TOXICOLOGIE DES BOVINS
Cas clinique
Auteur(s) : Hadj Benaouda Merine Sassi*, Denis Grancher**, Pierre Bergeron***, Pauline Otz****, Marie-Anne Arcangioli*****
Fonctions :
*Pathologie du bétail
**Alimentation et toxicologie végétale
***Unité clinique rurale de L’Arbresle (Ucra)
Université de Lyon, VetAgro Sup,
Campus vétérinaire de Lyon, 1, avenue Bourgelat,
69280 Marcy-L’Étoile
****Pathologie du bétail
L’ingestion de plants de séneçon de Jacob dans le champ serait à l’origine des lésions observées. L’augmentation des enzymes hépatiques confirme le caractère secondaire de la photos ensibilisation.
Une vache montbéliarde âgée de 8 ans en cinquièmelactation présente un abattement et une chute de production de 50 %.
La vache a vêlé 4 semaines auparavant et vit en stabulation sur une aire paillée avec 42 autres vaches laitières. Les animaux sont au pré pendant la journée et dans une autre pâture le soir après la traite.
La vache est abattue. L’examen clinique révèle une température de 39,4 °C. Les auscultations cardiopulmonaire et abdominale sont normales.
Une congestion des muqueuses oculaires et du mufle, et des zones hémorragiques sur la peau des trayons sont observées (photos 1 et 2).
Un prélèvement urinaire montre un pH entre 7 et 8, et la présence de protéines (++) et de sang (+). Les autres paramètres urinaires sont normaux.
Un prélèvement de sang est effectué pour un dosage immédiat de Β-hydroxybutyrate (BHB), dont la teneur est de 1,6 mmol/l (valeurs usuelles du laboratoire < 1 mmol/l).
L’abattement et les symptômes cutanéo-muqueux sur les zones non pigmentées exposées à la lumière (mufle, peau des trayons) sont en faveur d’une photos ensibilisation primaire ou secondaire. Un traitement de couverture est instauré à base d’antibiotiques (Intramicine(r) : benzylpénicilline procaïne 114 mg/ml, streptomycine 200 mg/ml, à la dose de 60 ml/j pendant 4 jours, par voie intramusculaire) et d’anti-inflammatoire non stéroïdien (Meflosyl(r)5 % : flunixine 5 %, à la dose de 30 ml en une seule injection intramusculaire). De plus, l’animal est mis à l’abri de la lumière.
Des prélèvements sanguins sont réalisés pour confirmer l’hypothèse diagnostique. Une numération et une formule sanguines et des dosages d’enzymes hépatiques sont effectués afin de déterminer le caractère primaire ou secondaire de la photos ensibilisation. Ces analyses sont renouvelées 14 jours plus tard.
Une visite des deux pâtures est réalisée le lendemain.
La première analyse hématologique révèle une hémoconcentration, ainsi qu’une leucocytose avec une neutrophilie marquée qui confirme la réaction inflammatoire.L’activité de l’aspartate aminotransférase (Asat) est nettement augmentée, alors que celle de la γ-glutamyl-transpeptidase (gGT) l’est moins fortement (tableau 1).
Les secondes numération et formule sanguines confirment également la réaction inflammatoire, et l’augmentation des éosinophiles est en adéquation avec la réaction cutanée observée dans ce type d’affection. Les taux d’enzymes hépatiques régressent vers des valeurs normales.
La visite de la pâture a mis en évidence la présence de nombreux plants de séneçon de Jacob (Jacobaea vulgaris Gaertn., ex-Senecio jacobaeaL.) dans les deux prés. Plusieurs pieds ont été consommés (photo 3).
Quatorze jours plus tard, l’état général de la vache s’est amélioré. L’animal a recouvré l’appétit et sa production laitière s’est élevée. Les lésions cutanées ont pratiquement disparu (photo 4)
La photos ensibilisation est une affection cutanée qui résulte de l’action sur les tissus dermiques de radicaux libres et de peroxydes provenant des rayons émis par fluorescence d’une substance photodynamique accumulée dans le derme [3, 4, 12]. Elle peut affecter toutes les espèces animales et se manifeste par des lésions localisées dans les zones non pigmentées [1, 2, 4, 8, 12, 13]. Dans un premier temps, celles-ci sont le plus souvent situées sur le mufle, les naseaux, les lèvres, au pourtour des yeux, à la base des cornes, sur la mamelle, les trayons, le scrotum et la région périnéale, puis elles s’étendent aux oreilles, à la ligne du dos et aux bourrelets coronaires [4, 16]. Deux types de photos ensibilisation sont recensés chez les ruminants, selon qu’elle est primaire ou secondaire.
La photos ensibilisation primaire est due à l’accumulation d’une substance photos ensibilisante qui passe dans la circulation sanguine, pénètre dans le derme sous forme inchangée, et fluoresce en induisant la formation de radicaux libres et de peroxydes. Ces composés sont le plus souvent d’origine médicamenteuse (phénothiazine, association sulfamide-triméthoprime, tétracyclines) ou alimentaire (plantes, mycotoxines) (encadré 1). Bien que rarement observée en France, une photos ensibilisation primaire liée à l’ingestion de végétaux est connue avec le millepertuis, qui contient de l’hypéricine, et le sarrasin qui comporte de la fagopyrine [2-6, 12].
