Management
ENTREPRISE
Auteur(s) : Par Françoise Sigot
Le rendez-vous annuel d’Ergone* est l’occasion de partager des retours d’expérience entre vétérinaires. Cette année, quatre professionnels confrontés à une crise rare ont accepté de jouer le jeu. Décryptage.
Quand la crise et l’imprévu s’invitent au sein d’une organisation, les bouleversements sont inéluctables. Entre surprise, urgence et attentes fortes de la clientèle, les actions s’enchaînent sans avoir le temps de réflechir. Après avoir été plongés au cœur d’une crise, les docteurs Hélène Létard (N 87), François Landais (Liège 04), Charles Facon (T 02) et l'auxiliaire spécialisée vétérinaire (ASV) Julie Soullard ont pris ce temps de réflexion et de recul en compagnie de leurs homologues.
Accepter le traumatisme
Hélène Létard a été confrontée au décès de son ex conjoint et associé en mai 2021. Vétérinaire comme elle, celui-ci laissait derrière lui une clinique et trois salariés. « C’était une partie de ma vie qui partait, mais il y avait aussi et surtout mes enfants qui se retrouvaient seuls et que je voulais aider, sans compter les salariés de la clinique », résume-t-elle. Pour les trois autres témoins, vétérinaires et ASV, la crise traversée fut celle de l’influenza aviaire. En Vendée, où exercent le Dr Charles Facon et Julie Soullard, une de ses ASV, le 25 février 2022 marque un avant et un après. « Je travaillais ce jour-là et quand j’ai vu le vétérinaire avec qui je faisais équipe revenir d’une suspicion, j’ai compris à sa tête que ce 25 février allait changer énormément de choses », se souvient l’ASV. « C’est une date charnière qui fait que rien ne sera plus jamais comme avant. On a vécu la plus grosse crise dans nos productions », ajoute Charles Facon. Pour François Landais, installé à Arzacq-Arraziguet dans les Pyrénées-Atlantiques, la crise aviaire est une histoire récurrente, mais pas moins marquante. « En février 2022, quand tout a commencé en Vendée, ici nous terminions notre quatrième ou cinquième crise d’ampleur. Cette répétition, ce côté presque inéluctable a été particulièrement difficile à vivre. D’autant qu’on avait l’impression que les collègues s’en sortaient beaucoup mieux que nous ailleurs et que l’on était complètement à l’envers sanitairement. Ça, c'était le pire », explique-t-il.
Réagir vite
Paradoxalement, la force d’une crise est de générer l’engagement. « C’est un cataclysme. Je me suis retrouvée seule avec mes enfants et il a fallu gérer la clinique de mon mari. Mes enfants n’étant pas vétérinaires, ils n’avaient pas le droit de gérer la clinique. Et j'avais devant moi trois salariés que je connaissais et que j’avais envie de garder », retrace Hélène Létard. François Landais retient, quant à lui, ce sentiment de « fatalisme » qui se met en place face aux événements que l'on sait inéluctables lorsque le virus arrive. « On a assez peu de prise sur les choses et très peu de pouvoir pour prendre des décisions permettant de maîtriser son avenir. On est finalement très passif, tout en étant surmené. Tout ce qu’on prévoit est très vite remis en cause par le virus, donc on voit rapidement les limites de tout ce que l’on est en capacité de faire. On finit par se dire que l’on va accompagner les choses du mieux qu’on peut et que ça s’arrêtera quand ça devra s’arrêter. C’est dur, car on est des chefs d’entreprise habitués à prendre des décisions et à définir des stratégies. » En Vendée, le constat est à peine différent. « On a abattu en six semaines dix millions d’oiseaux, soit 1 % de la production annuelle. On est sur un territoire où il y a beaucoup d’élevages. Si on compare avec des collègues qui exercent en canine, cela équivaut à une perte totale de clientèle à 100 kilomètres à la ronde », constate Charles Facon. « On est des pathologistes, on sait bien qu’il peut y avoir des expressions qui font 100 % de mortalité, mais on ne s’y habitue pas, parce que le vivre avec un éleveur c’est autre chose que le lire dans les livres », poursuit-il.
