L’utilitarisme, une théorie éthique fondamentale dans notre société, en particulier pour les médecins et les vétérinaires - Le Point Vétérinaire expert rural n° 363 du 01/03/2016
Le Point Vétérinaire expert rural n° 363 du 01/03/2016

ÉTHIQUE

Article original

Auteur(s) : Denise Remy

Fonctions : VetAgro Sup
Campus vétérinaire de Lyon
1, avenue Bourgelat
69280 Marcy-L’Étoile

L’utilitarisme est omniprésent dans la société et a une influence croissante en médecines humaine et vétérinaire, où il est à l’origine du concept de bien-être animal. Mais il s’agit également d’une théorie potentiellement dangereuse.

Deux théories éthiques principales et opposées dans leur contenu comme dans leurs implications gouvernent nos sociétés occidentales : l’utilitarisme et le déontologisme. Ces deux philosophies sont sous-jacentes dans toutes les décisions (en politique, en éthique médicale et vétérinaire, etc.), bien que jamais mentionnées explicitement, et concourent à l’équilibre qui caractérise nos sociétés : le mouvement utilitariste se traduit par la recherche systématique de l’“utilité” pour le plus grand nombre. Parallèlement, et de façon antagoniste, la personne humaine est protégée par des droits inaliénables, état de fait qui résulte de l’intégration, dans ces mêmes sociétés, de la notion de dignité humaine héritée du déontologisme. Nous allons, dans cet article, mettre en lumière l’influence de l’utilitarisme dans notre société, en médecine et, en particulier, dans l’évolution des mentalités à l’égard des animaux. L’étude du déontologisme fera l’objet d’un article dans un prochain numéro.

NAISSANCE ET PRINCIPES DE L’UTILITARISME

L’utilitarisme est né dans la seconde moitié du XVIIIe siècle sous la plume du philosophe anglais Jeremy Bentham [2]. Il représente la version la plus répandue et la plus connue du conséquentialisme. Le terme de conséquentialisme désigne les théories éthiques selon lesquelles une action est évaluée en fonction de ses seules conséquences. Il est encore question de théorie téléologique, du grec telos, résultat, fin, but. Ainsi, pour un conséquentialiste, une action est bonne si le bien qui en résulte excède le mal. Jeremy Bentham s’inscrit dans la tradition philosophique hédoniste de son époque, qui donne la priorité au bien-être ou au bonheur. Le “bien” pour un utilitariste correspond à la maximisation du bien-être et/ou à la minimisation de la souffrance pour le plus grand nombre. Le bien-être, le bonheur, sont de l’ordre du ressenti : état de plaisir ou absence de peine et de souffrance.

1. Pertinence de la notion, fondamentale dans l’utilitarisme, de bien-être ?

Il est possible d’imaginer d’autres critères d’évaluation du “bien”, et par conséquent d’autres théories conséquentialistes. Ainsi, il pourrait s’agir d’améliorer l’état de santé général d’une population, le niveau global d’éducation, la richesse pour le plus grand nombre, etc., autant de critères éventuellement plus pertinents que le bien-être des utilitaristes. Le bonheur dans l’acception utilitariste pure n’est pas synonyme d’accomplissement.

Cette utilité et ce bien-être sont recherchés pour le plus grand nombre : les plaisirs et les peines des individus sont agrégés pour en considérer la somme, la quantité globale. Les utilitaristes adoptent un principe de considération égale de chacun. Cependant, l’individu est indifférencié. Il ne compte que par sa contribution à la maximisation du bonheur du plus grand nombre. Le calcul utilitariste admet la possibilité de compensations interindividuelles : ce que l’un ne ressent pas peut être compensé par ce que l’autre ressent, et vice versa [4].

2. L’individu : indifférencié, interchangeable

Ainsi, et même si les utilitaristes ne l’ont jamais exprimé de cette façon, l’application pragmatique de l’utilitarisme a souvent admis que le sacrifice d’un ou de plusieurs individus est envisageable s’il contribue au bonheur du plus grand nombre.

