Dossier
DOSSIER
Auteur(s) : Michaella Igoho-Moradel
Malgré les orientations du Conseil d'État dans ses décisions du 10 juillet 2023 confirmant la radiation du tableau de l’Ordre d’établissements de soins vétérinaires, des zones d'ombre persistent. Plus de deux mois après, le dialogue entre les requérants patine.
« L'exercice de l'art vétérinaire est personnel. Chaque vétérinaire est responsable de ses décisions et de ses actes », énonce l’article R242-33-I du Code de déontologie. C’est en ces termes que pourraient être résumées les décisions rendues le 10 juillet 2023 par le Conseil d’État dans lesquelles il confirme la radiation du tableau de l’Ordre de sociétés d’exercice vétérinaire, qui comptent parmi leurs actionnaires des groupes d'investissement (AniCura, IVC Evidensia et Mon Véto). Il relève une méconnaissance de la condition de contrôle effectif de ces sociétés par les associés vétérinaires. Elle tranche également la délicate question de l’actionnariat interdit, sur fond de conflits d’intérêts présumés. Plus de deux mois après leur publication, force est de constater que la situation patine. Le 28 septembre dernier, l'Ordre a indiqué qu'aucune société n'a saisi sa main tendue ni renoncé à ses voies de recours. De son côté, le Syngev (Syndicat des groupes d’exercice vétérinaire) déplore une absence de dialogue avec l'instance ordinale. Quelles sont les attentes des uns et des autres ? Quelles sont les causes de ce statu quo ? La médiation tant attendue peut-elle être amorcée ?
Une organisation juridique à revoir
Pourtant, en réaction à ces décisions du Conseil d’État, AniCura et IVC Evidensia avaient indiqué prendre des mesures pour modifier leur documentation contractuelle. Le groupe IVC Evidensia soulignait toutefois que « cette radiation s’inscrit dans une campagne de radiation des cliniques membres de réseaux vétérinaires par les autorités ordinales, qui refusent tout dialogue avec les réseaux vétérinaires depuis leur apparition en France. Ces décisions de radiation ne portent pas sur un sujet de déontologie ou sur la qualité des soins dispensés dans les cliniques, mais uniquement sur le mode de gouvernance des sociétés concernées ». De son côté, le groupe Anicura France retenait que la haute juridiction administrative confirme qu’il peut être actionnaire d’une société vétérinaire. « Le Conseil d’État souhaite interroger les réseaux sur le mode de gouvernance des établissements affiliés. À cet effet, il leur sera simplement demandé de présenter des garanties visant à assurer l’indépendance médicale des vétérinaires dans leur pratique quotidienne. » Qu'en est-il aujourd'hui ? Jacques Guérin, président de l’Ordre, indiquait dans nos colonnes* : « La société Univetis [groupe Mon Véto, NdlR] a été dissoute et reprise par une nouvelle société dont nous étudions actuellement les statuts. La société Oncovet [groupe IVC Evidensia, NdlR] a également fait le choix de céder ses activités à un établissement de soins vétérinaires. Cette dernière est dans un processus de radiation administrative. Dans ces deux cas, rien n’a été réglé au fond. Les autres sociétés appartenant à AniCura n’ont pas joué cette carte et nous ont fourni des statuts modifiés. Notre volonté n’est pas de fermer ces établissements. Nous avons analysé ces documents et avons fait des retours sur certains points qui ne nous convenaient pas. Considérant ces efforts significatifs, nous avons réinscrit ces sociétés sur le tableau de l’Ordre, malgré le fait que nous ne disposons pas de tous les documents juridiques nécessaires à l’étude de ces dossiers. Si ces documents sont finalement produits et ne sont pas conformes, nous remettrons en cause leur inscription. La situation n’est pas complètement stabilisée. »
Des radiations effectives
« Le 24 juillet 2023, le président du Conseil national de l'Ordre des vétérinaires (Cnov) a pris l’engagement de ne pas agir pendant deux mois envers les sociétés d’exercice vétérinaire radiées, sous réserve qu’elles confirment par écrit sous une semaine s’engager dans un processus sincère de mise en conformité à l’article L241-17 II 1° du Code rural et de la pêche maritime. […] Tenant compte des éléments évoqués ci-dessus et notamment des éléments développés par le Conseil d’État, les présidents des conseils régionaux de l'Ordre des vétérinaires et le président du Cnov ont décidé de reprendre le suivi des procédures et de notifier les radiations administratives des sociétés d’exercice vétérinaire prononcées par le Cnov sans attendre les décisions du Conseil d’État lorsque des pourvois ont été formés. Les sociétés d’exercice vétérinaire concernées seront notifiées progressivement à partir du 12 octobre 2023 de la mise en œuvre de la radiation. Dès lors, l’interdiction d’exercer la médecine et la chirurgie des animaux sera effective huit jours après la réception de la notification », informe l'Ordre. Les vétérinaires associés des sociétés concernées par les radiations sont invités, « en leur qualité d’actionnaires majoritaires, nonobstant leurs responsabilités déontologiques individuelles rappelées par le Conseil d’État le 10 juillet 2023, » à prendre sans attendre les décisions de mise en conformité qui s’imposent, en tenant compte des délais administratifs incompressibles d’examen des dossiers d’inscription de leurs sociétés au tableau de l’Ordre afin de garantir la continuité de leur activité professionnelle.
