TOXICOLOGIE
Cas clinique
Auteur(s) : Alexandra Poncet*, Annabelle Garand**
Fonctions :
*Centre antipoison animal et environnemental de l’Ouest (CAPAE-Ouest)
**Service d’urgence, clinique générale
Oniris, Atlanpôle La Chantrerie
BP 40706
44307 Nantes Cedex 3
De nombreux produits peuvent provoquer une intoxication méthémoglobinisante chez le chien. Les symptômes sont caractéristiques et le traitement spécifique important à connaître.
Deux chiens de gardiennage, un malinois mâle âgé de 6 mois et un beauceron mâle de 5 ans, sont présentés simultanément en urgence pour un état de choc d’apparition brutale (photo 1). Les deux animaux ont commencé à présenter des symptômes au travail, quelques heures après une promenade dans l’enceinte de l’entreprise où la propriétaire est agent de sécurité.
Les deux chiens présentent les mêmes signes cliniques. Ils sont abattus mais normothermes. Des vomissements peu nombreux sont rapportés (sans autre précision). Les muqueuses ont une coloration grise et un temps de recoloration d’une seconde (photo 2). L’auscultation de l’appareil cardiorespiratoire révèle une tachycardie (120 battements par minute [bpm]), avec un pouls frappé et synchrone, et une polypnée (35 à 40 mouvements par minute [mpm]). Les chiens ne sont pas déshydratés. La palpation abdominale est souple et sans défense, malgré les vomissements.
Aucun antécédent médical n’est rapporté. Aucun traitement n’a été administré par la propriétaire dans les semaines précédentes.
Peu de temps après son admission, l’état général du chiot malinois se dégrade fortement jusqu’au coma, puis à l’arrêt cardiorespiratoire. La réanimation n’est pas entreprise car son état est considéré comme trop critique et la propriétaire ne le souhaite pas pour des raisons financières.
Lors de la prise de sang chez le beauceron, une coloration brun-chocolat très caractéristique est observée (photo 3). L’hématocrite est de 42 % et le plasma est d’aspect normal. Un frottis sanguin révèle la présence de corps de Heinz. Les résultats hématologiques et biochimiques sont dans la limite de la norme.
La coloration grise des muqueuses et la couleur brune du sang sont révélatrices d’une méthémoglobinémie, de même que la présence de corps de Heinz (ils sont le signe d’une dénaturation de l’hémoglobine) sur le frottis sanguin (photo 4). Le caractère soudain et simultané de l’atteinte permet de suspecter une intoxication.
Le diagnostic différentiel s’établit donc à partir des toxiques pouvant entraîner une méthémoglobinémie (tableau)[1, 2, 4, 5, 7-9, 11, 13, 14].
Une autopsie, réalisée chez le chiot malinois, confirme la méthémoglobinémie : coloration brune de l’ensemble de la carcasse, hypocoagulabilité du sang et coloration grise des muqueuses buccales. Le contenu stomacal et l’urine sont prélevés pour analyse toxicologique.
En raison de l’absence d’un traitement médical antérieur et du lieu de promenade (terrain industriel privatif clos exclusivement herbé et non traité), le Centre antipoison animal et environnemental de l’Ouest (CAPAE-Ouest) cible en priorité des produits chimiques. Les nitrites sont le premier toxique recherché.
Un dosage des nitrites par colorimétrie est réalisé. Une concentration de 300 µg/ml dans le contenu gastrique confirme l’ingestion de nitrites. De même, dans l’urine, une concentration significative de 3 µg/ml est détectée. Or, en l’absence d’une infection urinaire, la concentration en nitrites est insignifiante, voire nulle. Lors d’une intoxication par ces ceux-ci, un taux de cet ordre est classiquement retrouvé.
En croisant le tableau clinique, l’autopsie et les résultats toxicologiques, l’intoxication par les nitrites est confirmée et retenue.
Le traitement vise à corriger la méthémoglobinémie, afin de restaurer une oxygénation correcte de l’organisme. Une fluidothérapie (lactate de Ringer, 3 l en 2 heures) relayée par une transfusion sanguine (80 ml en 45 minutes, puis 210 ml à un débit de 2 ml/kg/h) est immédiatement mise en place. En parallèle, un traitement spécifique à base d’acide ascorbique (vitamine C : Vita-C(r), Vétoquinol) est administré. Une première dose de 20 mg/kg par voie intraveineuse est injectée, suivie d’une seconde de 10 mg/kg une heure plus tard.
