Les soft skills, l’autre pilier de la pratique clinique - La Semaine Vétérinaire n° 2067 du 21/02/2025
La Semaine Vétérinaire n° 2067 du 21/02/2025

DOSSIER

Auteur(s) : Par Tanit Halfon

Écoute active, gestion du temps, de la pression et des émotions, esprit d’équipe... Toutes ces composantes relatives aux soft skills apparaissent désormais comme essentielles pour exercer en pratique clinique en toute sérénité. Comme les compétences techniques, elles s’apprennent et s’entretiennent. Mise au point.

«Day one competences». Définies par l’A3EV (European association of establishments for veterinary education), les compétences minimales à<0x00A0>maîtriser à<0x00A0>la fin du cursus vétérinaire incluent les sciences cliniques et la santé publique vétérinaire, tout comme des savoirs non techniques professionnels, dont les soft skills. Traduisez: les compétences comportementales relevant de ce qu’on appelle aujourd’hui communément le savoir-être.

À<0x00A0>la Fédération des vétérinaires pour animaux de compagnie d’Europe, la Fecava, on s’est amusé à<0x00A0>demander à<0x00A0>l’intelligence artificielle (IA) quelles étaient les compétences essentielles que les vétérinaires cliniciens devaient entretenir tout au long de leur carrière. La réponse a<0x00A0>été une liste de «compétences personnelles et non techniques», décrites comme «essentielles pour communiquer efficacement et établir des relations avec les clients, les collègues et les autres parties prenantes» à<0x00A0>savoir la communication, l’empathie et la compassion, les compétences interpersonnelles, la résolution de problèmes et l’esprit critique, la gestion du temps, le leadership, etc. «Ces compétences ne sont pas innées, mais elles peuvent être développées et affinées par la pratique, la formation et l’expérience», conclut l’IA.

« Rester vivant en pratique »

«Si le cursus permet d’acquérir les bases théoriques et pratiques pour s’en sortir en pratique, les soft skills permettent de rester vivant et de s’épanouir dans son métier», affirme Anthony Bour (L<0x00A0>16), vétérinaire devenu coach après un burn-out. Il a<0x00A0>finalement réussi à<0x00A0>reprendre, de manière apaisée, le chemin de la clinique. Aujourd’hui, il propose aussi ses services en tant que coach et formateur en communication interpersonnelle notamment à<0x00A0>VetAgro Sup, l’école où il a<0x00A0>suivi son cursus. «Je crois fermement que former des cliniciens sans soft skills, c’est aller droit dans le mur.»

Julien Herla (Liège<0x00A0>08), praticien mixte, a<0x00A0>aussi fait l’expérience du burn-out, qui l’a<0x00A0>amené à<0x00A0>vouloir s’impliquer dans la prévention du mal-être en clinique. Avec Pierre Mathevet, consultant en management et relation clients, ils font depuis quelques temps des interventions en ce sens dans les écoles, à<0x00A0>Oniris et à<0x00A0>Liège. Deux thématiques sont abordées: la gestion des émotions et les relations intergénérationnels. Les soft skills, ou compétences douces, avaient<0x00A0>été totalement mises de côté, expriment-ils. «Les compétences relationnelles ou en interne sont mobilisées tous les jours avec les collègues ou avec les clients. De plus, les vétérinaires doivent faire face à<0x00A0>une triple charge émotionnelle forte du fait de leur posture de soignant –<0x00A0>chargé aussi de l’euthanasie animale<0x00A0>–, de la gestion de la charge émotionnelle du client (et non d’un patient) qui est en détresse et qui doit payer, et de la gestion d’entreprise», explique Pierre Mathevet, qui enseigne aussi à<0x00A0>VetAgro Sup. Lequel rappelle que «si la compétence technique est nécessaire, on dit d’un vétérinaire qu’il est très bon car il a<0x00A0>écouté, s’est<0x00A0>intéressé sincèrement et… ne tire pas sur la laisse du chien quand il l’emmène au chenil!».

Julien Herla met en garde contre l’obsession de la performance qui n’a, en réalité, pas lieu d’être: «Les clients n’ont pas forcément une attente technique aussi importante que ce que les vétérinaires voudraient croire. Cependant, leurs attentes en matière d’écoute et d’empathie vis-à-vis d’eux, de leur situation familiale, financière et de leur animal sont bien réelles ». C’est aussi bien le cas en canine qu’en rurale. «On retrouve ces attentes également au sein des équipes, afin de ne pas rajouter du stress et de l’anxiété qui sont déjà omniprésents dans la structure, et d’avoir une ambiance fondée sur l’écoute, l’épanouissement et la prise en compte du ressenti de l’autre».