La photos ensibilisation secondaire n’existe que chez les herbivores, et les ruminants y sont le plus sensibles (encadré 2). Elle est causée par la phylloérythrine, composé issu de la dégradation de la chlorophylle par les micro-organismes du rumen. La majeure partie de la phylloérythrine produite dans le tube digestif est excrétée dans les fèces. Habituellement, une infime quantité est absorbée et passe dans la circulation portale (cycle entéro-hépatique). Le foie est responsable de l’élimination de la phylloérythrine dans la bile. Mais, lors d’affection hépatique, comme une insuffisance hépatique ou post-hépatique, cette substance n’est pas correctement éliminée et passe dans la circulation systémique, puis s’accumule dans le derme. Lors d’exposition au soleil, elle absorbe des radiations solaires dans les domaines visible et ultraviolet (entre 280 et 790 nm avec un maximum à 425 nm), et émet par fluorescence à 650 et 711 nm des radiations qui engendrent des lésions cellulaires et tissulaires (peroxydation des lipides, formation de radicaux libres) [3, 15, 17]. Les troubles hépatiques à l’origine de cette photos ensibilisation sont de diverses origines, mais les effets de l’accumulation de la phylloérythrine sont similaires. Dans le cas présenté, c’est très probablement l’ingestion de séneçon de Jacob qui est à l’origine du phénomène.
L’hypothèse d’une photos ensibilisation primaire a été écartée après la visite de la pâture en raison de l’absence de végétaux responsables (millepertuis en particulier). Aucun traitement n’a été administré à la vache avant l’apparition des symptômes. De plus, l’augmentation des valeurs des paramètres hépatiques (Asat, γGT) permettait d’orienter le diagnostic vers une photos ensibilisation secondaire (d’origine hépatique). Les causes d’insuffisance hépatique entraînant ce type de syndrome sont, notamment, la leptospirose, l’intoxication au séneçon ou aux sporidesmines (eczéma facial) et les autres lithiases biliaires. L’absence de forte hyperthermie ou de signes évocateurs tels que des avortements, une hémoglobinurie, ou une agalactie chez les autres vaches, écarte l’hypothèse de leptospirose [1]. En cas de lithiase biliaire et d’eczéma facial, la teneur plasmatique en gGT atteindrait 100 UI/l et dépasserait 500 UI/l lors d’intoxication par les sporidesmines (eczéma facial) [5, 7, 16]. Cela n’est pas le cas chez cette vache (γGT = 50,7 UI/l ; valeurs usuelles : 10 à 45 UI/l). De plus, le foin et les aliments n’étaient pas moisis. Ainsi, ces deux hypothèses sont éliminées.
Les résultats de l’examen clinique et des examens complémentaires, ainsi que la présence d’une grande quantité de séneçon consommée dans les pâtures orientent le diagnostic vers une photos ensibilisation secondaire à la suite de l’ingestion de séneçon de Jacob contenant des alcaloïdes à action hépatotoxique. Le fait qu’une seule vache ait été atteinte alors que la plante était largement consommée a déjà été observé lors de photos ensibilisation après l’ingestion de renoncule bulbeuse (Ranunculus bulbosus L.) [10]. Dans le cas présenté, la proximité du vêlage (4 semaines) et une subcétose associée (1,6 mmol/l de Β-hydroxybutyrate) ont pu augmenter la sensibilité de cette vache.
Les séneçons sont des plantes herbacées de la famille des Astéracées (ex-Composées). Le genre Senecio correspond aux séneçons “vrais” (Séneçon commun : Senecio vulgaris L. ; séneçon doronic : Senecio doronicum L. ; séneçon du cap : Senecio inaequidens DC., etc.). Le séneçon de Jacob y appartenait autrefois, mais est aujourd’hui classé dans le genre voisin Jacobaea : Jacobaea vulgaris Gaertn.
C’est une plante adventice assez grande, d’un mètre au maximum. Elle pousse sur des terrains vagues ou pauvres, aux lisières des champs, dans les prairies et les bois, sur tout type de sol. La tige est droite, rameuse au sommet. Le séneçon de Jacob fleurit de juin à novembre et ses inflorescences sont jaune doré. Ses feuilles sont vert sombre, alternes, glabres, aux contours fortement découpés [5, 6, 9, 12].
Le séneçon de Jacob contient plus d’une dizaine d’alcaloïdes hépatotoxiques dérivés de la pyrrolizidine, comme la jacobine ou la sénécionine. Trois chémotypes différents sont caractérisés pour les alcaloïdes, mais toutes ces molécules sont métabolisées en métabolites hautement toxiques dans le foie, entraînant des lésions hépatiques. Toute la plante est toxique. La toxicité est plus élevée dans les premiers stades de végétation. La dessication ne modifie pas le pouvoir toxique, qui est augmenté lors de sécheresse. Cette intoxication évolue sur le mode chronique en plusieurs mois. La dose toxique cumulée est évaluée à 5 % du poids vif de l’animal, ce qui représente environ 30 kg [4, 9].
Ces intoxications sont associées à un syndrome de dépérissement lié à une insuffisance hépatique chronique, qui peut être polymorphe étant donné le grand nombre de fonctions du foie. L’animal perd du poids, présente un ictère, une diarrhée ou une ascite, des hémorragies ou une photos ensibilisation. Le pronostic est sombre quand les lésions sont installées. À l’autopsie, un foie de petite taille est observé, assez ferme, avec une hyperplasie des voies biliaires intra-hépatiques et une fibrose généralisée. Les vaches laitières présentent souvent une baisse de la production et sont abattues bien avant que ces lésions n’atteignent le stade de cirrhose. Lorsque les signes cliniques apparaissent, le traitement est souvent illusoire [4-11]. Toutefois, un traitement symptomatique peut être tenté, avec une administration d’hépato-protecteurs, de diurétiques, et, éventuellement, d’analgésiques, d’antibiotiques, d’anti-inflammatoires et de corticoïdes dans les cas les plus sévères [4]. Dans le cas présenté, les hépato-protecteurs et les diurétiques n’ont pas été nécessaires. Il convient d’empêcher l’animal de consommer à nouveau des séneçons. Quand la photos ensibilisation apparaît, il doit être mis à l’abri des rayons solaires directs ou indirects, en étable.
Le diagnostic de l’origine des photos ensibilisations n’est pas facile à établir et requiert parfois des examens complémentaires onéreux. Le séneçon de Jacob est en compétition avec le séneçon du Cap (Senecio inaequidens DC.), plante envahissante du sud de la France qui remonte rapidement vers le Nord [13]. Le dosage des paramètres de la fonction hépatique est essentiel pour le diagnostic différentiel des photos ensibilisations [4, 14]. Le pronostic est étroitement lié à la rapidité d’identification de la cause et à la gravité de l’atteinte hépatique. Un traitement spécifique est utile lorsqu’il est instauré à temps, lors de photos ensibilisation secondaire principalement. L’intoxication évolue majoritairement sur le mode chronique et les symptômes n’apparaissent que tardivement. Dans le cas de photos ensibilisation primaire, le pronostic dépend de l’importance de l’atteinte cutanée (profondeur et surface).
Aucun.
Plantes
→ Ammi majus.
→ Cooperia pedunculata.
→ Cymopterus watsonii.
→ Daucus carota.
→ Fagopyrum esculentum (sarrasin).
→ Heracleum sp. (Berces).
→ Hypericum perforatum (millepertuis).
→ Lolium perenne.
→ Medicago polymorpha.
→ Medicago sativa.
→ Polygonum sp.
→ Ruta graveolens.
→ Thamnosma texana.
→ Trifolium sp.
→ Vicia sp.
Médicaments
→ Sulfamides.
→ Tétracyclines.
→ Phénothiazine.
→ Thiazides.
→ Acriflavine.
→ Rose Bengale.
→ Bleu de méthylène.
d’après [4].
→ Les séneçons ne sont pas fréquemment décrits en toxicologie végétale chez les ruminants, mais ils doivent être suspectés lors de photos ensibilisation secondaire.
→ La photos ensibilisation secondaire ne survient que chez les herbivores et est liée à un trouble hépatique. Le dosage de l’activité des enzymes hépatiques permet de la différencier d’une photos ensibilisation primaire.
→ Le séneçon de Jacob contient plus d’une dizaine d’alcaloïdes hépatotoxiques dérivés de la pyrrolizidine. Toute la plante est toxique, consommée sur pied ou desséchée.
→ Le pronostic dépend de la quantité consommée et de l’atteinte hépatique.
Toxiques
→ Mycotoxines :
– sporidesmine (Pithomyces chartarum) (eczéma facial) ;
– alcaloïdes (Anacystis sp.) ;
– phomopsine A (Phomopsis leptostromiformis) ;
– toxine T-2 (Fusarium sp.) ;
– aflatoxines (Aspergillus flavus).
→ Cuivre.
→ Phosphore.
→ Tétrachlorométhane.
→ Dérivés de la phénanthridine.
Maladies
→ Lithiases biliaires.
→ Infections (leptospirose, abcès hépatiques, fièvre de la vallée du Rift).
→ Parasites hépatiques (fasciolose).
→ Kystes du cholédoque.
→ Cétose.
→ Indigestion (à la mise à l’herbe).
→ Néoplasies (lymphome, carcinome hépatique).
Plantes
Agave lechuguilla.
Amsinckia sp.
Anthanasia trifurcata.
Asaemia axillaris.
Avena sativa (en vert).
Brassica sp.
Crotalaria sp.
Echium lycopsis.
Heliotropium europaeum.
Holocalyx glaziovii.
Kochia scoparia.
Lantana camara.
Lasiopermum bipinnatum.
Lippia rehmanni.
Myoporum sp.
Narthecium ossifragum.
Nidorella foetida.
Nolina texana.
Panicum sp.
phytolacca sp.
Ranunculus bulbosus.
Senecio, jacobaea.
Tetradynia sp.
Trifolium sp.
Vicia sp.
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