Transition bas carbone en élevage, entre solutions et compromis - La Semaine Vétérinaire n° 1992 du 02/06/2023
La Semaine Vétérinaire n° 1992 du 02/06/2023

DOSSIER

Auteur(s) : Tanit Halfon

Face au changement climatique, l’Europe s’est fixé un objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050. Pour le secteur de l’élevage, cette transition implique de mobiliser des leviers multiples, avec, en toile de fond, une réduction des cheptels.

Face au réchauffement climatique en cours, l’Europe a acté qu’elle prendra sa part pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), avec un objectif de neutralité carbone d’ici à 2050, c’est-à-dire avoir zéro émission nette grâce à un équilibre entre émissions et absorption (sans recours à la compensation par des crédits internationaux). En France, cette trajectoire est inscrite dans la stratégie nationale bas carbone1,2 (SNBC) : adoptée par décret, celle-ci définit des plafonds d’émissions de GES à ne pas dépasser par secteur d’activité sur des périodes de cinq ans. La stratégie a déjà été révisée une fois : la SNBC 2 a été adoptée par décret en avril 2020 ; elle a actualisé les budgets carbones pour 2019-2023 et 2024-2028, et a fixé celui de 2029-2033. Une troisième version est attendue pour 2024. Avec ce cadre, il faut en passer par une réduction drastique des émissions de GES jusqu’à aller à la décarbonation totale de certains secteurs d’activité : - 40 % en 2030 par rapport à 1990 (sachant que la loi européenne sur le climat du 30 juin 2021 a acté un objectif d’au moins 55 % à l’échelle de l’Union d’ici à 2030), et de - 85 % à l’horizon 2050.

Le secteur agricole, dont l’élevage, est évidemment concerné. En France3, il représente environ 20,6 % des émissions de GES en 2020 (hors puits de carbone), soit environ 81 millions de tonnes (Mt) de CO2 équivalent. Ce qui en fait le deuxième secteur le plus émetteur, le premier étant les transports (29 %, soit 113 Mt eqCO2) et le troisième, l’industrie manufacturière et construction (19 %) suivi de près par le bâtiment (18 %). L’élevage produit 49 % des émissions de GES du secteur (cultures 38 %, le reste concerne les engins, moteurs et chaudières). Les deux gaz principaux contributeurs du secteur agricole sont le méthane CH4 (principalement lié à l’élevage et plus particulièrement aux ruminants avec la fermentation entérique des animaux, 46 % des émissions de GES du secteur) et le protoxyde d’azote N20 (lié à la fertilisation azotée minérale et organique des cultures, 40 %). En 2020, 89 % des émissions de méthane du secteur agricole sont liées à la fermentation entérique. La France est le premier pays émetteur de méthane en Europe, en lien surtout avec le poids de son cheptel. Tous ces ordres de grandeur d’émissions n’intègrent pas les importations mais uniquement les émissions générées sur le territoire national (voir encadré).

Des émissions incompressibles en agriculture

Pour répondre à l’objectif de la neutralité carbone, le secteur de l’agriculture devra réduire ses émissions de 19 % d’ici à 2030 (par rapport à 2015) et de 46 % à l’horizon 2050 (hors sols agricoles – émissions et absorptions comptabilisées dans le secteur des terres). Cette hypothèse de réduction se base sur un scénario de référence qui est décrit comme « ambitieux dans ses objectifs et raisonnable dans la façon de les atteindre sans faire de paris sur des technologies qui ne seraient aujourd’hui qu’au stade d’idées ou de début de recherche et développement ». Tel que décrit, il ne s’agit pas d’un scénario de rupture, il s’inscrit dans la continuité de la situation actuelle, « avec une sollicitation raisonnée des leviers de sobriété, des besoins de la population en légère diminution dans l’ensemble des secteurs, associés à un changement important des modes de consommation, sans perte de confort ». En parallèle de la réduction des émissions nationales, la SNBC affiche un objectif de baisse des émissions importées, c’est-à-dire de l’empreinte carbone des Français (voir encadré). Pour l’agriculture, on ne vise pas la décarbonation totale car il y a des émissions incompressibles, typiquement la production de méthane. Au final, en 2050, l’agriculture deviendrait, et de loin, le premier secteur d’émissions nationales de GES (voir figure).

