L’enfouissement de la glande nictitante : techniques chirurgicales - Le Point Vétérinaire n° 386 du 01/06/2018
Le Point Vétérinaire n° 386 du 01/06/2018

OPHTALMOLOGIE PRATIQUE

Dossier

Auteur(s) : Pierre Maisonneuve

Fonctions : Clinique des Acacias,
25, avenue de la Libération, 45000 Orléans
maisonneuve@ophtalmologie-veterinaire.fr

Ablation interdite, préservation obligatoire : voici l’attitude impérative pour traiter le prolapsus de la glande nictitante. Sa réduction chirurgicale est désormais la règle, à la portée de tout praticien.

La membrane nictitante, ou la troisième paupière comme elle était désignée autrefois, peut recouvrir l’œil afin de l’humidifier et de contribuer à l’étalement du film lacrymal précornéen ou de le protéger. Elle possède une glande lacrymale : la glande accessoire superficielle, ou glande nictitante, qui n’est pas apparente dans les conditions normales puisqu’elle est enfouie dans sa face interne. Dans certaines conditions, cette glande peut remonter dorsalement et ressortir dans l’angle interne : c’est le prolapsus ou la luxation de la glande nictitante. Cette situation pathologique entraîne inflammation, hypertrophie et/ou surinfection. Il faut la corriger. Des techniques chirurgicales simples permettent de faire réintégrer à la glande son emplacement à la base de la membrane nictitante. Cette chirurgie donne le plus souvent d’excellents résultats.

1 Épidémiologie

Le prolapsus de la glande nictitante est une affection fréquente chez le jeune chien mais très rare chez le chat (photo 1) [1-3]. La maladie est généralement bilatérale, mais peut être décalée dans le temps entre les deux yeux.

Elle fait souvent suite, dans des races prédisposées, à des inflammations chroniques (conjonctivites). Inversement, elle peut provoquer des conjonctivites, des infections chroniques et une adénite.

Cette affection affecte principalement des jeunes chiens. Elle est plus rarement rencontrée chez les chiens âgés. Dans ce cas, il convient d’envisager un diagnostic différentiel avec une tumeur de cette glande ou un kyste.

Il existe une nette prédisposition raciale : cane corso, bouledogue français, cocker, petits brachycéphales, beagle, basset hound, chiens de chasse courants, sharpei, bouledogues, molossoïdes et chiens géants (dogue allemand, etc.) chez qui elle ne doit pas être confondue avec l’éversion ou l’inversion du cartilage de la membrane nictitante, les deux affections pouvant d’ailleurs être associées (encadré 1, photo 2) [1-3, 8]. Les inflammations chroniques peuvent également favoriser l’apparition de la protrusion (dacryo-adénite ou inflammation d’une glande lacrymale, principale et/ou accessoire, occasionnée par des agents infectieux, toxiques ou traumatiques ; une forte incidence des facteurs environnementaux saisonniers comme les pollens au printemps a été remarquée).

2 Anatomie

L’anatomie de la membrane nictitante, relativement simple à assimiler, est essentielle à connaître pour comprendre le rôle de cet organe et orienter les choix thérapeutiques (figure 1) [2-6].

Elle est composée :

– d’un squelette cartilagineux en forme de T qui lui confère sa rigidité ;

– d’une ou de plusieurs glandes lacrymales accessoires (la glande superficielle, ou nictitante, et la glande profonde, ou glande de Harder, qui n’existe pas chez nos carnivores domestiques, identifiée seulement chez le cheval, le bœuf, le porc et le lapin, où elle est responsable de sécrétions séro-muqueuses ou lipidiques) ;

– de follicules lymphoïdes.

Le tout est recouvert sur les deux faces (bulbaire et palpébrale) d’un tissu conjonctival riche en cellules caliciformes (mucus).

Même si elle comprend quelques fibres musculaires lisses, innervées par le système nerveux sympathique, ses mouvements sont essentiellement sous la dépendance de la position du globe oculaire chez le chat et le chien.

La glande nictitante, ou glande superficielle de la membrane nictitante, est placée à la face postérieure de la membrane nictitante, à la base du cartilage en T qu’elle recouvre partiellement. De nature histologique comparable à celle de la glande lacrymale orbitaire, elle possède le même type de sécrétion séreuse qui est déversée par de nombreux canaux qui débouchent à la face interne de la membrane nictitante. Selon les auteurs, elle serait responsable d’environ 15 à 35 % du volume lacrymal total, d’où l’importance de la préserver lorsqu’il existe une anomalie de position de cette glande. Son innervation est également comparable à celle de la glande lacrymale orbitaire.

