Santé animale et géopolitique : la réponse passe par l'Europe - La Semaine Vétérinaire n° 2083 du 13/06/2025
La Semaine Vétérinaire n° 2083 du 13/06/2025

Stratégie

ANALYSE GENERALE

Auteur(s) : Par Michaella Igoho-Moradel

Dans un monde bousculé par les crises, les acteurs français de la santé animale plaident pour une diplomatie sanitaire active, un pilotage stratégique de la vaccination et une reconnaissance pleine et entière de l’industrie vétérinaire comme pilier du sanitaire.

Alors que le multilatéralisme se fissure et que les grandes puissances renoncent aux règles qu’elles ont elles-mêmes contribué à bâtir, l’Union européenne se retrouve à la croisée des chemins. La santé animale, longtemps cantonnée à des sphères techniques ou agricoles, devient un terrain de rapports de force, entre modèles, entre puissances, entre visions du monde. Actualité oblige, le Syndicat de l’industrie du médicament et diagnostic vétérinaires (SIMV) a invité le 3 juin 2025, à Paris, des scientifiques, des décideurs publics et des industriels, à croiser leurs regards pour dessiner les contours d’une souveraineté sanitaire européenne. Objectif affiché : dépasser la réaction en urgence, pour construire une stratégie pérenne, unie et influente.

Une Europe sanitaire sous pression

Le ton a été donné d’emblée par Pascal Boniface. Le fondateur et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) a livré une analyse sans concession du nouvel ordre mondial en gestation. Entre l’effacement relatif des États-Unis, l’affirmation de la Chine et l’inertie européenne, il appelle à une prise de conscience urgente : « Trump a répété que l’Union européenne est un ennemi. Il ne veut pas d’alliés, seulement des vassaux. » Au cœur de son propos, une conviction selon laquelle les États-Unis sont en train de se désengager du monde, et notamment de l’Europe, non plus par négligence, mais par stratégie. Ce repli s’accompagne d’un rejet assumé de l’ordre multilatéral construit après-guerre. « Trump, c’est le cow-boy qui détruit le saloon qu’il a lui-même bâti », résume-t-il.

Le retrait progressif des États-Unis des instances multilatérales, couplé à une volonté assumée de démanteler les cadres de régulation, place l’Union européenne devant un défi majeur. Celui d’affirmer sa souveraineté sanitaire. Ce constat géopolitique n’a rien de théorique. « Nous voyons réapparaître à nos frontières la peste porcine africaine, la fièvre aphteuse… Et le conflit en Ukraine affaiblit les contrôles sanitaires dans la région », alerte Marie-Christine Le Gal, directrice générale adjointe de l’alimentation (ministère de l’Agriculture) et cheffe des services vétérinaires (CVO France). Dans ce contexte, la France s’efforce d’exporter un modèle fondé sur la prévention, la coopération scientifique et la rigueur réglementaire.

La diplomatie vétérinaire, un levier stratégique

Face aux menaces émergentes, la France met en œuvre une diplomatie vétérinaire structurée. Un réseau de vétérinaires et d’ingénieurs sanitaires dans les ambassades, des actions de coopération ciblées ou encore des formations accueillant des professionnels étrangers sont autant d’outils de soft power qui visent à faire rayonner le modèle français. L’influence se joue aussi au sein des organisations internationales. « L’élection d’une Française à la tête de l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) [Emmanuelle Soubeyran, depuis le 28 mai 2024, NDLR] est un signal fort. Mais le désengagement américain dans certaines agences, comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, pèse sur nos projets », déplore Marie-Christine Le Gal.