La force de l’équipe
La capacité à mobiliser est une autre vertu de la situation de crise. « Du jour au lendemain tout ce qu’on faisait depuis des années s’est arrêté. Il a fallu travailler autrement. Cette crise nous a montré qu’on était soudés. On a vraiment su s’entraider, ça a renforcé nos liens, autant avec les vétérinaires qu’entre nous », témoigne Julie Soullard. « La solidarité dans les équipes est un point très important. Individuellement, on a tous au moins craqué une fois, mais la diversité des profils de l’équipe fait que ça ne nous est pas arrivé à tous en même temps. Quand les jours meilleurs s’annoncent et qu’on surmonte la crise, on en ressort plus fort », note François Landais. Hélène Létard a elle aussi été accompagnée par une équipe. « J’ai trouvé un vétérinaire qui était un ami et qui m’a assuré qu’il resterait tout le temps nécessaire. Les ASV ont pris en charge un peu plus d’administratif. Tout le monde s’est mobilisé, mais il fallait payer les fournisseurs et les salariés, alors que les comptes étaient bloqués. Certains nous ont fait crédit. L’équipe a été parfaite. À titre individuel, on n’a pas le choix, il faut avancer. Je me suis fixée des objectifs : le premier était de garder le personnel et le second de vendre la clinique pour qu’elle continue d’exister ». La crise laisse toutefois des traces chez chacun de ceux qui la traversent. « La vie de famille est bouleversée ; ma fille avait 6 ans lors de la première crise aviaire, je ne pouvais pas lui expliquer ce que je faisais de mes journées », raconte François Landais. « En vingt-et-un ans, je n’ai jamais eu d’arrêt de travail ; là, j’ai été alitée pendant une semaine. Je n’avais plus de vie personnelle, je n’arrivais pas à me défaire de mon travail », résume Julie Soullard. Charles Facon, qui a accueilli son troisième enfant durant la crise aviaire, qualifie cette période de « pire moment de [s]on existence ». « Nous sommes des professionnels engagés, on a sacrifié des moments de notre vie de famille », reconnaît-il.
La vie d’après
Une fois le calme revenu, l’heure est au bilan. « Quand on a vécu une telle crise, on se dit qu'en fait il y a peu de problèmes au quotidien. Après ça, tout devient relativement facile à surmonter. De plus, ça met en valeur l’esprit d'équipe : on peut s’écouter, se parler, faire confiance aux autres. D'ailleurs, les cabinets qui étaient importants en taille sont ceux qui ont le mieux passé cette crise. On apprend ensemble et ça nous rend plus forts », analyse Charles Facon. « Ça a été un mal pour un bien ; on a su travailler dans l’urgence, on s’est adaptés, on y est arrivé grâce à la cohésion entre vétérinaires, ASV et logisticiens, c’est un point positif », constate également Julie Soullard. Reste aussi les conséquences financières et administratives, souvent moins positives que les traces laissées sur les hommes et les femmes. « Les délais de paiement sont toujours aussi longs. Pour des euthanasies que nous avons faites en avril 2022, nous attendons le paiement dans les prochains jours », indique François Landais. « L’administration n’a pas été aidante, la banque pas plus, mais je suis fière d’avoir réussi. Et cette épreuve a créé des liens », conclut Hélène Létard. Entre positif et négatif, tous retiennent surtout les petites parenthèses joyeuses qui viennent alléger le pire. « Au final, on se souvient plutôt des bons moments », positive François Landais. Avec une satisfaction de plus pour les vétérinaires engagés dans la lutte contre l’influenza aviaire : « On a succédé à une génération de vétérinaires qui n’ont jamais connu les pestes aviaires autrement que dans les livres ; on va être une génération qui aura connu des crises d’influenza aviaire et le déploiement d’une stratégie vaccinale d’ampleur pour mieux maîtriser ce risque-là. C’est un moment historique de la profession et y avoir contribué est une expérience considérable », conclut le vétérinaire béarnais.