Comprendre l’intoxication aux nitrates, pour mieux la prévenir et la traiter - Le Point Vétérinaire expert rural n° 363 du 01/03/2016
Le Point Vétérinaire expert rural n° 363 du 01/03/2016

ALIMENTATION DES BOVINS

Article de synthèse

Auteur(s) : Béatrice Bouquet

Fonctions : Bvet
BP 20008
80230 Saint-Valery-sur-Somme

Les ruminants peuvent tolérer des doses relativement élevées de nitrates s’ils y ont été accoutumés progressivement.

Le nitrate est une des formes du cycle de l’azote, la principale source pour les plantes. Il devient polluant lorsqu’il est en excès. Il peut aussi entrer dans les rations de ruminants, permettant d’en augmenter l’efficacité lors de déficit en azote fermentescible, comme c’est la règle lors du “tout ensilage de maïs”.

Cet ingrédient a même le vent en poupe dans le contexte des préoccupations actuelles vis-à-vis de l’environnement : vraiment efficaces in vivo et à long terme, incorporer des nitrates à la ration à hauteur de seulement 1 % amènerait à réduire de 10 % les émissions de gaz à effet de serre, selon les travaux récents d’équipes associées de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) sur le sujet(1).

DES TRAVAUX ANCIENS REPRENNENT SENS

Des travaux récents de l’Inra montrent l’efficacité de l’incorporation d’azote dans la ration sur la diminution de l’émission de méthane par les ruminants [3]. Globalement, l’ajout volontaire de nitrate pour diminuer les émissions de méthane est plutôt à réserver aux rations hors sol de taurillons allaitants ou aux vaches laitières en pleine production. À l’herbe, la part d’azote dégradable est non modifiable. Si la ration est déjà riche en azote fermentescible, la production d’ammoniaque dans le rumen par transformation de l’azote risque d’accroître l’azote urinaire, ce qui est contre-productif sur le plan environnemental. Il existe aussi un risque d’intoxication par le nitrate en cas d’apport excessif ou trop brutal. Les expérimentations sur ce sujet datent d’une cinquantaine d’années. Réalisées notamment aux Pays-Bas (faculté d’Utrecht) et aux États-Unis (État du Wisconsin), elles restent d’actualité [2, 6]. Une thèse de sciences a aussi été réalisée en 1992 par Martine Kammerer (Oniris), sur la toxicité chronique de l’ion nitrate (modèle du lapin) [4].

PHYSIOPATHOLOGIE : MÉTHÉMOGLOBINISATION

Les nitrates ingérés par les ruminants sont convertis en ammoniaque dans le rumen et servent à l’élaboration de protéines via la fabrication d’acides aminés par les bactéries du rumen. Tout commence par une réduction relativement rapide du nitrate NO3 en nitrite NO2, alors que la conversion en ammoniaque qui suit est plutôt lente. Il existe donc, à cette étape, un risque d’accumulation de nitrite si les apports en nitrate sont brusques et importants. Les nitrites peuvent passer dans le sang et sont à l’origine de la toxicité. Ils provoquent une méthémoglobinisation, qui oxyde le fer de l’hémoglobine (Hb) (photo 1). Le transport d’oxygène est empêché, d’où une anoxie. Les nitrites ont aussi un effet vasodilatateur par action sur les fibres lisses. Ils peuvent provoquer une altération des enzymes métaboliques et avoir un effet irritant sur les muqueuses gastro-intestinales [5].

SIGNES ANTE- ET POST-MORTEM

Cliniquement, le cœur devient peu audible, la température baisse et des tremblements musculaires sont constatés. Une faiblesse et une ataxie apparaissent. À plus de 50 % de méthémoglobinisation, les muqueuses sont brunes. Ce signe apparaît généralement dans les 2?heures (donc rapidement) après l’apport excessif de nitrates, mais il ne survient pas toujours le premier jour de l’apport excessif [2]. L’animal est en dyspnée et en tachypnée, il est anxieux et urine fréquemment. Au-delà de 80 % de méthémoglobinisation, la mort de l’animal est certaine. Un excès de nitrates en période de froid et d’autres erreurs de rationnement peuvent induire un syndrome vache couchée mortel chez une allaitante gestante (l’animal reste alerte).

Une coloration brun sombre du sang est souvent observée lors d’intoxication par les nitrates, mais ce signe n’est pas pathognomonique. De plus, celui-ci disparaît si l’autopsie est trop tardive, par reconversion de la méthémoglobine en Hb. Post-mortem, des hémorragies séreuses sont aussi à rechercher. Chez le veau né d’une mère intoxiquée, une ascite, des œdèmes, et des hémorragies pulmonaires et digestives sont notés.

DES APPORTS À ESTIMER GLOBALEMENT

Une intoxication par les nitrates est difficile à anticiper. La teneur des plantes en nitrates varie beaucoup. La sensibilité des animaux dépend de leur âge (veau/adulte), de leur état de santé et de la composition de leur ration. Au pâturage, le risque survient lorsque la pousse de l’herbe a diminué de moitié ou que l’application d’azote dans le pâturage a été excessive à deux reprises, selon l’évaluation d’ingénieurs agronomes de l’université du Wisconsin [6]. Des conditions de trop grande sécheresse comme d’humidité élevée peuvent amener à de hautes teneurs en nitrates dans les aliments récoltés (toute cause de ralentissement de la croissance de la plante). Le froid amplifie également le risque associé aux nitrates (photo 2). Dans des circonstances normales, une plante convertit rapidement le nitrate du sol (issu des engrais, des épandages) en acides aminés et en protéines. Cependant, une accumulation peut se produire dans certaines conditions d’apport d’eau, de lumière, de température.

L’acidité et les carences en molybdène, en soufre, en phosphore amplifient le danger, tandis que les manques en cuivre, en cobalt et en manganèse le réduisent. Des plantes traditionnelles de la ration sont susceptibles d’en contenir de fortes teneurs (céréales fourragères en général, maïs parfois, sorgho). De nombreuses adventices en sont aussi une source insoupçonnée : amarante, chénopode, liseron, chardon, datura, épilobe, renouée, rumex ou encore sorgho d’Alep. Les mauvaises herbes qui échappent à l’usage de désherbants sélectifs seraient encore plus propices à l’accumulation de nitrates (dés­herbants dérivés des acides phénoxy 2,4-D et 2,4,5-T fondés sur une auxine synthétique). Des légumes qui servent parfois de compléments à la ration (restes de coproduction de sucre ou de maraîchage) peuvent aussi les accumuler : feuilles de betterave à sucre, laitue, choux, pomme de terre, carotte, navet [2, 6].

Il est souvent recommandé de prendre garde à l’eau de puits contaminés par lessivage après l’apport d’engrais, ou de nappes trop superficielles, situées près de sources d’effluents. Toutefois, la part de nitrate apporté par l’eau de boisson reste relativement faible. Une eau de qualité pour les groupements de défense sanitaire du Grand Ouest contenait moins de 50 mg/l de NO3 [1]. La Mayenne, les Pays-Bas ou encore les États-Unis sont un peu plus tolérants (100). L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a gardé ce dernier seuil pour les jeunes animaux. L’association de coliformes et de nitrates dans l’eau semble synergique quant à l’effet pathogène. Le nitrate pourrait gêner la conversion du carotène en vitamine A. Un apport peut se révéler nécessaire dans les situations à risque.