Les ruminants dans le collimateur

Pour y arriver, dans la SNBC, un ensemble de leviers sont listés, qui vont vers des changements « substantielles » de pratiques, en association avec des changements structurels de baisse des cheptels. Dans la SNBC2, les hypothèses retenues étaient notamment une baisse de 25 % du cheptel bovin laitier (2050 versus 2020), de 33 % du cheptel bovin autre que laitier (et de 82 % du surplus azoté). Dans les derniers travaux4 de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) pour la prochaine révision de la SNBC, les hypothèses retenues (scénario central) sont une réduction de 40 % du cheptel de vaches allaitantes, 30 % de celui de vaches laitières, 40 % du cheptel de caprins, 30 % de celui de porcins, 20 % pour les volailles de chair, 10 % pour les ovins (pas de baisse du cheptel des poules pondeuses). En parallèle, il y aurait une réduction minimale de production estimée à 19 % pour le lait, 26 % pour l’élevage allaitant bovin, 36 % pour le porc, 20 % pour les volailles de chair.

Cette trajectoire de réduction de cheptels est déjà en cours : dans le bilan de la SNBC de décembre 2021, il est indiqué que les émissions de GES du secteur agricole ont baissé de 10 % entre 1990 et 2019, en lien surtout avec la réduction de la taille du cheptel bovin (moins d’animaux mais plus productifs) et celle de la fertilisation azotée en culture.

L’effort demandé à la filière bovine est dû au fait que les ruminants sont les plus émetteurs de GES, loin devant les porcs ou encore les volailles, rappelle Jean-Louis Peyraud, chargé de mission à la direction scientifique agriculture de l’Inrae. « Si on parle d’émissions brutes, plus de 80 % des GES émis en élevage le sont par les bovins. Si on regarde les émissions nettes corrigées par le stockage de carbone dans les prairies, elles sont réduites de 10 à 50 % suivant les systèmes d’élevage. Malgré tout, les ruminants restent toujours les plus gros émetteurs de GES, sauf quelques élevages hyperextensifs où le stockage de carbone peut quasi compenser les émissions. »

Un panel de solutions

Chaque filière d’élevage travaille à des solutions (voir témoignages). Pour les bovins, cela passe par gagner en efficience pour qu’un animal émette moins de GES par kilogramme de viande ou de lait. « Il y a tout un panel de solutions déjà utilisables ou en cours de recherche. Avec ces solutions, on pourra réduire les émissions du secteur bovin d’au moins 30 %, voire 50 % si on est optimiste pour la même quantité de lait ou de viande », affirme Jean-Louis Peyraud. Premier levier : la conduite d’élevage. « On pourrait faire vêler les génisses laitières à 24 mois au lieu de 28-30 mois, comme cela se fait dans beaucoup d’autres pays. À l’autre bout, on pourrait augmenter la carrière d’une vache (nombre de lactations) pour diminuer le taux de renouvellement des génisses qui s’élève actuellement à 30 à 40 %. Cela permettrait de réduire les émissions d’au moins 15 % par kilogramme de lait. Réduire les animaux improductifs est une voie majeure pour l’élevage français », indique Jean-Louis Peyraud. Deuxième voie : celle des additifs. « Il existe des additifs, comme le 3-NOP, déjà commercialisé dans quelques pays européens, qui sont très efficaces pour faire chuter la production de CH4. » L’usage de légumineuses (luzerne, trèfle violet…), d’acides gras insaturés, voire d’algues, représente autant de solutions possibles pour réduire les émissions. En outre, les légumineuses permettent de se passer d’engrais azotés, et donc d’émissions de N2O, très puissant GES, qui leur sont associées. Envisager plus de production de viande au niveau des troupeaux laitiers serait un autre levier, au moins en zone de plaine. « J’ai tendance à dire de garder l’élevage allaitant là où il est irremplaçable, comme en zone de montagne. Ce n’est pas simple mais c’est une voie intéressante pour produire autant de lait et de viande en France avec moins d’animaux. La sélection d’animaux moins émetteurs à production et consommation identique est aussi une voie de progrès importante mais qui n’est pas encore opérationnelle, les recherches sont en cours, indique Jean-Louis Peyraud. Toutes ces solutions s’accompagnent d’une baisse raisonnée d’effectifs, et demandent du temps pour faire évoluer les pratiques. » Dans la SNBC, l’agro-écologie et l’agriculture de précision sont deux leviers clairement identifiés pour réduire les émissions non énergétiques du secteur agricole.