Pourtant, John Stuart Mill, deuxième grand théoricien britannique de l’utilitarisme, soulève la question du sacrifice et y répond sans ambages. Normalement, le sacrifice imposé à un tiers pour le bien de tous est interdit. Il ne peut être toléré qu’à la condition expresse d’être consenti et revendiqué par le volontaire [9]. Or le sacrifice volontaire n’est pas sans poser problème d’un point de vue éthique. En effet, le volontaire en question peut être très largement influencé par la suggestion, la pression, la norme : que le lecteur imagine une société où toutes les valeurs persuaderaient les individus d’intérioriser la nécessité du sacrifice dès lors que certaines conditions seraient réunies. Un film a magistralement illustré la question : La Ballade de Narayama, du réalisateur japonais Shöhei Imamura, sorti en 1983 et récompensé par la Palme d’or au Festival de Cannes la même année. L’action se déroule dans un village pauvre et isolé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La coutume veut que les habitants, à l’âge de 70 ans, s’en aillent mourir volontairement au sommet de Narayama, aidés par leur fils aîné. Nous n’en dirons pas plus et invitons le lecteur à regarder ce film.

Imaginons-nous en mer sur un bateau qui fait naufrage. Les passagers et l’équipage se ruent sur les canots de sauvetage. Ces derniers sont surchargés et menacent de couler, et nous risquons tous de mourir noyés. Un utilitariste pur et dur considérera qu’il est parfaitement éthique de jeter à la mer les passagers les plus faibles pour sauver les autres : cet acte maximise le bonheur général, puisqu’il sauve les membres les plus vaillants, et minimise les déplaisirs puisque ceux qui meurent noyés sont les plus faibles et que leur décès évite que nous périssions tous (photo 1).

Pourtant, jeter quelqu’un ou plusieurs personnes à la mer est contraire à l’intuition morale commune. L’utilitarisme fait fi de celle-ci, et applique un calcul froid, impersonnel et rationnel. Greene, neurobiologiste, psychologue et philosophe, et ses collaborateurs se sont livrés à des expériences de psychologie morale et ont présenté à des volontaires une situation dans laquelle ces derniers avaient la possibilité de pousser quelqu’un sur une voie de chemin de fer pour stopper un train qui, sinon, allait écraser cinq autres personnes [1]. La plupart répugnaient à un tel acte. À l’inverse, quand il s’agissait d’appuyer sur un bouton pour projeter ladite personne sur la voie ferrée (la condamnant, mais sauvant par là même cinq autres personnes), la plupart passaient à l’acte. Le raisonnement qui prévaut dans les deux cas est pourtant exactement le même, et il est utilitariste : mieux vaut un mort que cinq. L’expérience prouve que l’être humain rejette l’idée d’une violence directe et personnelle, même au profit de l’intérêt général. En l’absence de confrontation avec la réalité, en revanche, il adhère à la théorie utilitariste. De toute évidence, l’utilitarisme ne capture pas la totalité du champ moral et nous pouvons entrevoir qu’il puisse singulièrement poser problème en éthique appliquée.

Il peut d’ailleurs prendre des allures monstrueuses dans certaines dérives politiques. Imaginons qu’un régime désigne des boucs émissaires, les accuse d’être à l’origine des maux de la société qu’il gouverne et parvienne à en convaincre la population. Il n’y a plus qu’un pas vers l’extermination des boucs émissaires, pour le plus grand bénéfice du plus grand nombre. L’histoire est riche de tels agissements (citons, par exemple, l’idéologie de l’Allemagne nazie avant la Seconde Guerre mondiale, selon laquelle les juifs étaient la cause des maux de la société).

UTILITARISME ET ÉCONOMIE : L’EXEMPLE DE LA MÉDECINE

Les calculs économiques sont par essence utilitaristes : ce qui sera le plus rentable, le plus utile pour le plus grand nombre est mesuré. Des tendances utilitaristes fortes se dessinent en médecine. Par exemple, les maladies orphelines sont graves pour la plupart, mais rares, et développer des traitements est très onéreux. Il est plus utile de consacrer ces ressources à mettre au point des traitements destinés à des affections fréquentes, même bénignes, lesquels bénéficieront à un beaucoup plus grand nombre de patients et maximiseront ainsi le bonheur général. Certains éthiciens utilitaristes, comme notre contemporain Daniel Callahan, ont proposé que les malades ne soient plus soignés à partir d’un certain âge pour optimiser l’usage des ressources et les destiner à des patients plus jeunes, dont l’espérance de vie est plus élevée et qui seront plus utiles à la société (un patient âgé est à la charge de la société et ne lui apporte rien) [3]. Curieusement, Callahan a nuancé ses affirmations lorsqu’il a atteint l’âge de 80 ans et qu’il s’est fracturé le fémur.