S’exprimer et écouter

Les écoles se sont progressivement organisées pour répondre à<0x00A0>ces besoins, avec l’organisation d’enseignements dédiés, de consultations simulées avec des comédiens, de travaux pratiques, etc. « Dans les années<0x00A0>2000, je voyais des vétérinaires qui abandonnaient la clinique, non pas tant pour des questions de stress liées à<0x00A0>la technique ou au médical, mais liées à<0x00A0>la gestion de la clientèle et à<0x00A0>la communication… C’est dans ce contexte qu’ont été mises en place, dès 2009 à<0x00A0>Oniris, des consultations simulées avec des comédiens, afin de donner aux étudiants des clés pour mieux appréhender ces aspects et chercher à<0x00A0>établir un partenariat et, si<0x00A0>possible, une relation de confiance avec le propriétaire de l’animal», explique Catherine Ibisch, enseignante en oncologie à<0x00A0>l’école vétérinaire de Nantes, qui a<0x00A0>créé les scénarios fondamentaux de ces consultations.

Dans la liste des soft skills abordées, la communication interpersonnelle occupe une place centrale. Frank Insignares, enseignant spécialisé en scholarship et communication à<0x00A0>Oniris depuis 15<0x00A0>ans, explique: «Plusieurs études ont bien démontré que la communication interpersonnelle –<0x00A0>l’écoute active, l’empathie, la communication non verbale, les questions ouvertes, etc.<0x00A0>– améliorait de manière significative le diagnostic mais aussi l’observance d’un traitement ». Pour Anthony Bour, la communication interpersonnelle est la principale clé d’une vie plus sereine en clientèle, avec deux<0x00A0>composantes majeures, l’assertivité et l’écoute active. «L’assertivité est la compétence la plus importante à<0x00A0>acquérir selon moi: c’est savoir dire ce que l’on pense et ce que l’on ressent, tout en respectant l’autre. Pour un praticien débutant par exemple, c’est avoir la capacité de dire<0x00A0>non à<0x00A0>son patron quand on ne se sent pas capable de réaliser une ovariectomie de chienne tout seul à<0x00A0>ce stade de son expérience. Sans assertivité, on va se<0x00A0>sentir obligé et se<0x00A0>mettre en difficulté, avec le risque de perdre en confiance et de mettre en danger l’animal.» La Haute Autorité de santé (HAS) définit l’assertivité comme «la capacité à<0x00A0>s’exprimer, à<0x00A0>défendre ses droits, son opinion, sans empiéter sur ceux des autres ».

Pour l’écoute active, il s’agit d’une technique visant à<0x00A0>«créer un climat propice à<0x00A0>l’expression du patient afin de l’aider à<0x00A0>faire émerger et à<0x00A0>exprimer au mieux son ressenti et ses questions», indique la HAS. «C’est la base des soft skills, estime Christophe Papineau, enseignant spécialisé en management et communication à<0x00A0>Oniris. C’est l’un des premiers apprentissages de nos étudiants: apprendre à<0x00A0>écouter, c’est utiliser des techniques de reformulation et de répétition des propos des propriétaires, c’est poser des questions ouvertes…mais c’est aussi savoir se<0x00A0>taire. L’objectif est de laisser de la place au propriétaire afin qu’il puisse s’exprimer.»

Vivre le moment présent

Pour Chantal Legrand, enseignante-chercheuse en management et marketing, et Hélène Rose, enseignante en communication interpersonnelle à<0x00A0>l’École nationale vétérinaire d’Alfort, il faut aussi apprendre à<0x00A0>gérer l’incertitude. «Faire face à<0x00A0>une situation médicale complexe, qu’on ne peut pas totalement maîtriser, est l'une des plus grandes difficultés que rencontrent les plus jeunes. Une publication l’a<0x00A0>d’ailleurs montré. Cela les bloque. Pour la surmonter, on leur apprend à<0x00A0>être dans l’instant présent.» «Être dans l’instant présent, c’est aussi ne pas trop anticiper des émotions qui pourraient survenir, complète Catherine Ibisch. Rester à<0x00A0>l’écoute de ce qui se<0x00A0>passe en soi et chez l’interlocuteur, et y faire face dans l’instant présent, est plus pertinent et souvent moins stressant que de se<0x00A0>projeter dans des situations qui, peut-être, seront loin de correspondre à<0x00A0>la façon dont les choses vont se<0x00A0>dérouler.»

Hélène Rose souligne aussi l’importance de l’esprit d’équipe: «La clinique, c’est aussi pouvoir travailler en équipe, et cela ne veut pas dire se<0x00A0>répartir le travail. Cela demande des compétences en communication interpersonnelle». Mais aussi celle de la gestion de son temps: «Savoir s’organiser, c’est une soft skill qui peut permettre de jouer sur la surcharge de travail, un des facteurs majeurs de mal-être identifié par l’enquête du professeur Truchot».

« La gestion des priorités est un soft skill central dans la mesure où elle permet d’éviter de subir sa journée. Dans notre activité, la surcharge de travail est très liée à<0x00A0>la gestion des priorités», affirme Anthony Bour qui poursuit: «J’en reviens à<0x00A0>la nécessité d’adopter une posture assertive. Cela permet par exemple d’exprimer votre sentiment face à<0x00A0>un planning surchargé, et de demander l’adaptation du temps de consultation. On passe de “Je subis, je suis insatisfait”, à<0x00A0>“Je deviens proactif en créant de meilleures conditions de travail, pour moi et pour la clinique”».

Accepter ses émotions

La gestion des émotions est un autre soft skill utile en pratique clinique. Il s’agit de la capacité à<0x00A0>comprendre et à<0x00A0>gérer ses propres émotions, mais aussi celles des autres. «La gestion émotionnelle est importante pour l’efficacité de la communication en situation clinique, pour la gestion du stress en équipe, pour la prévention des risques psychosociaux et de la fatigue compassionnelle, pour assumer notre rôle dans l’euthanasie animale…, détaille Florence Beaugrand, maître de conférences en sciences de gestion. C’est aussi utile pour les processus d’amélioration continue. En effet, le manque de retours d’expérience sur les erreurs médicales est souvent lié aux émotions, au fait qu’on va avoir tendance à<0x00A0>occulter ce qui est associé à<0x00A0>un tabou, à<0x00A0>de la culpabilité, à<0x00A0>de la tristesse quelquefois… La gestion émotionnelle sert à<0x00A0>bien vivre l’instant présent, à<0x00A0>travailler au bien-être de tous au sein de l’équipe et à<0x00A0>améliorer la gestion des erreurs dans la structure.»

«C’est une des bases de notre enseignement, poursuit son collègue Christophe Papineau. On apprend aux élèves l’importance de ne pas juger les clients (jusqu’à<0x00A0>faire attention à<0x00A0>leur communication non<0x00A0>verbale), de prendre du recul pour aller chercher des solutions. Si l’émotion gère tout, cela peut conduire à<0x00A0>une réponse inadaptée vis-à-vis du client en face de soi.» En clair, il s’agit de savoir reconnaître et accepter ses émotions et celles des autres, mais sans se<0x00A0>laisser submerger, afin de prendre des décisions les plus appropriées possibles. «Les émotions ne sont pas négatives, elles nous renseignent sur nos besoins, explique Anthony Bour. Ce n’est pas interdit de ressentir une profonde tristesse lors d’une euthanasie, cela montre que nous sommes empathique.»

«Les émotions sont toutes positives, avec certaines agréables, d’autres désagréables, soutient Julien Herla. Dans tous les cas, réussir à<0x00A0>se<0x00A0>détacher de l’impact de ses émotions entraîne un cercle vertueux qui peut être contagieux et susciter l’envie de faire pareil. Mais c’est vrai que l’impact des émotions désagréables dépend du climat de la clinique dans laquelle on travaille. En tant que débutant, c’est toujours mieux lorsqu’il y a un senior capable de venir en aide, de débriefer, de faire un travail d’équipe et de valorisation du travail au sein de la structure.»

Avoir des feedbacks

Mais la soft skill la plus difficile à acquérir ne serait-elle pas la confiance en soi? Le référentiel de compétences de l’enseignement vétérinaire le dit d’ailleurs bien: parmi les indicateurs d’évaluation de la compétence communication, on trouve notamment «la confiance en soi et l’assertivité». «<0x00A0>Une des soft skills essentielles est la gestion de la peur et, pour cela, il faut travailler la confiance en soi, assure Pierre Mathevet. C’est comprendre qui je suis, quelles sont mes forces, mes qualités, mes besoins.» Selon lui, « une composante commune à<0x00A0>la jeunesse d’aujourd’hui est le manque de confiance en soi dont la base est l’estime de soi qui apparaît effondrée chez de nombreux étudiants vétérinaires».

Alors pour dépasser les pensées limitantes qui alimentent le syndrome de l’imposteur, il faut se<0x00A0>poser des questions factuelles, explique-t-il: «Sur quoi je me base pour m’évaluer aussi négativement? Quelles sont les réussites que j’ai<0x00A0>pu avoir précédemment? Qu’est-ce qui me permet de me juger aussi durement? Avoir du feedback positif de ses pairs et des clients va permettre de remonter l’estime de soi, par la prise de conscience de ce que je sais faire et donc de qui je suis». Àl’Enva, on confirme l’importance du feedback. «La confiance en soi peut être travaillée grâce aux feedbacks constructifs et honnêtes, ce qui permet de gérer une partie de son stress», soutient Chantal Legrand, qui souligne qu’il ne faut pas hésiter à<0x00A0>en demander.