Des outils facilitateurs de changement

L’outil CAP’2ER (calcul automatisé des performances environnementales pour des exploitations responsables) a été conçu pour accompagner la transition bas carbone des filières d’élevage de ruminants, explique Mathieu Velghe, de l’Institut de l’élevage (Idele). « Cet outil se base sur l’analyse du cycle de vie. Il permet de faire un bilan carbone de son exploitation par atelier (tout ruminant et grande culture). Il existe un outil de sensibilisation et de diagnostic (outil niveau 1) et un outil de conseil technico-économique (niveau 2). » Outre les émissions de GES, l’outil évalue d’autres critères environnementaux (qualité de l’eau et de l’air, ressources fossiles utilisées). Il est utilisé dans la méthode Carbon’Agri développé par l’Idele, qui vise à accompagner des projets de réduction de GES en élevage bovin (et en grandes cultures). Cette méthode a été certifiée par le ministère de la Transition écologique, ce qui permet aux porteurs de projets d’accéder au label Bas Carbone : à la clé, la revente possible de crédits carbone à d’autres, qui permettent de financer la transition. « Depuis son démarrage en 2015, près de 30 000 éleveurs ont réalisé un diagnostic environnemental, dont 7 000 pour lesquels ont été élaborés des plans d’action d’amélioration des performances environnementales. Pour eux, les principaux axes de travail sont la conduite d’élevage, la génétique, le sanitaire et la reproduction. Un autre axe est l’alimentation, notamment avec des fourrages de meilleure qualité, on pourra réduire les concentrés achetés dont les importations de tourteaux de soja. » Les premiers retours montrent « une corrélation forte entre tous les leviers d’action de réduction des GES et les résultats économiques. Cela va dans le bon sens ». Ces démarches s’inscrivent pour l’instant surtout dans des projets partenariaux avec des financements extérieurs. Malgré tout, l’enjeu de réduction de 46 % en 2050 affichée dans la SNBC lui semble aujourd’hui difficilement atteignable. « À ce stade, selon la situation de départ, nous sommes capables d’atteindre une baisse des émissions de 10 à 20 %. Il n’y a pas beaucoup de secteurs d’activité qui arrivent à obtenir ce niveau de réduction en maintenant le potentiel de production. Il nous faut continuer la recherche en génétique sur la sélection d’individus plus précoces et en valorisant mieux l’alimentation, mais aussi en analyse systémique afin de favoriser les synergies entre filières animales et végétales. »

Les dangers de la décapitalisation du cheptel

Mathieu Velghe souligne également les risques inhérents à une décapitalisation du cheptel : « relargage de CO2 en cas de changement d’usage de prairies, perte de biodiversité, augmentation des importations… ». Ce dernier point est central, car augmenter les importations équivaut à rien de moins qu’à transférer ces émissions carbonées. Cela a été pointé du doigt dans le document de travail de l’Inrae pour la SNBC 3 : il y est rappelé que les émissions importées des Français représentaient en 2019 45 % de l’empreinte de l’alimentation contre 36 % en 1995 ! « Étant donné que d’après l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’agriculture de l’Union européenne est plutôt moins intensive en émissions de GES que le reste du monde, une augmentation des importations ou une réduction des exportations européennes sont susceptibles d’augmenter les émissions mondiales », est-il écrit. De plus, « une perte de compétitivité accélérerait la diminution de l’inventaire nationale, mais au prix d’une empreinte plus élevée ». Jean-Louis Peyraud l’explique bien : « Actuellement, nous sommes dans une phase de réduction de la production bien plus rapide que celle de la consommation et donc de hausse des importations. Celles-ci son particulièrement importantes en volaille où presque 50 % de la viande consommée est importée. La baisse de la production visée ne doit pas être associée à des importations de pays moins vertueux que nous en émissions de GES et bien-être animal. Notamment, chez les bovins, il faut maintenir des effectifs suffisants pour entretenir les prairies permanentes, lieu de stockage de carbone et hot spot de biodiversité. À mon sens, il est important de garder une position nationale forte et de jouer sur l’efficacité de nos systèmes de production. » 

De fait, face aux risques de décapitalisation du cheptel, les politiques alimentaires sont centrales. Dans la SNBC, il est affiché un objectif d’ « influencer la demande et la consommation dans les filières agroalimentaires » : il s’agit notamment de mener des actions d’information pour limiter l’excès de consommation des charcuteries et viandes (hors volailles) et de favoriser la hausse de la consommation de légumineuses et fruits et légumes. Dans le document de l’Inrae, il est indiqué que le postulat serait de tendre vers un équilibre à 50 % de protéines animales et 50 % de protéines végétales.