À l’armée, le triage des blessés sur le champ de bataille obéit à une logique utilitariste pure : ceux qui nécessitent une intervention chirurgicale avec de bonnes chances de récupération sont évacués en premier, ceux dont les blessures sont légères sont soit soignés sur place, soit évacués en deuxième, et les hommes grièvement blessés sont classés dans la catégorie des mourants et évacués en dernier. La notion de qualité de vie, qui a vu le jour dans les années 1970, et tous les concepts qui en dérivent sont d’essence utilitariste. Ainsi, les QALYs (quality-adjusted life years, en français, “années de vie pondérées par la qualité” ou “espérance de vie corrigée en fonction de la qualité”) servent souvent de référence en économie de la santé, et sont particulièrement employées aux États-Unis et au Royaume-Uni pour l’analyse du rapport utilité/coût des différentes prises en charge médicales [13, 16]. Il s’agit de mesurer l’effet d’une intervention dans le domaine de la santé au sens utilitariste du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Une année de vie en parfaite santé vaut 1, 0 correspond à la mort, les états intermédiaires sont évalués entre 0 et 1, et les états considérés comme “pires que la mort” sont évalués par un nombre négatif.

Or comment mesurer la qualité de vie, l’utilité, le bonheur ? Comment les évaluer objectivement, indépendamment des individus qui les éprouvent ? Le point de vue d’un observateur détaché peut différer totalement de celui de la personne concernée : un individu mentalement handicapé qui passerait ses journées à déambuler de long en large dans un couloir d’hôpital psychiatrique pourrait subjectivement être parfaitement heureux, ce qui ne serait pas le point de vue d’une personne extérieure. À l’inverse, un observateur extérieur jugera une personne heureuse en raison de ce dont elle jouit, alors qu’elle-même ne se concevra pas comme telle. En médecine, la notion de qualité de vie est un concept flou, multidimensionnel, qu’un groupe d’études de l’Organisation mondiale de la santé s’est risqué à définir en 1994 [7, 15]. Or des travaux récents ont mis en évidence ce que les Anglo-Saxons appellent le “disability paradox”, paradoxe de la maladie et/ou du handicap : les patients affectés de handicap (s) potentiellement lourd (s) ou de maladie (s) chronique (s) invalidante (s) estiment pour plus de la moitié d’entre eux (les chiffres varient selon les études, mais restent supérieurs ou égaux à 50 %) leur propre qualité de vie élevée, voire très élevée, alors que des personnes saines interrogées sur la façon dont elles évalueraient leur qualité de vie si elles étaient atteintes par le (s) même (s) handicap (s) ou maladie (s) chronique (s) se représentent des qualités de vie très mauvaises. Il existe un énorme fossé entre l’expérience vécue de la maladie et l’idée que les autres s’en font [6, 14]. Voilà qui complique singulièrement les calculs utilitaristes. Les auteurs avancent, parmi les facteurs à l’origine d’une qualité de vie élevée chez des personnes pourtant souffrantes ou handicapées, le phénomène d’adaptation et l’existence d’un tissu relationnel (famille, amis, liens sociaux) solide.

1. Utilitarisme et relations interpersonnelles

Or l’utilitarisme fait totalement abstraction des relations interpersonnelles et des obligations morales pourtant bien réelles que des individus peuvent avoir les uns envers les autres. Imaginez qu’un incendie se déclare dans un laboratoire où se trouvent deux personnes : votre propre père et un jeune ingénieur brillant qui fait des recherches très prometteuses sur le moteur à hydrogène. L’alarme se déclenche. Vous faites partie de l’équipe de sécurité du bâtiment, vous sortez, voyez la fumée, appelez immédiatement les pompiers, puis vous vous dirigez vers le laboratoire pour essayer de porter secours. Votre père et le jeune ingénieur gisent tous les deux par terre, côte à côte, inconscients, intoxiqués par les fumées de combustion. Vous aussi, vous commencez à suffoquer. Vous êtes seul sur place, les pompiers ne sont pas encore arrivés. Vous pouvez, sans perdre une seule seconde, tenter d’extraire un des corps, mais pas les deux à la fois. Lorsque vous reviendrez chercher le second, si c’est encore possible, il sera très probablement mort. Qui tentez-vous de sauver ? Le lecteur, nous en sommes sûre, sauvera son père en priorité (à moins qu’il n’ait d’importants griefs envers lui, que ce père n’ait été abusif, etc.). La raison en est que nous avons envers nos proches des obligations morales. Les relations familiales, d’amitié, ont une dimension éthique qu’il est impossible de nier. Dans le cas de l’incendie, il va de soi que ce que tout un chacun souhaite est de sauver les deux personnes. Mais, dans une situation dramatique où un choix doit être fait, les relations interpersonnelles, quand elles existent, sont déterminantes. Or, pour un utilitariste, il est impératif de sauver le jeune ingénieur brillant, dont l’utilité pour la société est incontestablement supérieure, et il n’est par conséquent pas éthique de sauver son propre père.

