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ENTREPRISE
Auteur(s) : Andrea Sanchez
Deux systèmes de pensée interviennent dans le raisonnement et la prise de décision cliniques. Il convient de les connaître pour répondre au mieux à toute situation et prendre du recul. Les biais cognitifs apportent également à la réalité un filtre qui peut fausser le raisonnement.
Le raisonnement clinique est une compétence majeure de tous les professionnels de santé. Il consiste dans l’ensemble des processus cognitifs nécessaires à l’évaluation du problème médical d’un patient et à sa prise en charge, à partir d’un certain nombre de données et/ou de symptômes. Il s’agit d’un processus complexe et dynamique qui, à la base, ne diffère pas trop des mécanismes que nous utilisons tous pour prendre des décisions au quotidien. Deux systèmes interviennent dans ce processus : l’un est intuitif, l’autre est analytique.
Deux systèmes de pensée
La théorie des deux systèmes de pensée a été introduite par le psychologue et économiste américano-israélien Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002 dans son livre Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée1. Il s’agit d’une métaphore pour décrire le fonctionnement de notre vie mentale : le système 1 est rapide, intuitif et émotionnel ; le système 2 est plus lent, plus réfléchi et plus logique.
Le système 1 est la « zone de confort » de notre cerveau, c’est là qu’il préfère passer la plupart de son temps. En utilisant des automatismes créés par l’habitude, il réussit normalement à bien gérer les situations tout en consommant un minimum d’énergie.
Il peut arriver que le système 1 ne soit pas en mesure de résoudre un problème qui est trop compliqué pour ses moyens, ou qu’il doive faire face à une situation inconnue. Dans ces cas-là, le système 2 intervient en secours du système 1 en apportant une certaine quantité d’énergie mentale pour faire face au problème : il peut s’agir d’améliorer sa concentration, d’aller chercher de nouvelles informations, voire d’effectuer des calculs mathématiques.
Les médecins parviennent à raisonner plus ou moins intuitivement en fonction de leur expérience dans la pratique clinique. En effet, le vécu sur le terrain leur permet d’emmagasiner, d’organiser et de classer un certain nombre d’informations afin de reconnaître des symptômes typiques attribuables à certaines maladies. Ce processus correspond au système 1 de Kahneman.
Or, ils ont également recours à un type de raisonnement « hypothético-déductif », une approche analytique plus lente et plus exigeante sur le plan cognitif, dont le but est de vérifier des hypothèses souvent générées intuitivement. Ce processus correspond au système 2 de Kahneman. Dans ce contexte, le praticien cherchera à confirmer ou à rejeter les hypothèses diagnostiques envisagées, soit au moyen de questions posées au patient, soit par l’examen clinique ou des examens complémentaires.
Les biais cognitifs
Daniel Kahneman a également introduit la notion de biais cognitif en collaboration avec le psychologue israélien Amos Tversky. Un biais cognitif est un schéma de pensée en général inconscient qui agit comme un filtre de la réalité, faussant notre raisonnement. Il fournit un raccourci à la prise de décisions, notamment lorsque les informations à gérer sont trop nombreuses et qu’il faut agir vite… un scénario très courant en médecine !
Près de 250 biais ont été répertoriés qui influencent nos actions quotidiennes. Pour certains, la fréquence diffère en fonction du contexte (médecine, management, enseignement, sport…). En voici quelques-uns :
- Biais d’autorité : tendance à surévaluer l’opinion d’une personne que l’on considère comme une autorité ;
- Biais de confirmation (très fréquent en médecine, nous y reviendrons) : tendance à privilégier les informations confirmant nos croyances ou nos hypothèses de départ et à négliger ou éviter tout ce qui les contredit ;
- Biais de conformité (ou désir de consensus) : tendance à penser et à agir comme les autres ;
- Biais de disponibilité : tendance à privilégier les informations qui nous viennent immédiatement à l’esprit à propos d’un sujet, qu’elles soient pertinentes ou non, sans chercher à en acquérir de nouvelles ;
- Biais de représentativité : tendance à fonder notre jugement sur un nombre limité d’éléments que l’on considère comme représentatifs d’un ensemble plus large.
Tous ces exemples représentent bel et bien des astuces du cerveau pour rester dans sa zone de confort, résoudre un problème ou prendre une décision avec un effort cognitif minimal. D’autres biais nous mènent à filtrer la réalité d’une façon trop pessimiste ou trop optimiste, ou encore à protéger notre ego.
Qu'en est-il en médecine ?
Plusieurs recherches effectuées par des médecins et des psychologues cognitivistes ont conclu que les décisions diagnostiques sont sensibles aux biais cognitifs et qu’un grand nombre d’erreurs ont leur origine dans des raisonnements biaisés, donc faussés, plutôt que dans le manque de connaissances techniques.
Dans un ouvrage italien à propos du raisonnement clinique2, le Dr Giampaolo Collecchia et al. soutiennent ces mêmes conclusions en affirmant que la source des erreurs ne réside pas tant dans ce que nous ne savons pas, mais plutôt dans ce que, à tort, nous croyons savoir.
Ce n’est pas un hasard si bien des études sur les biais cognitifs en médecine ont été effectuées en prenant les services d’urgence comme périmètre de recherche. En effet, s’agissant d’un milieu qui demande une prise de décision rapide, on le considère comme un « laboratoire naturel des erreurs ». Cette expression appartient au Dr Pat Croskerry, de l’université Dalhousie à Halifax au Canada, un expert sur le sujet. Dans l’un de ses articles3 il présente le résultat d’une vaste recherche dans la littérature médicale et psychologique, identifiant une trentaine de biais cognitifs fréquents en médecine (mais en fait, ils pourraient être plus nombreux).
D’ailleurs, plusieurs biais peuvent se renforcer mutuellement pour influencer un diagnostic, dans une relation de cause à effet, allant jusqu’à provoquer des conséquences potentiellement néfastes.
Prenons par exemple deux biais cognitifs qui très souvent se présentent ensemble : l’ancrage et le biais de confirmation. Si l’ancrage consiste dans la tendance à rester fixé sur sa première impression (ou hypothèse diagnostique), le biais de confirmation intervient pour aller chercher les seules informations confirmant le diagnostic suspecté et négligeant celles qui pourraient le complexifier ou le contredire.
Une étude a été effectuée en 2019 au Japon4 sur un échantillon de médecins dont l’âge moyen était de 43 ans, avec une moyenne de dix-huit années depuis l’obtention de leur diplôme. L’étude a conclu que le biais cognitif le plus fréquent parmi ces praticiens était l’excès de confiance : il s’agit de la tendance à surestimer ses connaissances, ses capacités (physiques et intellectuelles) et la valeur de ses jugements.
Au-delà des très nombreux biais qui peuvent influencer le diagnostic, il est intéressant de noter que certains biais peuvent aussi intervenir pour impacter d’autres aspects de la consultation vétérinaire : supposer qu’un client qui a visiblement des moyens financiers sera prêt à investir une somme importante dans le traitement pour son animal ; présumer qu’une visite de suivi sera rapide, excluant a priori de nouvelles problématiques à traiter.