D’autres scénarios pour 2050

Tout cela dit, la trajectoire pour 2050 reste en réalité encore potentiellement malléable. Comme indiqué dans la SNBC, « le scénario n’est pas prescriptif mais informatif. Il ne constitue pas un plan d’action de long terme, mais sert de référence, en particulier pour définir les budgets carbone. » En parallèle, d’autres ont proposé des orientations pour l’agriculture. C’est le cas par exemple de l’Agence de la transition écologique (Ademe) qui en a élaboré quatre, mais dont seulement deux5 sont en phase avec un objectif de réduction de 55 % d’ici à 2030, comme acté par l’Europe. Dans le premier de ces deux scénarios (« génération frugale »), il y a une division par trois de la consommation de la viande, associée à une baisse de 85 % des cheptels bovins viande et une quasi-disparition des élevages intensifs de porcs et de volailles, avec des systèmes extensifs qui dominent. Dans le deuxième (« coopérations territoriales »), il y a une division par deux de la consommation de viande, associée à une baisse de 60 % du cheptel de bovins viande et de 20 % de celui de bovins lait, avec des modèles plus herbagers et mixtes. L’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) et l’entreprise associative de conseil et de recherche Solagro ont dévoilé aussi des orientations possibles pour le secteur agricole. « Le scénario de l’Iddri, supprimant les apports d’engrais et de pesticides, inclut un maintien des ruminants en système très herbager et extensif du fait des services écosystématiques rendus par la prairie. En parallèle, il réduit la part des monogastriques car la production de céréales serait fortement diminuée. Dans le deuxième, c’est plutôt l’inverse : en se basant sur une analyse de cycle de vie, la trajectoire est de prioriser les monogastriques moins émetteurs de GES et de réduire fortement les ruminants pour libérer de la surface pour la réserver à d’autres usages, notamment produire de l’énergie via des méthaniseurs », explique Jean-Louis Peyraud.

« Retrouver un bon sens agronomique »

À quoi ressemblera l’élevage en 2050 ? Difficile de répondre véritablement à cette question, l’enjeu étant bien entendu de faire que la transition soit au maximum choisie, et donc planifiée, et non subie. En attendant, les premiers retours chiffrés de la SNBC montrent une diminution des émissions de GES : selon le dernier rapport du Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa), le budget carbone 2019-2023 devrait être respecté. À noter que le changement climatique pourrait conduire de lui-même à une baisse d’effectifs. Car, en effet, en parallèle de l’objectif d’atténuation des émissions, il y a un enjeu plus immédiat d’adaptation des élevages aux aléas climatiques, qui commence déjà à faire partie du quotidien. « L’adaptation risque de conduire à réduire les effectifs avec la limitation de la production de fourrages ou l’accès à des fourrages de moins bonne qualité », explique Jean-Louis Peyraud.

Pour lui, « la voie médiane entre les deux extrêmes des scénarios Iddri et Solagro, serait de revenir vers de la polyculture/élevage sur un territoire : l’élevage pourra valoriser des rotations diversifiées, allant dans le sens d’une réduction des pesticides, et les effluents seront mieux valorisés en remplacement d’une partie des engrais minéraux. Bref, retrouver un bon sens agronomique ». Tous ces objectifs sont à replacer à un échelon mondial : « L’Europe, c’est 8 % des bovins du monde, et ce sont des bovins qui vont émettre deux à cinq fois moins de GES par kilogramme de produit que d’autres bovins (très variable selon les zones du monde). En d’autres termes, nos efforts ne changeront pas grand-chose aux émissions planétaires des bovins. Le vrai enjeu est de travailler avec les pays du Sud et de diffuser une partie de nos technologies pour qu’ils produisent leurs protéines de manière plus efficace, et donc sans accroître le nombre d’animaux. »