2. Est-il toujours possible d’apprécier en amont toutes les conséquences d’une action ?

Un autre écueil de l’utilitarisme est représenté par la difficulté de connaître les conséquences précises d’une action ou bien l’ensemble de ses conséquences. Citons l’exemple de l’utilisation de prédateurs pour lutter contre une espèce ravageuse ou pathogène pour les cultures. De très nombreuses tentatives de ce genre se sont soldées par des échecs sur le long terme, voire par des catastrophes écologiques : ainsi, la mangouste introduite à Trinidad (Cuba) pour lutter contre les rats, et le crapaud-buffle en Australie contre les ravageurs des cannes à sucre, se sont-ils retournés vers d’autres cibles, entraînant la mortalité conséquente d’espèces locales (photo 2) [5]. Ces conséquences n’avaient pas été anticipées. Dans la majorité des cas, nous ne disposons d’aucun recul pour juger de l’impact d’espèces introduites sur les écosystèmes d’accueil. Nous pourrions multiplier les exemples.

UTILITARISME ET RÉVOLUTION DANS LA FAÇON DE PENSER L’ANIMAL

L’utilitarisme a été à l’origine d’une véritable révolution dans la manière de traiter les animaux. D’origine anglo-saxonne, il a particulièrement modelé les sociétés britannique et américaine, lesquelles ont été les premières à mettre en place, dès le XIXe siècle, soit un siècle après les écrits philosophiques de Bentham, un arsenal législatif pour protéger les animaux. Cette théorie philosophique est sans doute la plus importante à connaître pour un vétérinaire. C’est en effet, pour un utilitariste, la capacité à ressentir (des émotions, du plaisir, de la souffrance) qui permet à un être vivant d’être inclus dans la sphère morale. Ainsi, les animaux supérieurs, capables de ressentir, de souffrir, sont-ils, au même titre que l’homme, dignes de considération morale. Contrairement aux idées reçues, c’est le philosophe français Jean-Jacques Rousseau qui, au XVIIIe siècle, avant Bentham, a énoncé le premier : « Si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible : qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre » [10].

C’est l’utilitarisme qui est à l’origine de la révolution des mentalités envers les animaux, révolution qui s’opère depuis les années 1970 dans tous les pays occidentaux. Même si cette évolution était déjà largement amorcée dans les pays anglo-saxons, elle s’y est également amplifiée dans la seconde moitié du XXe siècle. L’ouvrage de Peter Singer, philosophe utilitariste australien, intitulé La Libération animale, dont la première édition a été publiée en 1975, a à ce titre été déterminant [11]. Pour Singer, les animaux capables de ressenti (sentience, en anglais) doivent être traités à l’égal de l’homme, avec la même considération morale pour leurs intérêts (dans le sens utilitariste de maximisation du plaisir et de minimisation de la souffrance) (photo 3). Singer parle de spécisme (terme créé par le psychologue britannique Richard Ryder en 1970) pour désigner, à l’instar du racisme et du sexisme, une discrimination fondée sur l’appartenance à une espèce. Pour lui comme pour tous les utilitaristes, le spécisme est une aberration morale.

Il n’y a pas de mal absolu, ni de bien absolu, mais une balance entre le bien et le mal : il convient de tendre vers l’amélioration du bien-être général, tant pour les hommes que pour les animaux. Ainsi, le bien-être animal est-il, par essence, une notion utilitariste.

1. Utilitarisme et traitement des animaux

Singer appelle à boycotter les produits d’origine animale lorsque le bien-être des animaux de production n’est pas respecté. Il appelle à devenir végétarien parce que les systèmes de production engendrent encore de la souffrance animale. Mais, pour lui comme pour la plupart des utilitaristes, il est parfaitement possible de tuer un animal si ce dernier ne souffre pas (photo 4). Le végétarisme qu’il prône n’est pas absolu. Il écrit (nous traduisons) : « Si un animal appartient à une espèce dépourvue de conscience de soi, il est acceptable de l’élever et de l’abattre pour le manger, sous réserve qu’il ait eu une vie heureuse et que, après avoir été tué, il soit remplacé par un autre animal qui mènera une vie également heureuse et qui n’aurait pas existé si le premier n’avait pas été tué. » Plus loin, il explique que ses propos ne sont pas spécistes car ce n’est pas parce qu’un animal n’appartient pas à notre espèce qu’il est acceptable de le tuer, mais parce que, n’ayant pas de conscience de soi, il ne possède pas la capacité de désirer continuer à vivre. Et de poursuivre : « Ma position s’applique de la même manière aux êtres humains qui seraient dépourvus de conscience d’eux-mêmes. » Nous retrouvons là un argument utilitariste classique selon lequel un animal en bonne santé a droit à davantage de considération morale qu’un être humain très sévèrement handicapé (au point de ne plus être en mesure de ressentir un certain bien-être).

Il convient d’insister sur le fait que la position actuelle de la société vis-à-vis de l’animal est dominée par l’utilitarisme : le respect du bien-être animal est le maître mot. C’est une immense chance pour nous autres vétérinaires et il est indispensable que nous nous positionnions comme experts dans ce domaine. La société nous en sera reconnaissante et nous en tirerons une plus grande considération. Les théories philosophiques mettent du temps avant d’être transcrites dans la pratique, mais nous avons la chance de vivre actuellement une vraie révolution, grâce à la thèse de Bentham, laquelle a, depuis, été reprise et étayée par de nombreux auteurs. Sous réserve que le bien-être animal soit respecté, la société accepte l’utilisation des bêtes, pour l’expérimentation animale, la consommation de viande, la production de cuir, etc., usage qui contribue à augmenter l’utilité pour tous ses membres (progrès médicaux grâce à l’expérimentation animale, alimentation, production d’objets en cuir, etc.). Et un peu de souffrance reste acceptable, pourvu que le bien-être général engendré rapporté à la somme des douleurs endurées reste positif. Et une souffrance notable de quelques individus, en nombre limité, peut aussi être acceptée si elle est contrebalancée par un mieux-être pour le plus grand nombre.

2. Limites de l’utilitarisme en médecine vétérinaire

Nous avons mis en lumière précédemment les limites de l’utilitarisme et les aberrations morales auxquelles il peut conduire lorsque la doctrine est appliquée aux êtres humains. Michael Lockwood a imaginé un scénario vétérinaire parfaitement acceptable pour un utilitariste, scénario qui a le mérite cette fois de mettre en évidence les limites de la théorie lorsqu’elle est appliquée à l’animal [8]. La plupart des familles aiment les chiots, qui sont mignons et amusants. Or ils deviennent, au fur et à mesure qu’ils grandissent, sources de contraintes et de frais accrus (besoins alimentaires augmentés). De plus, les chiens posent problème à chaque départ en vacances. Il est aussi difficile de les emmener que de trouver quelqu’un pour les garder. Supposons, écrit Lockwood, qu’une compagnie commerciale se crée, LeChiotRemplaçable (Disposapup Ltd), qui produise des chiots, les éduque et les vende, puis les reprenne à la demande du client, les euthanasie et lui procure un chiot de remplacement. Pour Singer, la pratique serait parfaitement éthique. Chaque chiot aurait une vie très heureuse, bien que courte, et n’aurait pas existé sans cette pratique commerciale. Lockwood conclut que cet exemple l’interroge, sans pour autant le convaincre de rejeter l’utilitarisme. Nos confrères n’en tireront sûrement pas la même conclusion.

Conclusion

L’utilitarisme est omniprésent dans notre société. Il sous-tend les rapports qu’elle a établis et souhaite développer avec les animaux. Ces relations s’articulent autour du concept clé de bien-être animal dont tout vétérinaire doit devenir le chantre.