FRACTIONNER LES RISQUES

Un apport de nitrates fractionné est bien mieux toléré que la même quantité en une seule fois [2, 6]. Lorsqu’un nouveau silo “à risque” est ouvert, un démarrage progressif est fortement conseillé, afin d’“accoutumer” le ruminant à sa teneur potentiellement élevée en nitrates. Un aliment à risque ne doit pas être distribué aux vaches taries ou aux génisses. Paradoxalement, mieux vaut le réserver aux vaches en production, protégées par des apports élevés en concentrés. Les nitrates s’accumulent dans les parties basses de la plante. La hauteur de coupe peut ainsi changer la donne. Ensiler un fourrage peut permettre de diminuer sa teneur en nitrates, par conversion en ammoniaque (à hauteur de 30 à 50 %). Toutefois, Geurink et Malestein estiment que la consommation d’herbe fraîche est moins à risque que celle d’ensilage (notion de vitesse d’absorption) [2]. Un séchage (foin) ne diminue pas la teneur en nitrates. Au contraire, la vitesse d’absorption est augmentée, et la toxicité aussi (photo 3, tableau 1) [2]. Il convient de faire attention au dégagement de gaz nitreux des ensilages issus de la conversion des nitrates car ils sont potentiellement toxiques pour l’homme et les animaux (gaz lourds, qui s’accumulent vers le bas).

DES FORMES CHRONIQUES ET SUBAIGUËS ?

La fréquence de l’intoxication aiguë est de nos jours assez rare en France chez les bovins. Au Capae-Ouest (France) depuis le 1er janvier 2000, 28 appels ont été recensés à propos d’une possible exposition au nitrate chez des bovins. Parmi eux, deux intoxications ont été qualifiées “probables”. Les pires situations sont accidentelles : par exemple accès à une pâture humide après une période de disette. Une vache laitière dont la ration est forte en énergie est beaucoup moins sensible à un excès d’azote qu’une vache tarie ou une génisse, qui plus est allaitante. Nouvellement arrivé dans la pharmacopée européenne avec une indication de prévention de la cétose de la vache laitière, le monensin (Kexxton(r)) pourrait amplifier la toxicité de l’apport de nitrates chez les ruminants, en particulier lorsque la conduite d’élevage est perfectible [5]. Le parasitisme et toute autre cause d’anémie sont aussi susceptibles d’augmenter la toxicité des nitrates.

La possibilité de formes subaiguës est seulement suspectée. Les nitrates sont alors accusés dans de multiples troubles peu spécifiques : baisse des performances, de l’appétit, manque d’état, avortements, fœtotoxicité et même goitres. Mais dans quels cas sont-ils vraiment en cause ? L’excès de nitrates serait un facteur parmi d’autres. Il est susceptible d’être bien toléré si les autres curseurs sont positionnés correctement (apport de minéraux, d’énergie, suivi parasitaire).

DIFFICULTÉS D’ANALYSE

Une intoxication expérimentale a permis de mettre en relation le pourcentage de MetHb avec la couleur des muqueuses. Le changement de couleur est devenu perceptible lorsque la concentration a atteint 20 %. Avec 50 % d’hémoglobine réduite, les muqueuses sont passées au brun chocolat [2]. L’urine serait un prélèvement très pertinent, pour lequel des bandelettes réactives peuvent être utilisées (la normalité correspond à une valeur inférieure ou égale à 50 mg/ ml) [4]. Le contenu utérin congelé ou le liquide intraoculaire présenterait un intérêt (peut être congelé) (valeurs normales inférieures à 10 mg/ml) [4]. Le sang doit être centrifugé immédiatement après récolte et prélevé sur un anticoagulant héparine pour permettre l’analyse.

Ni le dosage de méthémoglobine ni celui de nitrate-nitrite dans le sang ne sont réalisables en routine. Les vétérinaires confrontés à une suspicion ont la possibilité de contacter un laboratoire de toxicologie, celui des écoles vétérinaires, celui du centre hospitalier universitaire (CHU) local, ou encore un laboratoire d’analyses privé de biologie humaine. Pour un résultat significatif, il convient de respecter des conditions de prélèvement particulières [4]. Les concentrations sanguines varient énormément dans un même lot, rendant les résultats du dosage des nitrates difficiles à interpréter.

Le prélèvement de contenu ruminal n’est pas intéressant [6]. Concernant les analyses d’aliments, des précautions sont à prendre pour l’acheminement d’un échantillon au laboratoire car la poursuite d’une fermentation peut modifier la teneur en nitrates. La congélation est conseillée, en particulier pour un ensilage. La répétabilité des analyses n’est pas très bonne. Un même échantillon peut donner des résultats variant de plus ou moins une centaine de ppm. Les résultats exprimés en N-NO3 doivent être multipliés par 4,4 pour obtenir le résultat nitrate. Les apports recommandés ne sont pas faciles à établir. Certains s’y sont essayé (tableau 2) [6]. L’eau, source d’apports relativement faibles, peut être prise en compte. Elle sera échantillonnée en période de pluie, pas lors de sècheresse pour les puits.