À<0x00A0>Oniris, cette problématique de la confiance en soi est réfléchie avec des chantiers pédagogiques en réflexion pour travailler de façon plus active sur la confiance et l’estime de soi. Le but est que les étudiants puissent s’appuyer dessus par la suite pour être plus solides. «Nous partons aussi du principe que tous les étudiants ont intrinsèquement déjà des compétences en communication qu’ils doivent apprendre à<0x00A0>connaître et sur lesquelles ils pourront s’appuyer», explique Catherine Ibisch.

«La pratique des soft skills se travaille»

Aussi essentielles sont-elles, les soft skills ne pourront évidemment pas résoudre toutes les problématiques de fond du métier. Pour les plus jeunes, si « elles peuvent renforcer leur capacité à<0x00A0>dire<0x00A0>non à<0x00A0>des situations professionnellement inacceptables, les soft skills ne doivent pas être vues comme une espèce de rustine permettant de rendre acceptable un exercice professionnel trop stressant», met en garde Catherine Ibisch. Elles ne suffisent pas non plus au développement personnel qui est de la responsabilité de chaque individu. Mais il est clair qu’elles ont été largement, et à tort, invisibilisées, estiment tous les interviewés. Et, surtout, elles sont valables pour tout le monde, et pas seulement les plus jeunes qui, eux, ont l’opportunité aujourd’hui de pouvoir être sensibilisés très tôt à ces essentielles, qui demandent du temps pour se<0x00A0>les<0x00A0>approprier.

Comment passer de la théorie à la pratique? Il s’agit déjà de les connaître. Puis vient le temps de les expérimenter. Et l’idéal est de le faire le plus précocement possible. «Comme pour la pratique médicale, la pratique des soft skills se<0x00A0>travaille tout au long de la vie, insiste bien Florence Beaugrand. Sinon, les compétences ne se développent pas.» Il existe aussi des outils, comme le modèle de Calgary-Cambridge, qui décompose une consultation médicale, en identifiant pour chacune de ses étapes les compétences communicationnelles et relationnelles sur lesquelles s’appuyer. «Il n’y a pas d’âge pour corriger le tir et bien vivre de son métier», résume Julien Herla.

Chantal Legrand et Hélène Rose

Enseignante-chercheuse en management et marketing, enseignante en communication interpersonnelle à<0x00A0>l’École nationale vétérinaire d’Alfort

Une prise de décision qui doit être co-construite 

Un point important que nous expliquons à<0x00A0>nos étudiants est que ce n’est pas à<0x00A0>eux qu’incombe la prise de décision. Leur travail de vétérinaires praticiens est d’exposer toutes les solutions possibles, et leurs conséquences, et de laisser le choix aux propriétaires. Cette co-construction de la décision est quelque chose de complexe, mais elle permet, d’une part, d’augmenter les chances que les solutions à<0x00A0>mettre en place soient bien appliquées par les propriétaires et, d’autre part, de soulager le praticien en matière de responsabilité. Dans cette optique, le consentement éclairé n’est pas juste un formulaire à<0x00A0>faire signer, mais bien une démarche. La responsabilité du praticien est de guider à<0x00A0>la décision. Aujourd’hui, le monde a<0x00A0>changé avec des propriétaires plus exigeants, plus informés et des relations différentes avec l’animal. Le vétérinaire ne peut pas se<0x00A0>positionner en tant que sachant, il doit être un partenaire.

Julien Herla et Pierre Mathevet

Praticien mixte et président des GTV Pays de la Loire, fondateur et consultant Tirsev

S’autoriser une pause

Un des soft skills qui paraît essentiel est la capacité de se recentrer sur soi-même. Cela vise à<0x00A0>s’apaiser et à<0x00A0>retrouver un état émotionnel le plus neutre possible. Il existe des outils pour y arriver, par exemple la cohérence cardiaque. Cela passe aussi par se<0x00A0>bloquer un peu de temps pour soi dans la journée, pour écouter de la musique, se<0x00A0>balader… et laisser retomber la pression pour pouvoir poursuivre de manière plus apaisée le reste de sa journée de travail.  En exercice rural, c’est certain que c’est plus facile, avec les trajets en voiture. Cet exercice d’apaisement peut prendre du temps au début ; avec l’habitude, c’est plus rapide. Cela ne doit pas être opposé aux notions de performance et de rentabilité qui sont incontournables pour une entreprise vétérinaire : ce n’est pas une période d’inactivité, cela permet de refaire le plein d’énergie pour faire du bon travail et se<0x00A0>sentir satisfait à<0x00A0>la fin de la journée.