L’utilitarisme présente des aspects positifs. Il est conséquentialiste et, en cela, constitue une théorie de la responsabilité. Nous ne pouvons pas ignorer les conséquences de nos actions, ce serait de la folie et totalement irresponsable. L’utilitarisme prend en compte les coûts et le plus grand nombre, et, à ce titre, présente un intérêt considérable en politique. Il opère des calculs bénéfice/coût, dont nous avons montré la grande relativité, mais qui ne sauraient être occultés dans un monde où les ressources sont limitées et qui fonctionne selon les règles d’une économie de marché. Il comporte une forte notion d’équité, les intérêts ou les préférences de chacun ayant le même poids. Mais il écrase l’individu, qui ne compte que par sa contribution au bien-être général et qui peut être remplacé par un autre individu sans que cela nuise au calcul du rapport somme des plaisirs/somme des déplaisirs. Cette théorie peut devenir obscène et très dangereuse. Elle est, dans notre société contrebalancée par le déontologisme qui protège l’individu.

Références

  • 1. Amitai S, Greene J. Integrative moral judgment: Dissociating the roles of the amygdala and ventromedial prefrontal cortex. J.?Neurosci. 2014;34(13):4741-4749.
  • 2. Bentham J. A utilitarian view. In: Animal rights and human obligations. T. Regan and P. Singer, eds. Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall, USA. 1989:25-26.
  • 3. Callahan D. Setting limits: Medical goals in an aging society with “A response to my critics”. Georgetown University Press, Washington, DC. 1995:272p.
  • 4. Canto-Sperber M, Ogien R. La?philosophie morale. 3e éd. PUF. 2010:127p.
  • 5. Clergeau P, Bertheau Y. Une introduction d’espèce exotique n’est jamais anodine. Le Monde.fr [Internet]. Paris. 2014 May 12 [cited 2016 Feb 16]; Available from: http://www.lemonde.fr/sciences/article/2014/05/12/une-introduction-d-espece-exotique-n-est-jamais-anodine_4415464_1650684.html
  • 6. Fellinghauer B, Reinhardt?JD, Stucki G et coll. Explaining the disability paradox: a cross-sectional analysis of the Swiss general population. BMC Public Health. 2012;12:655.
  • 7. Lepiège A. Mesure de la santé perceptuelle et de la qualité de vie : méthodes et applications. Estem, Paris. 2001:333p.
  • 8. Lockwood M. Singer on killing and the preference for life. Inquiry. 1979;22(1-2):157-170.
  • 9. Mill JS, Stuart J. Utilitarianism. 1re ed. Parker, Son & Bourn, West Strand. London, England. 1863.
  • 10. Rousseau JJ. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Aubier, Paris. 1973.
  • 11. Singer P. Animal liberation. 4th ed. Harper Collins, New York. 2009:311p.
  • 12. Singer P. Killing humans and killing animals. Inquiry. 1979;22(1-2):145-156.
  • 13. Torrance GW, Thomas WH, Sackett DL. A utility maximization model for evaluation of health care programs. Health Serv. Res. 1972;7(2):118-133.
  • 14. Ubel PA, Arbor A, Schwarz N et coll. Misimagining the unimaginable: The disability paradox and health care decision making. Health Psychol. 2005;24 (4(suppl)):S57-62.
  • 15. WHOQOL group. Development of the WHOQOL: Rationale and current status. Int. J. Mental Health. 1994;(23):24-56.
  • 16. Zeckhauser R, Shepard D. Where now for saving lives? 1976;40(4):5-45.

Conflit d’intérêts

Aucun

Points forts

→ L’utilitarisme est la principale théorie éthique conséquentialiste. Il prend en compte les conséquences d’une action sur le bien-être général (maximisation du bien-être pour le plus grand nombre et minimisation du mal-être).

→ Cette philosophie a une influence considérable dans notre société. Elle a un impact croissant en médecine et a révolutionné la considération morale de l’homme envers les animaux.

→ C’est la capacité à ressentir qui détermine la valeur morale d’un être vivant. Un être humain très lourdement handicapé qui en est dénué n’a pas de valeur morale. L’animal doté de la capacité à ressentir a la même valeur morale qu’un être humain.

→ L’individu ne compte que par sa contribution au bien-être général. Il est impersonnel et interchangeable. En cela, l’utilitarisme néglige le poids moral des relations et obligations interpersonnelles, et peut broyer les individus.

→ Le bien-être animal est un concept clé de l’utilitarisme. S’il est respecté, toute forme d’exploitation de l’animal peut être éthique. En l’occurrence, tuer un animal ne pose aucun problème éthique à la condition qu’il n’ait pas de conscience de soi et qu’il ne souffre pas.

→ Dans nos sociétés, ainsi qu’en médecines humaine et vétérinaire, l’utilitarisme est contrebalancé par le déontologisme, qui protège l’individu et prévient ainsi des dérives extrêmement dangereuses.

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