-même, la meilleure ou la moins mauvaise solution à apporter. Parfois, les conflits moraux ne peuvent être résolus et il faut trancher en faveur du devoir moral qui apparaît comme le plus prégnant. Dans le cas présent, un vétérinaire utilitariste serait justifié à accepter la demande de la propriétaire.

Les deux autres théories éthiques auxquelles il est possible de se référer sont l’éthique du contrat et l’éthique de la relation avec l’animal. Le contractualisme trouve son fondement dans le respect des contrats passés entre deux agents moraux, ici le vétérinaire et la propriétaire. Les animaux étant incapables de contracter, ils sont considérés comme des biens meubles dont le devenir dépend des contrats établis entre êtres humains. Pour un contractualiste, ce cas n’offre pas de questionnement éthique. L’animal ne compte pas et la propriétaire propose un contrat au vétérinaire dont la seule obligation éthique est de le respecter ; il lui suffira d’euthanasier la chienne lorsque le moment se présentera. L’éthique de la relation confère au lien homme-animal une véritable valeur morale. Si la propriétaire doit partir en maison de retraite ou vient à décéder, la relation avec sa chienne disparaît. Là encore, cette théorie éthique conduit facilement à accepter l’euthanasie de l’animal. Mais un vétérinaire déontologiste gagnera à essayer de trouver, en accord avec la propriétaire, des solutions alternatives. Une telle conduite est la plus à même d’apporter la meilleure solution sur le plan éthique, celle qui combine au mieux le respect de tous les devoirs moraux : envers l’animal (respect de sa vie), envers la propriétaire (mise au jour du fait que sa demande est contrainte, puis ouverture, en accord avec elle, vers des solutions alternatives plus satisfaisantes), envers soi-même pour le vétérinaire (respect de son éthique déontologiste) [2].

Nous remercions notre confrère qui a soumis ce cas à la rédaction du Point Vétérinaire et en profitons pour renouveler la demande de la rédaction pour des cas cliniques, ou des situations concrètes, quelles qu’elles soient, qui vous ont interrogés. Envoyez vos “cas sources de tracas”, ou simplement sources de questions, que ces dernières soient nées sur le champ ou après, pour que nous puissions partager nos interrogations et en discuter ensemble ! La rédaction garantit l’anonymat.

  • (1) Les principaux aspects liés à la communication feront l’objet d’une série d’articles à paraître dans les prochains numéros.

Références

  • 1. Remy D. L’utilitarisme, une théorie éthique fondamentale dans notre société, et en particulier pour les médecins et les vétérinaires. Point Vét. 2016;363:44-48 (expert rural), 48-52 (expert canin).
  • 2. Remy D. L’éthique déontologique (ou déontologisme) : la protection des droits de l’individu (homme ou animal). Point Vét. 2016;368:60-64 (canin), 64-68 (rural).
  • 3. Remy D. Éthique en pratique clinique : les cinq devoirs moraux du vétérinaire. Point Vét. 2015;360:6-7.
  • 4. Rollin BE. An introduction to veterinary medical ethics. Theory and cases. 2nde ed. Blackwell Publishing Professional, Ames, Iowa, USA. 2006:331 p.

Conflit d’intérêts

Aucun.

Points forts

→ Le respect de l’éthique, en pratique vétérinaire libérale, s’appuie sur une communication de qualité avec le client.

→ Il n’y a pas de réponse de type juste/faux dans une situation qui appelle à une prise de position éthique, mais un questionnement, lequel devra tendre à mettre à jour toutes les problématiques soulevées par le cas considéré.

→ L’éthique utilitariste ne reconnaît aucun obstacle à la pratique de l’euthanasie, à la différence de l’éthique déontologique pour laquelle la vie d’un animal a une valeur intrinsèque.

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