L’innervation de ces deux glandes principales (orbitaire et nictitante) est essentiellement parasympathique, ce qui explique les diminutions de sécrétions remarquées lors de l’emploi de certains médicaments comme l’atropine. L’innervation sympathique pourrait également stimuler leurs sécrétions.

3 Fonctions

Parmi les fonctions de la membrane nictitante, nous retiendrons ses rôles de protection mécanique de la cornée, ainsi que de sécrétion d’une partie du film lacrymal précornéen et son étalement sur l’œil. Ses formations lymphoïdes participent aux défenses immunitaires de l’œil (encadré 2) [6].

Le rôle de la glande nictitante est important sur le plan tant de la quantité des larmes que de leur composition. De nombreuses études ont maintenant démontré que l’ablation de cette glande non seulement diminue la quantité de la sécrétion lacrymale basale, mais modifie la qualité et la stabilité du film lacrymal [3, 6, 10, 11].

4 Diagnostic différentiel

Une masse sortant anormalement de l’angle interne de l’œil peut avoir des causes multiples qu’il faut déterminer : c’est un signe clinique commun à différentes affections mimant plus ou moins un prolapsus (tableau).

Conjonctivites folliculaires

Toute conjonctivite, spécifique ou non, peut s’accompagner d’une hyperplasie des follicules lymphoïdes, le plus souvent limitée à la face postérieure de la membrane nictitante. Ces conjonctivites affectent plus particulièrement les jeunes chiens. En cas d’échec du traitement médical topique, et si les symptômes persistent, un traitement chirurgical peut être envisagé pour faire disparaître l’irritation auto-entretenue par les follicules [1, 3, 6].

Kystes ou tumeurs

Il existe des tumeurs conjonctivales et des tumeurs glandulaires en fonction de la nature histologique, mais elles sont rares. Il s’agit le plus souvent d’un épithélioma spinocellulaire chez le chat et d’un adénocarcinome de la glande nictitante chez le chien. D’autres types cancéreux ont été décrits de manière anecdotique (sarcome indifférencié multicentrique, etc.). À la différence des autres structures oculaires, le mélanome n’est jamais cité. Fait rare en ophtalmologie, il existe peu de différence entre le chien et le chat [1, 3, 6]. Le traitement est le plus souvent chirurgical, mais l’amputation totale de la membrane doit être si possible évitée. Il existe des tumeurs de la glande lacrymale accessoire comme de la glande lacrymale principale ; ce sont le plus souvent des adénomes et plus rarement des adénocarcinomes. En cas d’atteinte de la glande lacrymale accessoire par une tumeur maligne et envahissante, l’ablation de la totalité de la membrane nictitante peut s’imposer.

Les symptômes et les traitements sont ceux des tumeurs orbitaires (exophtalmie, strabisme, procidence de la membrane nictitante, épiphora, etc.). Le diagnostic repose sur l’utilisation des cytoponctions, de l’échographie et du scanner.

Citons, enfin, les kystes lacrymaux ou dacryokystes qui sont rares et peuvent provoquer les mêmes symptômes. Le traitement est chirurgical ; il est simple pour les kystes de la glande nictitante, mais beaucoup plus lourd et délicat lors d’atteinte de la glande principale en raison des difficultés anatomiques de cette région [1, 3, 6].

5 Traitement médical

Le traitement médical est le plus souvent décevant (anti-inflammatoires stéroïdiens [AIS] locaux). Le traitement chirurgical est la règle.