D’où la nécessité, selon elle, de maintenir une Europe unie, cohérente et audible. « La France vend son modèle, mais elle a besoin de ses partenaires européens. » Car si certains États membres sont concurrents sur les marchés, notamment en matière d’élevage, ils restent aussi des alliés dans la promotion d’un modèle sanitaire commun cohérent vis-à-vis des pays tiers. « Certains d’entre eux essaient de fracturer le front européen en matière de normes sanitaires, en traitant de façon différenciée les États membres », prévient Marie-Christine Le Gal. D’où l’importance de parler d’une seule voix à Bruxelles comme à l’international. « Ce qui marche quelque part dans l’Union européenne doit bénéficier à l’ensemble. »

L’Anses, bras armé de la diplomatie scientifique

De son côté, le directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’environnement et du travail (Anses), Benoît Vallet, abonde : « La science est aujourd’hui un outil de souveraineté. » L’agence dispose de 66 mandats nationaux, 13 européens et 29 internationaux, et intervient dans la surveillance, la régulation et l’appui aux politiques publiques, de la brucellose à la rage en passant par la santé des abeilles. Elle coordonne également deux grands partenariats européens, Parc (400 M€) sur les risques chimiques et Animal Health and Welfare (360 M€), tous deux présentés comme des instruments diplomatiques au service d’un multilatéralisme scientifique.

Ces collaborations, selon Benoît Vallet, sont autant d’instruments de soft power scientifique. « Ces alliances structurent la réponse sanitaire européenne et renforcent notre crédibilité collective. » Le succès de la vaccination contre l’influenza aviaire hautement pathogène (IAHP) illustre ce modèle porté par l’anticipation scientifique, la validation rapide des vaccins par l’Agence nationale du médicament vétérinaire (Anses-ANMV) et le dialogue diplomatique avec les partenaires commerciaux pour lever les restrictions à l’export. Résultat : le nombre de foyers d’IAHP en Europe est passé de 1 300 à 10 en deux ans. Au-delà des résultats, Benoît Vallet plaide pour une approche One Health (Une seule santé) réellement intégrée, citant les vétérinaires comme précurseurs en santé populationnelle. Une culture encore marginale chez les médecins français, regrette-t-il, et qui freine l’émergence d’une véritable souveraineté sanitaire européenne.

L’industrie, un partenaire à part entière

Jean-Luc Fugit, député de la 11e circonscription du Rhône, a rappelé les leçons des crises de la fièvre catarrhale ovine (FCO), de la maladie hémorragique épizootique (MHE) et de l’influenza aviaire hautement pathogène (IAHP) : « Les pertes directes et indirectes sont colossales. Il faut sortir de la gestion en urgence. » Il plaide pour la mise en place de banques européennes de vaccins, une doctrine d’intervention financière partagée et un cadre contractuel entre l’État, les filières et l’Europe. Son rapport remis au gouvernement a nourri les travaux des Assises du sanitaire animal, lancées début 2025, qui doivent déboucher sur des contrats sanitaires de filière d’ici 2026. De son côté, Valérie Ajzenman, directrice des opérations commerciales santé animale chez Boehringer Ingelheim et membre du bureau du Syndicat de l’industrie du médicament et diagnostic vétérinaires (SIMV), rappelle le rôle stratégique de l’industrie vétérinaire française. « Nous avons su mobiliser des vaccins en un temps record. Mais nous avons besoin de visibilité et de dialogue structuré. » Le SIMV appelle à la création d’un Conseil stratégique de santé animale, à l’image du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) en humaine, et à l’inclusion de l’industrie dans les plateformes de surveillance comme celle d’Épidémiosurveillance en santé animale (ESA). Il propose également de formaliser en amont des doctrines vaccinales par pathogène. Côté technique, des avancées sont à noter : « La Direction générale de l’alimentation et l’Agence nationale du médicament vétérinaire ont su faire preuve de réactivité. » Mais des freins subsistent : accès limité aux souches virales hors Europe, rigidité réglementaire en période de crise ou encore lenteurs budgétaires. Le SIMV soutient ainsi l’élargissement du périmètre du Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental (FMSE) à la prévention et la création d’un fonds dédié à la vaccination, comme proposé par le député Jean-Luc Fugit. « Nous avons les institutions, la science, l’industrie et un modèle éprouvé. À nous de transformer cet écosystème en force de projection », conclut Jean-Louis Hunault, président du SIMV.