Après 8 heures de soins intensifs, l’état général du chien s’améliore légèrement. Les vomissements ont disparu et les muqueuses retrouvent une couleur physiologique. La transfusion est alors arrêtée. La perfusion est maintenue avec du NaCl à 0,9 %, à un débit de 4 ml/kg/h. Un prélèvement sanguin est de nouveau effectué, et les bilans hématologique et biochimique sont normaux.
Après 36 heures d’hospitalisation, l’état clinique de l’animal est bon et il est rendu à sa propriétaire.
La méthémoglobinémie est due à l’oxydation au sein du groupement hème des hématies du fer ferreux Fe2+ en fer ferrique Fe3+. Cette oxydation transforme l’hémoglobine en méthémoglobine. Le transport de l’oxygène par l’hématie est alors rendu impossible, puisque l’ion ferrique est incapable de lier l’oxygène.
Chez l’animal sain, le pourcentage de méthémoglobine est inférieur à 2 %. Ce chiffre reste faible grâce à une réduction de la méthémoglobine en hémoglobine, induite par une enzyme : la méthémoglobine réductase (appelée également “diaphorase 1”). Lors d’intoxication par un agent méthémoglobinisant, les systèmes naturels de réduction de l’organisme sont saturés, ce qui entraîne l’accumulation de méthémoglobine. Cette accumulation provoque une cyanose, signant une anoxie cellulaire [1, 4, 5].
Les toxiques méthémoglobinisants sont nombreux. Le paracétamol est le plus fréquemment responsable de méthémoglobinémie chez les animaux de compagnie (ingestion accidentelle ou administration à une dose non adaptée). La dose toxique est de 50 à 100 mg/kg chez le chien et de 50 à 60 mg/kg chez le chat. À titre d’exemple, et depuis 1991, 409 cas d’intoxication par le paracétamol chez le chien et 231 cas chez le chat ont été répertoriés au CAPAE-Ouest.
Un autre toxique méthémoglobinisant souvent rencontré est le chlorate de soude. Ce produit est souvent utilisé par les particuliers comme herbicide. Sa saveur salée appétente et la concentration élevée des préparations expliquent son implication fréquente dans les intoxications, malgré une dose létale moyenne élevée (500 mg/kg chez le chien). Depuis 1991, le CAPAE-Ouest a enregistré 194 cas d’empoisonnement chez le chien et 50 cas chez le chat.
Les oignons sont également incriminés, car leur toxicité est encore ignorée par certains propriétaires qui les distribuent dans l’alimentation de leur animal de compagnie. Leur appétence est même accrue lors de préparation culinaire. Le CAPAE-Ouest a ainsi répertorié 46 cas d’intoxication chez le chien et 6 cas chez le chat depuis 1991.
L’intoxication par les nitrites est, elle, rare chez les carnivores. Au CAPAE-Ouest, depuis 1991, seul le cas décrit a été avéré par l’analyse. En revanche, chez les bovins, cette intoxication est plus fréquente car leur flore ruminale est capable de réduire les nitrates en nitrites, qui correspondent à la forme toxique (l’ion nitrate étant pratiquement dépourvu de toxicité). Les ruminants sont souvent exposés aux nitrates par ingestion de certaines plantes, par ingestion accidentelle d’engrais ou de salpêtre.
Chez les carnivores, cette voie de réduction des nitrates en nitrites est limitée (le milieu gastrique est défavorable avec son pH acide et la pauvreté de sa flore microbienne) et une intoxication ne se rencontre que lors d’une ingestion directe de nitrites. Les carnivores sont peu exposés aux produits comprenant du nitrite, même si les sources sont nombreuses. En effet, cet élément est employé dans la fabrication des colorants azoïques et des composés nitrosés : teinture et fabrication des textiles, blanchissement des fibres naturelles, vulcanisation du caoutchouc, conservation, coloration et fumage des poissons [2, 5]. De plus, comme engrais agricole, il peut être retrouvé dans l’eau en cas de pollution. Auparavant, les nitrites étaient utilisés en cardiologie pour leur action vasodilatatrice. Cet usage a aujourd’hui été abandonné. Cependant, les sex-shops ont détourné cet emploi et commercialisent les nitrites sous forme de poppers (flacons individuels à respirer pour obtenir une action vasodilatatrice euphorisante, voire toxicomaniaque). Même si l’anamnèse est délicate dans ce cas, il convient de ne pas l’oublier.
Avec leur comportement exploratoire oral, même chez l’adulte, les chiens peuvent être amenés à ingérer des produits contenant du nitrite (goût salé appétant) ou d’autres substances entraînant une méthémoglobinémie. Une intoxication accidentelle est donc possible s’ils y sont exposés. Dans le cas décrit, l’intoxication malveillante est envisageable et une enquête de gendarmerie est en cours.