6 Ablation : interdite

Historiquement, l’affection était soit non traitée, soit la glande était retirée, partiellement ou dans sa totalité. Apparaissaient alors des complications allant jusqu’à la kératoconjonctivite sèche, voire la cécité, ce qui a conduit à plusieurs études sur l’ablation de cette glande accessoire. Suivant les auteurs et les paramètres étudiés sont constatées des diminutions allant de 20 à 60 % de la phase aqueuse du film lacrymal. Ainsi, des tests de Schirmer diminués de 10 à 22 % sont trouvés. Il a également été noté, après ablation de cette glande, une légère augmentation du pH lacrymal associée à une diminution importante du temps de rupture lacrymal (pour rappel : minimum 8 s) (50 %) et l’apparition de lésions cornéennes discrètes. En conclusion, l’ablation de la glande nictitante augmente de plus de 30 % le risque de développer une kératoconjonctivite sèche chez les animaux prédisposés à cette affection (dans 43 à 57 % des cas suivant les études) [8-11]. De même, l’ablation d’une partie de la membrane nictitante pour des raisons esthétiques (boxer) favorise l’apparition de kératoconjonctivite sèche (KCS). Il est donc maintenant admis que l’ablation de la glande nictitante ne doit être envisagée que lors de tumeur maligne mettant en péril la survie de l’animal. Dans les autres cas, son ablation est formellement proscrite [1, 3, 6, 8-11]. Elle peut même être interprétée comme une faute professionnelle, des plaintes ayant d’ailleurs déjà été déposées à ce sujet.

7 Correction chirurgicale

Les techniques de remise en place de la glande luxée se sont donc imposées [1, 3, 5, 7, 8]. De nombreuses variantes ont été publiées à classer en deux groupes : les techniques de fixation (ou ancrage) et les techniques d’enfouissement.

L’objectif est le suivant :

– ne pas léser la glande ;

– replacer la glande derrière la membrane nictitante ;

– ne pas limiter les mouvements de la membrane nictitante qui sont indispensables à la protection de la surface oculaire ;

– et si possible obtenir un résultat esthétique satisfaisant.

Nous préférons intervenir après une préparation médicamenteuse anti-inflammatoire locale de 1 à 2 semaines afin de réduire l’inflammation des tissus et le volume de la glande, ce qui facilite l’intervention (collyre à la dexaméthasone, deux ou trois fois/j).

Technique de fixation

La technique de fixation au périoste orbitaire par abord antérieur (technique de Kaswan modifiée) est simple et rapide (photos 3 à 9). Le fil utilisé est du monofil déc. 1 monté sur une aiguille ronde (qui facilite l’accrochage au périoste). Les auteurs préconisaient un fil irrésorbable (de type nylon), mais notre préférence va maintenant aux résorbables lents (type PDS®). Cette technique est plus adaptée chez les petits brachycéphales, lors de luxation chronique ou en cas de glande volumineuse.

La réalisation est facile et rapide, mais le taux de récidives est un peu élevé (jusqu’à 20 %) [4, 9]. Il existe des risques séquellaires de procidence et surtout de défaut de mobilité de la membrane nictitante. En revanche, il n’y pas de risque d’ulcère cornéen.

Technique d’enfouissement

La technique d’enfouissement de Morgan, et toutes ses variantes, est généralement choisie chez les jeunes animaux avec luxation de taille modérée [7, 8]. Bien que plus délicate à réaliser et un peu plus longue (30 min), cette méthode, avec ses modifications, est adaptable à la plupart des luxations et a souvent la faveur des vétérinaires ophtalmologues (photos 10 à 21). Le fil utilisé est du monofil résorbable déc. 0.7 (6/0) monté sur une aiguille de 11 à 13 mm ronde ou triangulaire (une aiguille plus longue facilite la chirurgie).

Certes, l’utilisation de fils irrésorbables évite les inflammations, sources de récidives. Malgré cela, mon expérience m’a conduit à utiliser un monofil résorbable le plus fin possible, quelle que soit la taille du chien, mais de type Polyglécrapone 25 (Monocryl®) ou glycomer-631 (Biosyn®), qui ont une composition générant de très faibles réactions inflammatoires et qui évitent un retrait de fils, peu aisé ici. Dans une étude réalisée à l’École nationale vétérinaire de Lyon, elle présentait moins de risques de récidives que la précédente [4].

8 Soins postopératoires

Les soins postopératoires consistent en l’application locale d’un topique antibiotique plus des corticoïdes, pour éviter le grattage les premiers jours (par exemple, Fradexam collyre ® trois fois par jour, pendant 8 à 15 jours). Une collerette de protection peut également être utile les premiers jours.

9 Complications

Mais quelle que soit la technique envisagée, le risque de récidives reste faible si la chirurgie est bien maîtrisée (selon les études, 0 à 5 %) [4, 5, 7].

Les complications sont peu fréquentes. Des ulcères cornéens sont possibles les premiers jours après une technique d’enfouissement (mais ils sont rares et souvent secondaires à une mauvaise suture ou à un fils trop gros). À plus long terme, des cas de récidive de la luxation, un aspect esthétique médiocre avec une procidence modérée de la membrane nictitante (plus fréquent dans certaines races comme le cane corso), une diminution de mobilité de la membrane nictitante (technique de fixation), plus rarement un entropion médial (fixation) ou une inversion de la branche montante du cartilage de la membrane nictitante (enfouissement) surviennent également.