L’appel au dialogue
L’heure est-elle au dialogue ? Il s’agit en tout cas de la volonté affichée des parties prenantes, qui appellent de toute part à la médiation. Cette case est incontournable. En effet, le flou persiste notamment sur les notions de contrôle et d’exercice effectifs. La plus haute juridiction administrative n’en a pas précisé (volontairement ?) les contours. Les parties prenantes devront donc dialoguer pour trouver un terrain d’entente. De son côté, le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation se dit satisfait des décisions du Conseil d’État du 10 juillet 2023 en ce qu'elles permettent d'avoir une lecture et une compréhension partagée de l'article L241-17 du Code rural et de la pêche maritime à propos des conditions qui s'appliquent à la gouvernance d'une société vétérinaire et à ses statuts. « Le Conseil d’État confirme la conformité de ces dispositions avec l’article 15 de la directive "Services" du 12 décembre 2006. Pour le ministère, les règles fixées par l'article L.241-17 sont en effet essentielles pour garantir l'indépendance des vétérinaires exerçant dans ces sociétés. » Le ministère a demandé son appui au Conseil d’État pour la désignation d'un médiateur chargé d'accompagner les requérants dans les négociations en vue de la mise en conformité des sociétés radiées.
« La médiation doit être privilégiée »
Emeric Lemarignier (LIÈGE 07), président du syndicat des groupes d’exercice vétérinaire (Syngev), appelle à l’apaisement et au dialogue.
Propos recueillis par Michaella Igoho-Moradel
Comment accueillez-vous les décisions du Conseil d’État et qu’en retenez-vous ?
Nous sommes heureux que le Conseil d’État se soit enfin prononcé. Il était important pour nous qu’il tranche la question de l’actionnariat interdit. Il a réaffirmé que les groupes étaient une réalité légale en France. La vision de l’Ordre, qui est de dire que les fonctions supports sont des actionnaires interdits, est erronée. Il est donc possible de créer une société qui regroupe à la fois des vétérinaires et des fonctions supports. Néanmoins, nous avons un sentiment de gâchis. Nous pouvons très facilement nous réunir, discuter ensemble, donner des indications… c’est d’ailleurs une règle du Code de déontologie. La médiation doit être privilégiée avant d’engager toute procédure contentieuse. Nous souhaitons que celle-ci soit menée par un organe indépendant qui connaisse le droit. Pourquoi pas le Conseil d’État.
Les actionnaires ont-ils été trop gourmands ?
Les groupes respectent la loi, et c’est le point fondamental à retenir. Il y a des réglages à effectuer et des adaptations à faire. Le Syngev et les groupes qui le composent appellent depuis des années au dialogue afin de trouver des points de convergence. Mais l’Ordre a choisi la voie contentieuse, ce qui nous met dans une impasse et va à l’encontre de l’évolution de la profession. Nous réitérons donc notre appel à la discussion. Nous avons d’ailleurs tenté de l’engager sous l’égide du ministère de l’Agriculture, et proposé un calendrier, une méthode… Mais l’Ordre semble être réticent à participer à cette médiation. Nous modifions notre documentation juridique pour l’adapter autant que de besoin aux décisions du Conseil d’État. Mais tant que l’Ordre refusera de nous parler, nous n’avancerons pas. Nous avons trois solutions : soit on arrive à faire une médiation sous l’égide du ministère de l’Agriculture, soit l’Ordre nous parle directement, soit il reste sur sa position fermée à la discussion. Cette dernière hypothèse n’a aucun sens car sans dialogue, nous serons contraints à une série d’allers et retours devant le Conseil d’État pour tester les nouvelles documentations.