L’évolution des symptômes permet d’évaluer approximativement le pourcentage de méthémoglobine dans le sang [5, 13]. La progression est la suivante :
– une coloration grise des muqueuses : 20 % ;
– des signes cliniques francs tels qu’une polypnée, une dyspnée, une hypotension et une tachycardie : 40 % ;
– une ataxie locomotrice : 60 % ;
– le coma, puis la mort : 80 %.
En cas de suspicion clinique avec des signes ambigus, la méthémoglobinémie peut être mise en évidence par une analyse spectrophotométrique du sang. Néanmoins, cette méthode reste délicate car la molécule est instable. Il est donc important de bien respecter certaines règles lors de la prise de sang et de l’acheminement vers le laboratoire (encadré).
Pour les toxiques proprement dit, de nombreuses recherches s’effectuent par colorimétrie, notamment pour les nitrites du cas clinique. Et, pour ce type d’analyses, il convient de veiller à ce que l’échantillon ne contienne pas d’antioxydants. Ces derniers peuvent, en effet, freiner la réaction qui va permettre le développement de la couleur.
En plus de la prise en charge symptomatique par transfusion sanguine (qui fournit directement de l’hémoglobine) et/ou d’une oxygénothérapie palliative (qui aurait été utile dans le cas décrit, mais l’appareil n’était pas disponible), il existe des traitements spécifiques à base de molécules qui réduisent la méthémoglobinémie :
– l’acide ascorbique (utilisé dans ce cas clinique), à la dose de 20 à 30 mg/kg par voie intraveineuse toutes les 6 heures jusqu’à amélioration [5, 11, 13] ;
– le bleu de méthylène (vendu en pharmacie) dilué dans une solution isotonique à la dose de 5 à 10 mg/kg (à administrer en 15 minutes, mais à ne renouveler qu’une seule fois). Cette molécule est à utiliser avec précaution car, en cas de surdosage, elle peut elle-même provoquer une méthémoglobinémie et une hémolyse [5, 6, 11] ;
– lors d’intoxication au paracétamol, le N-acétylcystéine par voie intraveineuse lente (Fluimucil(r))(1) ou per os (Exomuc(r))(1) à la dose de 140 mg/kg, puis 70 mg/kg toutes les 6 heures pendant 36 heures (réduction de la demi-vie du paracétamol) [3, 5, 11-13] ;
Le sulfate de sodium (vendu en pharmacie) peut aussi être administré par voie intraveineuse lente à la dose de 50 mg/kg toutes les 4 heures, 3 fois de suite [5, 11].
Le pronostic de cette intoxication dépend de la quantité ingérée et de la rapidité de mise en œuvre du traitement. À titre d’exemple, la dose minimale létale chez le rat est de 80 à 200 mg/kg, de 175 à 214 mg/kg chez la souris, de 90 mg/kg chez le porc et de 110 à 165 mg/kg chez l’homme [5, 10].
L’intoxication par les nitrites est rare chez les carnivores domestiques. La méthémoglobinémie qu’elle entraîne est, en revanche, retrouvée dans de nombreuses autres intoxications plus connues (paracétamol). Le traitement spécifique, simple à mettre en œuvre, est essentiel dans une prise en charge correcte de l’animal et détermine le pronostic.
(1) Médicament humain.
→ L’ingestion accidentelle de nitrites provoque une intoxication méthémoglobinisante.
→ Des muqueuses grises et un sang brun-chocolat sont deux symptômes caractéristiques d’une méthémoglobinisation.
→ Une surdose de paracétamol est l’intoxication méthémoglobinisante majoritairement rencontrée chez les animaux domestiques.
→ Le traitement d’une intoxication méthémoglobinisante est symptomatique (transfusion et oxygénation) et spécifique (réducteurs).
→ Le prélèvement sanguin est réalisé avec un tube EDTA ou hépariné maintenu sous vide (un vacutainer, par exemple), afin de limiter l’oxydation de l’hémoglobine par l’air.
→ Le sang est dilué dans de l’eau distillée ou une solution isotonique de NaCl au 1/20e, afin de freiner la réduction de la méthémoglobinémie grâce à l’hémolyse.
→ Le tube est congelé, de préférence, ou réfrigéré à 4 °C.
→ L’analyse est réalisée dans les 24 heures.
Au professeur Martine Kammerer et au docteur Sabrina Leclerc (CAPAE-Ouest) ainsi qu’au professeur Cherel (Oniris, ENVN) pour leur relecture et leurs conseils avisés. Merci également au docteur Daphné Rochel et à Delphine BOUCHER (Laboratoire des Cliniques de l’École nationale vétérinaire de Nantes).
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