Nous avons décrit la technique de base de l’enfouissement de la glande. Elle donne le plus souvent de bons résultats. Une fois maîtrisée, cette technique peut être adaptée et complétée, dans les cas plus complexes (notamment pour diminuer le risque de récidive chez les races à orbite large comme le cane corso, le mâtin de Naples, le bouledogue anglais), par les nombreuses variantes ou techniques complémentaires qui ont été proposées ces dernières années (fixation temporaire au fond de la loge de la glande, par exemple).

Conclusion

Au regard de l’importance de la sécrétion lacrymale, et cela encore plus dans les races sujettes à l’œil sec, et au vu du faible taux de complications des chirurgies de repositionnement, il est conseillé d’épargner la glande nictitante et d’éviter au maximum son ablation, même partielle (l’ablation ne se conçoit qu’après des échecs répétés et nécessite dans tous les cas le consentement éclairé du propriétaire) [9-11]. Cette erreur est d’autant plus condamnable qu’il suffit de suivre les techniques décrites qui sont à la portée de tout praticien. Il convient simplement d’être précis et méticuleux dans l’exécution des actes chirurgicaux (aucun matériel coûteux ni entraînement compliqué).

Références

  • 1. Clerc B. Ophtalmologie vétérinaire. 2e ed. Éd. du Point Vétérinaire. 1997:242-245.
  • 2. Evans HE. Miller’s. Anatomy of the Dog. 3rd ed. Saunders, Philadelphia. 1993:256-259.
  • 3. Gelatt KN. Nictitating membrane in veterinary ophthalmology. 5th ed. 2013:961-966.
  • 4. Jongh O, Maisonneuve P. Comparaison et résultats des techniques de repositionnement de la glande nictitante, étude ENVL 122 cas. Conférence Journée AFVAC GEMO Laboratoires Chibret, Montpellier. 1996.
  • 5. Kaswan RL, Martin CL. Surgical correction of third eyelid prolaps in dogs. J. Am. Vet. Med. Assn. 1985;186:83.
  • 6. Laforge H, Maisonneuve P. Affections du système lacrymal chez les petits animaux. EMCVétérinaire 2004;1:93-123.
  • 7. Moore CP. Alternative technique for prolapsed gland of the third eyelid (replacement technique). In: Bojrab MJ (ed.). 2nd ed. Current techniques in small animal surgery. Ed. Lea & Febiger, Philadelphia. 1983:52-53.
  • 8. Morgan RV, Duddy JM, McClurg K. Prolapse of the gland of the third eyelid in dogs: a retrospective study of 89 cades (1980 to 1990). J. Am. Hosp. Assn. 1993;29:56-60.
  • 9. Morgan RV. To excise or not excise. Prog. Vet. Comp. Ophthalmol. 1993;3:109-110.
  • 10. Saito A et coll. The effect of third eyelid gland removal on the ocular surface of dogs. Vet. Ophthalmol. 2001;4(1):13-18.
  • 11. Saito A, Watanabe Y, Kotani T. Morphologic changes of the anterior corneal epithelium caused by third eyelid removal in dogs. Vet. Ophthalmol. 2004;7(2):113-119.

Conflit d’intérêts

Aucun.

ENCADRÉ 1
Prédispositions raciales de la luxation de la glande nictitante, observées chez 50 chiens

Shar pei (10)

Shi tzu (5)

Lhassa apso (3)

Pékinois (2)

Bouledogue français (2)

Dogue allemand (4)

Saint Bernard (2)

Montagne des Pyrénées (1)

Mâtin de Naples (1)

Cane Corso (1)

Braque allemand (3)

Pointer (2)

Épagneul breton (3)

Beagle (2)

Saint Hubert (1)

Basset hound (2)

Cocker anglais (2)

Spitz nain (1)

Coton de Tuléar (1)

Caniche (1)

Griffon croisé (1)

ENCADRÉ 2
Fonctions de la membrane nictitante

→ Protection (mécanique).

→ Nettoyage.

→ Fonction immunitaire.

→ Sécrétion lacrymale.

→ Masse orbitaire.

→ Effet « essuie-glace ».

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