Ces décisions tranchent-elles le débat sur la notion d’indépendance des vétérinaires ?
Cette question n’est pas tranchée. Le Conseil d’État s’est prononcé sur l’actionnariat interdit et sur le contrôle effectif de la société d’exercice vétérinaire, bien qu’il n’ait pas indiqué dans quel domaine ce contrôle doit être effectif. Il précise toutefois que le vétérinaire doit pratiquer la médecine et la chirurgie des animaux en toute indépendance. L’indépendance se limite-t-elle à ce point ? Rappelons qu’un vétérinaire à son compte n’est pas indépendant des questions financières. Le Conseil d’État a par ailleurs rappelé concernant l’exercice effectif la nécessité d’avoir un vétérinaire associé dans chaque structure d’exercice, au motif que les vétérinaires associés libéraux seraient les seuls garants de la probité. Quid du vétérinaire salarié ? Le Conseil d’État fait également un lien entre probité et police sanitaire. Les vétérinaires libéraux détenteurs de capital sont-ils les seuls autorisés à faire de la police sanitaire ? De tout temps, les étudiants vétérinaires assurent une bonne partie de la prophylaxie en hiver…
Trois questions à Julien Charron (T09), président directeur général de la clinique vétérinaire Saint Roch (groupe AniCura)
Comment vous adaptez-vous face à ces décisions du Conseil d’État ?
Le juge administratif a également enjoint certaines cliniques de faire évoluer leurs principes de gouvernance et toutes les dispositions seront prises pour nous y conformer. Le Conseil d’État ne donne pas d’orientation très précise pour ces évolutions de gouvernance et nous allons entrer dans une phase de discussion avec l’Ordre ; discussion que nous attendons depuis 5 années maintenant. À la suite de la confirmation de la radiation prononcée à l’encontre de notre établissement, nos activités se poursuivent afin de garantir la continuité des soins à nos clients. Pour ces derniers, rien n’a changé et nous nous efforçons de prodiguer aux animaux les meilleurs soins possibles comme nous l’avons toujours fait et comme nous continuerons à le faire en accord avec notre engagement vis-à-vis de la médecine vétérinaire. Cette continuité de soins et notre qualité de service restent pour le moment non impactées par ces décisions. En ce qui concerne les ajustements éventuels dans nos pactes d'associés ou nos statuts, nous examinons actuellement ces aspects en collaboration avec notre conseil régional de l’Ordre pour nous mettre en conformité avec les attentes de l’Ordre.
Qu’attendez-vous de ce dernier ?
En tant que professionnels du secteur, nous attendons de sa part une attitude constructive qui reconnaisse les différentes modalités d’exercice du métier de vétérinaire. Une fois cet épisode définitivement entériné, il conviendra de se pencher sur de réelles problématiques. En effet, les indicateurs ne sont guère encourageants : 40 % des vétérinaires quittent la profession avant 40 ans et ceux en exercice expriment des besoins en matière de formation, d’épanouissement au travail et d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. La permanence et la continuité des soins sont également très difficiles à maintenir et doivent être réfléchies pour que chacun y trouve son compte : animaux et propriétaires bien sûr, mais aussi vétérinaires souhaitant limiter leur temps de travail et structures assurant les gardes pour ceux-ci. Pour l’heure, nous attendons de l'Ordre des vétérinaires qu’il entame un dialogue ouvert et franc en vue de créer les conditions d’une cohabitation durable, pérenne et respectueuse entre les réseaux de cliniques vétérinaires et les cliniques non-affiliées.
« La main tendue par l’Ordre n’a pas été véritablement prise par les investisseurs »
Jacques Guérin
Président de l'Ordre
Propos recueillis par Michaella Igoho-Moradel
Plus de deux mois après la publication des décisions du Conseil d’Etat, la conciliation est présentée comme la prochaine étape pour trouver un terrain d’entente entre les requérants. Qu’en est-il aujourd’hui de sa mise en œuvre ?
