Les rodenticides anticoagulants - Le Point Vétérinaire n° 387 du 01/07/2018
Le Point Vétérinaire n° 387 du 01/07/2018

TOXICOLOGIE

Fiche toxicologie

Auteur(s) : Meg-Anne Moriceau*, Laurence Tavernier**, Jennifer Blondeau***

Fonctions :
*CNITV, VetAgro Sup
1, avenue Bourgelat
69280 Marcy-l’Étoile
cnitv@vetagro-sup.fr
Tél. : 04 78 87 10 40

Les rodenticides anticoagulants sont largement utilisés pour réduire les populations de rongeurs, aussi bien en produits phytosanitaires sur les cultures qu’en biocides chez les particuliers : présents partout, ils sont à l’origine de nombreuses intoxications chez les animaux.

Le toxique

Les rodenticides anticoagulants, ou antivitaminiques K (AVK), sont utilisés depuis les années 1950 dans la lutte contre les rongeurs. Deux générations peuvent être distinguées : ceux de 1re génération (warfarine, chlorophacinone, coumatétralyl) et ceux, plus persistants dans l’organisme, de 2e génération (flocoumafène, di féthialone, difénacoum, bromadiolone, brodifacoum), mis sur le marché à la suite de l’apparition de résistances aux molécules de 1re génération.

Dérivés de la 4-hydroxycoumarine, de la 4-hydroxy-thiocoumarine ou de l’indane-1,3-dione, ils présentent une analogie structurale avec la vitamine K et sont à l’origine de syndromes hémorragiques différés chez les rongeurs, et chez les autres animaux, qui les consomment.

Leur biodisponibilité orale est proche de 100 %. Métabolisés par le foie, leur élimination est principalement fécale. Ils sont stockés dans le foie et les reins pendant plusieurs jours à plusieurs semaines.

Les rodenticides anticoagulants se présentent sous différentes formes et différentes couleurs, sans correspondance avec les molécules qu’ils contiennent : grains de blé, sachets de pâte, blocs hydrofuges, etc. Il est impossible de déterminer la molécule incriminée en fonction de l’aspect externe du produit phytosanitaire ou biocide.

Les appâts contiennent souvent, en plus de leur principe actif, du benzoate de dénatonium (Bitrex®), un agent amérisant destiné à limiter la consommation accidentelle, et non toxique.

Fréquence de l’intoxication et espèces concernées

Depuis 2008, les appels concernant des expositions possibles ou certaines aux anticoagulants, toutes espèces confondues, ont représenté 8,7 % des appels reçus au Centre national d’informations toxicologiques vétérinaires (CNITV), soit 14 904 appels sur les 170 490 reçus. Les expositions sont le plus souvent liées à une ingestion accidentelle, les animaux domestiques ayant eu accès à des spécialités rodenticides par manque de précaution dans leur rangement (encadrés 1 et 2). Cependant, dans certains cas, des intoxications criminelles sont suspectées.

Toutes les espèces sont théoriquement sensibles à ces molécules, mais certaines le sont plus que d’autres (tableau 1). Parmi les appels reçus au CNITV, l’espèce la plus exposée est le chien, qui représente plus de 80 % des expositions rapportées depuis 2008. Les cas d’intoxication (dont la symptomatologie est en faveur d’une intoxication aux AVK) concernent aussi majoritairement cette espèce.

Doses toxiques

Malgré l’existence de doses létales 50 (DL50) chez le chien et le chat, les seuils minimaux de toxicité ne sont pas connus. En effet, des symptômes peuvent apparaître lors de l’ingestion de doses inférieures à cette DL50. Déterminer le risque d’intoxication à partir d’une quantité et d’une concentration ingérées connues est donc difficile.

Par conséquent, toute ingestion avérée d’un produit rodenticide est à considérer comme une intoxication potentielle, quelle que soit la quantité consommée.

Pathogénie

Les rodenticides anticoagulants interfèrent dans l’hémostase au niveau de la coagulation plasmatique, ou hémostase secondaire, qui permet de consolider le thrombus formé lors de la première phase en générant un caillot de fibrine insoluble. Elle fait intervenir des facteurs de coagulation au nombre de 13, principalement synthétisés par le foie : ces facteurs nécessitent d’être activés pour remplir leur rôle physiologique.

Deux voies d’activation de la coagulation peuvent être distinguées, qui sont inter-dépendantes et activées simultanément in vivo :

→ la voie intrinsèque (ou endogène) fait intervenir des facteurs plasmatiques et se déclenche au contact des structures du sous-endothélium chargées négativement (collagène) ou sous l’action d’enzymes protéolytiques (kallicréine plasmatique, plasmine) ;

→ la voie extrinsèque (ou exogène) nécessite le passage dans le sang d’un facteur tissulaire libéré par les cellules endothéliales endommagées au niveau de la brèche vasculaire.

Parmi ces facteurs de la cascade, les facteurs II (prothrombine), VII (proconvertine), IX (facteur anti-hémophilique B) et X (facteur de Stuart) portent des résidus qui nécessitent une γ-carboxylation pour pouvoir fixer le calcium (Ca) et se fixer ensuite aux membranes plaquettaires pour réaliser la réaction de coagulation. Cette γ-carboxylation est réalisée par une γ-glutamylcarboxylase (GGCX) nécessitant un cofacteur, la vitamine K1 : ces facteurs sont dits vitamine-K dépendants, aussi appelés facteurs PPSB. Le recyclage de la vitamine K1 est catalysé par deux enzymes, une vitamine K époxyde réductase (VKORC1) puis une NADPH quinone réductase. Or les rodenticides anticoagulants sont des inhibiteurs non compétitifs de l’enzyme VKORC1 : ils bloquent le recyclage de la vitamine K1, donc la γ-carboxylation des facteurs vitamine-K dépendants (figure).

Les AVK bloquent ainsi de façon indirecte la cascade de coagulation, en induisant un épuisement des facteurs actifs vitamine-K dépendants, donc une coagulopathie.

Tableau clinique

À la suite de l’épuisement des facteurs de coagulation, les AVK entraînent un syndrome hémorragique dont l’apparition est différée de 3 à 7 jours après l’ingestion.

La symptomatologie peut être relativement fruste sur ce type d’intoxication, avec des signes cliniques peu spécifiques. En effet, les saignements n’ont pas de localisation préférentielle. Une simple toux, liée à un saignement intrathoracique, ou une boiterie peuvent être des signes d’appel, de même que la présence d’hématomes cutanés (photos 1 et 2).

Associé à l’enquête épidémiologique, l’examen clinique permet d’orienter le diagnostic.

Examens complémentaires

Le diagnostic de certitude de l’intoxication repose sur la mesure des temps de coagulation, au moins 48 heures après l’exposition, ce qui représente le temps nécessaire estimé pour l’épuisement des facteurs de coagulation :

- le temps de Quick (TQ) permet l’exploration de la voie exogène et de la voie commune. Sa valeur normale se situe entre 7 et 9 secondes (à moduler selon les normes propres à chaque analyseur). Il se mesure par rapport à un témoin sain : dans le cas d’une intoxication aux AVK, sa valeur est augmentée d’au moins 25 % par rapport au témoin. Ce paramètre de la coagulation est le premier modifié en cas d’intoxication ;

- le temps de céphaline activée (TCA) explore la voie endogène. Sa valeur normale se situe entre 18 et 30 secondes, et il augmente plus tardivement lors d’une intoxication aux AVK, généralement après le troisième jour ;

- le temps de thrombine (TT) permet d’explorer la formation de fibrine. Dans les normes en début d’évolution, il peut présenter une augmentation en fin d’évolution prolongée.

Le temps de coagulation sur tube sec explore la coagulation de manière globale, mais il est peu spécifique et peu sensible. Il ne permet ni un diagnostic de certitude ni le suivi préventif d’un cas asymptomatique lorsqu’une ingestion accidentelle d’AVK est suspectée.

Traitement

Une décontamination digestive (vomitif, charbon) peut être envisagée en cas d’ingestion récente (moins de 2 heures). Même si elle réduit le risque d’intoxication, elle n’en garantit pas la résolution : une exploration de la coagulation reste nécessaire ou, à défaut, la mise en place systématique d’un traitement. L’antidote à cette intoxication est la vitamine K1. Elle doit être prescrite à la dose de 5 mg/kg/jour pendant plusieurs semaines. Le traitement par voie intraveineuse est un traitement d’urgence uniquement, et ne se justifie que face à un animal présentant des signes évocateurs d’une hémorragie. Dans les autres cas, un traitement par voie orale suffit, en une seule prise quotidienne.

Le temps de traitement dépend de la spécialité ingérée et repose sur des données empiriques liées à la génération du rodenticide et à sa persistance estimée dans l’organisme (encadré 3, tableau 2). Une mesure des temps de coagulation 72 heures après la dernière prise de vitamine K est préconisée.

En l’absence d’information sur la nature de l’anticoagulant ingéré, il est recommandé d’administrer d’emblée un traitement de 3 à 5 semaines, puis de mesurer les temps de coagulation 72 heures après la dernière prise de vitamine K1. Les rodenticides anticoagulants sont lipophiles, ils passent donc dans le lait : lorsqu’une femelle allaitante est victime d’une intoxication, les petits doivent être traités, avec la même posologie.

Une transfusion doit être envisagée lorsqu’une anémie très prononcée est présente : taux d’hématocrite (Ht) < 15 % et concentration sanguine en hémoglobine (Hb) ≤ 4 g/dl, à moduler en fonction des signes cliniques.

Pronostic

En l’absence de traitement, l’intoxication peut conduire à la mort de l’animal, dans les 1 à 6 jours suivant l’apparition des symptômes. En revanche, en cas de traitement mené correctement, le pronostic est souvent bon, avec des taux de survie de 80 à 100 %.

Conflit d’intérêts

Aucun.

ENCADRÉ 1
Rodenticides anticoagulants et intoxications secondaires

L’intoxication par ingestion de proies contaminées, ou intoxication secondaire, est possible à cause de la bio-accumulation des AVK dans l’organisme, mais elle ne concerne pas les animaux de compagnie, prédateurs occasionnels dont le régime alimentaire se compose essentiellement de la nourriture fournie par leurs propriétaires. En revanche, ces intoxications sont fréquemment évoquées pour la faune sauvage prédatrice de rongeurs, comme les rapaces.

ENCADRÉ 2
Les anticoagulants médicamenteux

En pharmacopée humaine, les anticoagulants peuvent être :

- des inhibiteurs de thrombine ;

- des inhibiteurs du facteur Xa ;

- de l’héparine et ses dérivés ;

- des antivitamines K (AVK) : des dérivés coumariniques comme l’acénocoumarol (Minisintrom 1 mg® et Sintrom 4 mg®) et la warfarine (Coumadine 2 et 5 mg®), ou des dérivés de l’indanédione, comme la fluindione (Previscan 20 mg®).

Peu de données existent quant à la toxicité de ces AVK médicamenteux : un traitement à la vitamine K de 3 semaines est empiriquement préconisé, avec contrôle des temps de coagulation à l’issue du traitement.

ENCADRÉ 3
Participer à une étude sur le suivi des intoxications aux anticoagulants rodenticides chez le chien

L’unité de recherche US/C 1233 Rongeurs sauvages de VetAgro Sup réalise actuellement une étude visant à améliorer le traitement et le suivi des intoxications aux rodenticides chez le chien, grâce à une identification et un suivi des concentrations d’anticoagulants dans les fèces. L’objectif est de déterminer un seuil à partir duquel le traitement à la vitamine K1 peut être arrêté. Dans cette étude peuvent être inclus les chiens probablement intoxiqués par un rodenticide AVK (cas d’ingestion avérée ou animaux présentant des signes cliniques évocateurs). Si vous êtes confronté à un tel cas, vous pouvez prendre part à ce protocole, dont les résultats (temps de Quick, dosage et identification de la molécule) sont envoyés dans des délais permettant une bonne prise en charge des animaux. Merci de contacter notre consœur Virginie Lattard, responsable de l’unité, au 04 78 87 27 27.

En savoir plus

- Petterino C, Paolo B. Toxicology of various anticoagulant rodenticides in animals. Vet. Hum. Toxicol. 2001;43 (6):353-360.

- Rodrigues JP. Intoxication des carnivores domestiques par les rodenticides anticoagulants, étude épidémiologique d’après les données du CNITV de 1993 à 2004 et influence de la résistance des rats aux anticoagulants. Thèse Méd. Vét., Lyon. 2006;119p.

- Waddell LS, Poppenga RH, Drobatz KJ. Anticoagulant rodenticide screening in dogs : 123 cases (1996-2003). J. Am. Vet. Med. Assoc. 2013;242 (4):516-521.

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