EFFET SPECTACULAIRE

La perfusion de bleu de méthylène dilué de 1 à 4 % dans un soluté glucosé isotonique est d’une efficacité “spectaculaire”. La méthémoglobine est à nouveau réduite en hémoglobine grâce à l’activation d’une enzyme [4]. Les ruminants tolèrent très bien ce procédé. La transfusion de sang est efficace par apport immédiat d’hémoglobine. L’acide ascorbique serait moins intéressant, mais peut l’être lors de suspicion d’intoxication subaiguë.

Conclusion

Ajouter du nitrate dans les rations est une voie envisagée pour réduire les émissions de méthane par les ruminants. Cependant, trop en incorporer peut se révéler dangereux. Un suivi clinique des animaux exposés s’impose (examen des muqueuses). L’apport doit être équilibré par suffisamment de concentré énergétique. Les teneurs des plantes pâturées au champ sont difficiles à apprécier parce qu’elles sont d’origines diverses ou variables. Ainsi, même si l’agriculteur amende désormais ses cultures et ses prairies avec précision, les conditions de température et d’humidité et la nature du sol restent les déterminants principaux de la teneur des plantes en nitrates. Si les données climatiques évoluent à l’avenir, les teneurs en nitrates des plantes dans une région et pour un sol donnés pourraient également changer, d’une manière difficile à prévoir. Les habitudes ancestrales mériteraient alors d’être reconsidérées globalement et analytiquement.

  • (1) Voir l’article “Moins de gaz à effet de serre avec le vétérinaire” du même auteur, dans Point Vét. 2016;362-66-71.

Références

  • 1. Anses. État des lieux des pratiques et recommandations relatives à la qualité de l’eau d’abreuvement des animaux d’élevage. Décembre 2010:121p. https://www.anses.fr/fr/system/files/EAUX2008sa0162Ra.pdf
  • 2. Geurink JM, Malestein A. Le signe : la décoloration des muqueuses. Act. Vét. 1984;887:28-31.
  • 3. Hristov AN, Oh J, Firkins JL, et coll. Special Topics. Mitigation of methane and nitrous oxide emissions from animal operations: I. A review of enteric methane mitigation options. J. Anim. Sci. 2013;91:5045-5069.
  • 4. Kammerer Crombet M. Étude expérimentale de la toxicité chronique de l’ion nitrate chez le lapin. Thèse de doctorat en sciences médicales. Nantes. 1994:159p.
  • 5. Ouvrage collectif en ligne. Overview of nitrate and nitrite poisoning. In: Merck Veterinary Manual. Dernière révision en décembre 2014 par Thompson LJ. http://www.merckvetmanual.com/mvm/toxicology/nitrate_and_nitrite_poisoning/overview_of_nitrate_and_nitrite_poisoning.html.
  • 6. Undersander D, Combs D, Randy Shaver R et coll. Nitrate poisoning in cattle, sheep and goats. Université du Wisconsin. http://www.uwex.edu/ces/forage/pubs/nitrate.htm. (Adapté de Crowley JW. Effects of nitrate on livestock. ASABE. 1985;80:20026.)

Conflit d’intérêts

Aucun

Points forts

→ Il convient de faire attention au dégagement de gaz nitreux des ensilages issus de la conversion des nitrates, toxiques pour l’homme et les animaux.

→ Des excès ou carences en minéraux, le parasitisme et l’apport de monensin pourraient amplifier la toxicité des nitrates chez les ruminants.

→ Ni le dosage de méthémoglobine ni celui de nitrate-nitrite dans le sang ne sont réalisables en routine.

REMERCIEMENTS

À Martine Kammerer (Centre antipoison Capae-Ouest-Oniris, Nantes) pour son aide bibliographique et iconographique, et sa relecture.

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