Des avocats, représentants de groupes, me sollicitent régulièrement afin d’interagir en bilatérale avec l’Ordre. Leur demande vise à présenter les évolutions des montages juridique et à valider un certain nombre de points en amont du dépôt du dossier de réinscription des sociétés concernées. L’Ordre ne peut en aucun cas être acteur du secteur économique de la santé animale. Il n’a pas de missions de conseil. Il ne peut être juge et partie. Ses missions sont précisées dans la loi et celles-ci ne l’autorise pas à négocier, non plus à donner des avis préalables à ses décisions. Si l’Ordre rentre dans ce jeu, il s’expose à la critique de la DGCCRF* et de l’autorité de la concurrence. Je constate que des juristes et des avocats qui ne sont pas animés par l’intérêt de la défense de leurs clients, dont j’ai pu lire les analyses, s’exprimer sur ces affaires et considèrent que les décisions du Conseil d’Etat sont précises et ne renvoient pas à débat. L’Ordre salue les efforts déployés par le ministère de l’Agriculture pour tenter de trouver les conditions d’une conciliation entre les parties. J’ai d’emblée fait savoir que je n’étais bien évidemment pas opposé à cette démarche, tout en posant le préalable d’être d’accord sur l’objet de la conciliation. Le sujet est-il de traiter du calendrier de la mise en conformité ? Ou est-ce un marchandage des points constituant le faisceau d’indices soulevés dans ses décisions par le Conseil d’Etat et sur lequel l’Ordre motive ses décisions de radiation ? Comme l’a précisé le rapporteur public, le point central de ces dossiers est la lecture de l’article L.241-17 du Code rural et de la pêche maritime et il n’a pas pour effet de permettre à des investisseurs d’acheter 100% de la valeur d’une société d’exercice vétérinaire. Par ailleurs, je rappelle que la main tendue par l’Ordre matérialisée par la lettre d’engagement du 24 juillet 2023, n’a pas été véritablement prise par les investisseurs qui ont plutôt souhaité gagner du temps. L’Ordre reste ouvert à la discussion mais pas dans des conditions qui le rendraient sanctionnable par l’autorité de la concurrence. Nous sommes ballotés entre les intérêts particuliers des uns et des autres. Nos décisions ne sont pas toujours comprises, acceptées ou mises en œuvre. J’utiliserai tous les leviers à la disposition de l’Ordre, dans leurs limites et leur efficacité pour contraindre les sociétés d’exercice vétérinaire à se mettre en conformité.
Le Conseil d’Etat pourrait-il jouer ce rôle de médiateur ?
Le rôle du Conseil d’Etat est d’abord et en premier lieu, selon ma compréhension, de dire le droit. Bien sûr, il est envisageable qu’un conseiller d’Etat éclaire les décisions de l’Ordre mais il n’est pas possible qu’il prenne la décision d’inscrire ou de ne pas inscrire une société en lieu et place de l’Ordre. D’autant que le Conseil d’Etat pourrait avoir à juger d’un recours pour excès de pouvoir formé contre ces mêmes décisions. La situation s’enlise car les investisseurs n’ont, à ce stade, pas véritablement exprimé leur intention de respecter la loi. Ils tentent plutôt de persévérer à la contourner. Nous ne pouvons pas laisser prospérer des situations d’illégalités sous peine de précipiter l’exercice réglementé de la profession vétérinaire dans un espace de non-droit. Les investissements et les enjeux financiers ne doivent pas justifier que certains exercent la médecine et la chirurgie des animaux en dehors de la loi.
A-t-il réellement fait bouger les lignes ?
Nous avons beaucoup progressé. Le Conseil d’Etat est venu confirmer la comptabilité du droit national au droit européen, en invoquant des raisons impérieuses d’intérêt général. Il a également validé le bien-fondé du raisonnement de l’Ordre dans ce dossier. Concernant l’actionnariat interdit, il ne nous a pas suivi sur nos arguments jugés insuffisants pour dire les conflits d’intérêt avérés. Nous en tirons les conclusions et notre grille de lecture a désormais évolué. Toutefois, il reste à préciser ce qu’est un contrôle effectif d’une société d’exercice vétérinaire et un exercice effectif au sein de ses sociétés. Le Conseil d’Etat nous renvoie à une appréciation au cas par cas et à la discipline pour définir ces notions. En revanche, les conclusions tirées par les sociétés d’exercice vétérinaire visées par les décisions du Conseil d’état et par leurs vétérinaires associés ainsi que les conséquences concrètes, sont source d’une grande frustration pour l’Ordre des vétérinaires et je le crois pour une grande majorité des vétérinaires constituant la profession vétérinaire.
*Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes