Expérimentation animale : état des lieux d’une question qui divise - La Semaine Vétérinaire n° 2082 du 06/06/2025
La Semaine Vétérinaire n° 2082 du 06/06/2025

DOSSIER

Auteur(s) : Par Chantal Béraud

L’expérimentation animale est en pleine transition. Comme pour tout changement, elle s’accompagne de certitudes et de controverses. En tant que professionnel de la santé animale, le vétérinaire est au cœur des débats. Focus sur les évolutions et questions d’avenir…

Dans un rapport publié en janvier 2025, l’Académie vétérinaire de France (AVF) retrace l’évolution de l’expérimentation animale1. Courant 2024, 21 de ses membres ont participé à un groupe de travail intitulé « Les animaux utilisés à des fins scientifiques, des vies qui nous obligent ». « C’est William Harvey (1578-1657) qui élucide les mécanismes de la circulation du sang en utilisant un chevreuil », y écrit notamment Serge Rosolen. Un exemple parmi tant d’autres, illustrant l’intérêt de l’expérimentation animale pour la recherche scientifique.

Sous la plume d’Emmanuel Thébaud, le rapport détaille aussi « l’évolution contemporaine de la considération des animaux dans la société française », qui s’est traduite, en 2010, par l’adoption de la directive européenne 2010/63/UE2. Cette dernière tient pour cap ultime « le remplacement total des procédures appliquées à des animaux vivants à des fins scientifiques et éducatives dès que ce sera possible sur le plan scientifique ». À ce stade, les chercheurs ne sachant pas encore comment répliquer la complexité du vivant pour certains sujets d’étude qui nécessitent l’observation d’interactions sophistiquées et fines entre organes, l’expérimentation animale semble encore incontournable. Avec cette directive, elle s’inscrit néanmoins dans un processus très cadré, sous l’égide de la règle des trois R (voir encadré). « Il y a lieu d’envisager systématiquement les principes de remplacement, de réduction et de raffinement lors de la mise en œuvre de la présente directive », est-il ainsi écrit en préambule du texte.

Ces rôles que jouent les comités d’éthique

Comment ce triple principe se traduit-il dans la réalité ? La création de comités d’éthique, intégrant les professionnels de la santé animale, dont les vétérinaires, est une première réponse. Samuel Vidal (L 94) est membre de celui de VetAgro Sup. Il est également responsable du bien-être animal à Biovivo, un laboratoire de recherche situé sur le site du campus vétérinaire. « Notre comité d’éthique, comme 83 autres en France, a une délégation d’autorité par le ministère de la Recherche pour procéder à l’évaluation éthique des demandes d’autorisation de projets (DAP) que tous les établissements scientifiques agréés doivent obligatoirement formuler pour réaliser des recherches avec des animaux. Le ministère donne cette autorisation sur la base d’un avis favorable du comité d’éthique. »

À VetAgro Sup, il mène aussi d’autres missions sur la base du volontariat. « Par exemple, complète Samuel Vidal, le comité est saisi pour donner un avis éthique concernant les protocoles de recherche clinique menés à la demande des enseignants de l’école vétérinaire ou émanant de plusieurs autres centres hospitaliers vétérinaires français partenaires. Cela représente une vingtaine de demandes par an pour la recherche préclinique (expérimentation animale) et une cinquantaine pour la recherche clinique. »

Controverse sur le rythme de la transition

C’est à ce point d’analyse qu’apparaissent notamment les controverses actuelles concernant l’expérimentation animale. Car le sujet divise. À l’échelle de la communauté scientifique, lorsque certains semblent satisfaits des progrès déjà accomplis, d’autres s’interrogent sur les évolutions en cours (voir le témoignage d’André Ménache). La méfiance de ces derniers est d’autant plus grande qu’elle s’appuie sur les polémiques qui agitent les grands secteurs de l’industrie, en particulier celui de la cosmétique européenne. En effet, l’article 18 du règlement européen relatif aux produits cosmétiques interdit de tester ingrédients et formulations sur des animaux, tout comme de commercialiser des produits qui auraient fait l’objet d’expérimentation animale3.

En parallèle, le règlement dit « Reach »autorise toujours ce type d’expérimentation, « dès lors qu’un risque chimique pour la population ou l’environnement existe » (22 novembre 2023, arrêt Symrise, tribunal de l’Union européenne). Cette faille juridique permettrait en fait à l’industrie cosmétique de continuer à pratiquer des essais sur les animaux sous couvert d’une autre législation... Dernier rebondissement en cours : la Commission européenne (CE) a demandé une feuille de route pour réfléchir à l’arrêt de l’utilisation de l’expérimentation animale, cette fois dans le domaine de l’évaluation des produits chimiques. « Dernière ruse » pour gagner du temps ? Ou véritable avancée en devenir pour l’Europe ? L’avenir seul le dira…

Les limites de la réglementation ?

Vétérinaire de formation, André Ménache (Afrique du Sud 1980) est le conseiller scientifique d’Antidote Europe, une association qui s’oppose à l’expérimentation animale sur la base de données scientifiques. Pour lui, il est important « de faire la différence entre le remplacement des animaux dans le cadre de la recherche scientifique (fondamentale et appliquée) et celui de leur remplacement dans le cadre de la réglementation (pour tester donc les médicaments destinés à l’homme sur les animaux) ». Dans ce dernier contexte, André Ménache dénonce notamment que les agences sanitaires continuent systématiquement à accepter les résultats de tests sur les animaux, « alors même qu’il existe aujourd’hui des technologies du XXIe siècle plus fiables n’utilisant pas d’animaux ». « L’autre problème, ajoute-t-il, c’est que tous ces nouveaux tests doivent obtenir l’approbation de l’Europe pour être validés, puis des différentes agences des 27 pays de l’Union européenne. »

Un espoir lié à de nouvelles technologies

Les débats qui gravitent aujourd’hui autour de l’expérimentation animale poussent à envisager des technologies différentes. En 2024, l’État français a en effet alloué 48,4 millions d’euros au Programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) « Organes et organoïdes sur puces » (MED-OOC). Il s’agit de promouvoir de nouveaux modèles humains in vitro qui s’apparentent aux modèles in vivo. Leur conception a pour objectif final de parvenir à « concevoir de nouveaux modèles plus représentatifs de la réalité physiologique de l’humain, pour des études d’analyse, de traitement et de diagnostic plus performants en santé humaine », écrit, en février 2025, La Gazette du Laboratoire. Pour y parvenir, le programme mise sur l’alliance de trois organismes de recherche : le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Interviewé par la Fondation 30 millions d’amis, l’un des chercheurs impliqués dans ce projet, Xavier Gidrol, directeur de recherche au CEA, généticien et biologiste moléculaire du cancer, déclare : « Aujourd’hui, dans le cas du cancer par exemple, les souris PDX [des souris immunodéprimées qui subissent plusieurs greffes de cellules humaines, NDLR] restent peu adaptées à l’urgence d’un traitement anticancéreux. Elles pourraient être remplacées par des organoïdes sur puce d’ici la fin du programme. »

André Ménache

Conseiller scientifique de l’association Antidote Europe

« On pourrait remplacer dès aujourd’hui la quasi-totalité de l’expérimentation animale »

Depuis 1947, les agences sanitaires sont habituées à recevoir des résultats de tests issus de l’expérimentation animale. Des obstacles réglementaires de différents ordres subsistent : par exemple, actuellement, il est toujours plus facile pour un chercheur d’obtenir une autorisation pour un projet impliquant 100 souris que d’obtenir une autorisation impliquant l’utilisation de déchets chirurgicaux d’origine humaine destinés à l’incinération. Comme nous sommes scientifiquement convaincus qu’on pourrait remplacer dès aujourd’hui la quasi-totalité de l’expérimentation animale, Antidote Europe a plusieurs affaires en cours contre le ministère français de la Recherche pour non-application des méthodes alternatives disponibles mais largement ignorées par des chercheurs et des scientifiques. Nous avons les chiffres pour montrer que la France est la pire élève en matière de remplacement de tests de routine dans toute l’Union européenne. Nous souhaitons aussi obtenir ici l’ouverture d’une mission parlementaire au sujet de l’expérimentation animale.

Jean-Pierre Jégou

Pilote du groupe de travail « Les animaux utilisés à des fins scientifiques, des vies qui nous obligent » de l’Académie vétérinaire de France (AVF)

« Rappeler à tous l’importance d’une pratique éthique et humaine »

Le médecin et biologiste japonais Kitasato Shibasaburo (1853-1931) fut le premier à créer un monument en hommage à ses animaux de laboratoire. Depuis, dans la plupart des instituts japonais, à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs locaux, il y a une stèle ou un monument dans un lieu arboré et fleuri, propice au recueillement. Afin de rappeler aux chercheurs, aux vétérinaires et à tout le personnel l’importance d’une pratique éthique, humaine et responsable de la recherche. Nous pourrions faire de même en France. Et, au sein des écoles vétérinaires, on pourrait sans doute ériger un monument en hommage aux animaux qui ont été utilisés pour l’enseignement. Nous suggérons également que la Société centrale canine (SCC), qui remet des trophées à des « chiens héros », puisse créer une nouvelle catégorie en offrant par exemple une médaille à un ancien chien réhabilité après avoir contribué à la recherche ou à l’enseignement. Il existe en effet de rares associations, comme le Groupement de réflexion et d’action pour l’animal (Graal), qui organisent déjà le placement ou l’adoption, strictement encadrés, d’animaux en fin de protocole lorsque cela est possible. Davantage d’efforts dans ce sens devraient être faits. L’AVF va donc créer un nouveau groupe de travail pour réfléchir à toutes ces possibilités.

Principe des 3R : en quoi cela consiste ?

Exposé pour la première fois par William Russell et Rex Burch en 1959 dans leur ouvrage The Principles of Humane Experimental Technique*, le principe des 3R a été intégré à la réglementation dans le cadre de la directive européenne 2010/63/UE. Pour tout chercheur, il s’agit d’une réflexion à conduire dès la conception d’un projet et avant toute utilisation de l’animal à des fins scientifiques, qui consiste à « remplacer », « réduire » et « raffiner ».

En pratique, le respect des 3R impose des choix méthodologiques adaptés. « Pour le principe du remplacement, quand, par exemple, un chercheur choisit de travailler avec une espèce animale, avec des individus d’un certain âge ou d’une certaine lignée transgénique de souris, on vérifie qu’il n’y a pas d’autre modèle qui serait préférable. Soit en remplaçant par un modèle sans animaux (in vitro, in silico, recherche clinique, etc.). Soit en remplaçant un modèle animal par une espèce animale moins sensible (comme des nématodes) », indique Samuel Vidal, vétérinaire et membre du comité d’éthique de VetAgro Sup. « Pour le principe de réduction, le nombre d’animaux choisi doit s’établir sur un modèle statistique robuste, en utilisant le moins d’animaux possible », poursuit-il.

Un examen par le comité d’éthique

« Enfin, le “R” de raffinement signifie qu’à chaque étape du protocole, les chercheurs doivent identifier tous les stades critiques, susceptibles de créer un stress, une douleur ou un dommage aux animaux », conclut le vétérinaire. Pour chacun de ses actes, le scientifique doit avoir prévu un moyen pour réduire l’anxiété ou la souffrance. « Si, en lisant le protocole, le comité d’éthique a un doute, ou s’il identifie un stade critique non repéré par le chercheur, il lui pose la question et, si c’est bien critique, le comité d’éthique lui demande de trouver un moyen d’y remédier ou lui en suggère un », explique Samuel Vidal. À la suite de l’étude des dossiers, seuls trois avis définitivement défavorables ont été émis par le comité d’éthique de VetAgro Sup. Près de 80 % des projets soumis ne sont acceptés qu’à l’issue de leur deuxième ou troisième évaluation, après que des améliorations aient été obtenues par le comité d’éthique.

Qu’en est-il des méthodes de remplacement ?

En Europe, « des efforts sont faits avec des moyens conséquents pour favoriser des méthodes de remplacement à l’expérimentation animale. Par exemple, le nombre d’animaux utilisés pour les contrôles de vaccins chute tous les ans. En revanche, c’est certain qu’à notre niveau de chercheur, dont le métier est de réaliser les travaux demandés par les scientifiques, nous sommes moins formés aux méthodes alternatives. C’est une culture qui doit être inculquée aux jeunes chercheurs. Toute une méthodologie est à revoir pas à pas », indique Samuel Vidal.

* « The Principles of Humane Experimental Technique », William Russell et Rex Burch, bit.ly/4mJlIHa

Pour en savoir plus : le centre FC3R a mis en ligne en mars 2025 son rapport d’enquête « Recours aux approches substitutives à l’utilisation d’animaux à des fins scientifiques en France ». Pour favoriser leur adoption, des chercheurs citent des besoins en matière de soutien financier, de partage d’informations et d’accès à des formations spécialisées (bit.ly/3FBPX1V).

Un prix de biologie pour encourager la recherche sans recours à l’animal

D’un montant de 4 000 €, le prix de biologie Alfred-Kastler est remis tous les deux ans par La Fondation droit animal, éthique et sciences (LFDA). Il est destiné à encourager la recherche et l’application de méthodes évitant l’utilisation expérimentale traumatisante de l’animal. Ouvert à tout chercheur ou enseignant, biologiste, médecin, pharmacien, vétérinaire et agronome français (ou d’expression française), il a notamment déjà mis à l’honneur plusieurs consœurs. En 2013, Catherine Vogt, vétérinaire et ingénieur de recherche à l’université Lyon I, a reçu le prix pour une formation en technique chirurgicale appliquée à l’expérimentation, sans manipulation d’animaux vivants. Pour le prix 2025, les candidatures sont ouvertes jusqu’au 31 août.

  • 1. Rapport « Éthique et reconnaissance due aux animaux utilisés à des fins scientifiques », Académie vétérinaire de France, bit.ly/4jA0HMm
  • 3. Règlement (CE) 1223/2019 relatif aux produits cosmétiques, bit.ly/3HnER16
  • 4. Règlement n° 1907/2006 du Parlement européen et du conseil (Reach), entré en vigueur en 2007 pour protéger la santé humaine et l’environnement des risques présentés par les substances chimiques.