Vincent Blazy

Responsable du service environnement à l’Institut technique de l’aviculture

Le label Bas Carbone est en cours de développement

L’élevage est responsable de 9,4 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) (inventaire national), dont 0,06 % pour l’aviculture. Il s’agit d’une des productions animales les moins émettrices, y compris si on comptabilise les émissions importées. Même si elle émet peu, l’aviculture dispose de plusieurs leviers : les techniques pour réduire les consommations énergétiques (des bâtiments, des machines…) ; celles pour mieux gérer les effluents afin de conserver l’azote et la matière organique (maintien d’une litière sèche et friable au bâtiment, raclage et couverture de fosse, séchage des fientes, enfouissement précoce… permettant la réduction des émissions d’ammoniac qui produisent indirectement du protoxyde d’azote ; compostage, méthanisation… pour réduire les émissions directes de méthane [CH4]et protoxyde d’azote [N20]). On peut jouer également sur l’amélioration des performances techniques avec un travail sur l’indice de consommation, et sur l’aliment qui concentre actuellement 60 à 80 % des impacts environnementaux (pour comparaison, environ 15 % pour les effluents) et qui pèse 50 à 60 % du coût de production. Pour ce poste, les professionnels sont déjà engagés dans des démarches plus vertueuses avec, par exemple, la charte Duralim pour un approvisionnement de soja non issu de la déforestation. La compensation carbone est aussi un objectif à atteindre : cela passe par du stockage de carbone sur les parcours et sur les ateliers de production végétale interconnectés avec la production animale. Le choix des leviers dépend de la facilité de mise en œuvre, et des marges possibles d’investissements. L’outil de monitoring CAP’2ER est en ce moment adapté pour les filières avicoles. Le label Bas Carbone est un outil en cours de développement. C’est un vrai défi, d’autant que le marché est mondialisé et très concurrentiel (risque de dumping environnemental pour le poulet de chair notamment). En aviculture, la marche est d’autant plus grande qu’elle part d’une base d’émissions faibles, il faudra de gros moyens pour une réduction qui restera faible (comparé à l’ensemble des émissions nationales). Qui supportera le coût de la montée en gamme environnementale ?

Sandrine Espagnol

Ingénieure d’étude environnementale à l’Ifip-Institut du porc

La formulation des aliments et la méthanisation sont deux leviers forts

L’élevage porcin est responsable d’environ 2 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) (inventaire national) et de 3 % de l’empreinte de l’assiette des Français. On peut encore aller plus loin en faisant évoluer la formulation des aliments vers moins de tourteaux de soja : c’est une solution très efficace car l’alimentation représente 50 à 60 % des émissions de GES par kilogramme de porc. La méthanisation est une autre solution intéressante. Ce sont les deux principaux leviers de réduction de GES pour la filière, le reste ne permettant que des changements de plus faible ampleur. Pour nous aider dans cette démarche, nous avons développé l’outil Geep, qui permet de calculer les performances environnementales des élevages et d’assurer leur suivi. Près de 1 000 diagnostics ont déjà été réalisés jusqu’à présent, concernant 700 éleveurs. Nous espérons pouvoir intégrer le dispositif du label Bas Carbone, qui pourrait aider à passer certains caps pour la filière. Au-delà du seul aspect environnemental, l’enjeu est d’arriver à des élevages multiperformants, notamment l’amélioration du bien-être animal qui peut être défavorable aux émissions de GES, il faudra trouver le bon équilibre. Si atteindre l’objectif global de baisse fixé pour 2030 semble faisable, c’est plus compliqué pour celui de 2050. Plusieurs travaux de prospective ont été faits ou sont en cours, dans lesquels il y a systématiquement une réduction des effectifs d’animaux de rente. C’est un choix de politique publique, mais qui, s’il se fait, devra forcément être associé à une évolution de nos régimes alimentaires au risque d’aboutir à des importations, mettant à mal nos ambitions environnementales et notre souveraineté alimentaire.

Annabelle Meynadier

Enseignante-chercheuse à l’École nationale vétérinaire de Toulouse, UMR ENVT-Inrae GenPhySE

Le vétérinaire devra accompagner les éleveurs dans leur transition écologique

Une partie des travaux de recherche que je mène avec mes collègues s’intéressent à l’efficience alimentaire des petits ruminants. L’idée est d’avoir des animaux qui consomment moins tout en conservant des performances équivalentes. C’est déjà un premier pas vers un élevage bas carbone. Dans ce cadre, l’une de nos hypothèses est que les animaux les plus efficients seraient moins émetteurs de méthane. Des études sont en cours à ce sujet pour la conforter. En parallèle, d’autres équipes de recherche se penchent sur l’utilisation d’additifs alimentaires pour réduire l’éructation de méthane par les ruminants. Mais les émissions de méthane d’origine fermentaire ne représentent qu’une part du bilan carbone d’un élevage. Par ailleurs, dans une optique de valorisation des prairies, et plus généralement des aliments non en concurrence avec l’alimentation humaine, la production de méthane ne pourra pas être annulée. En effet, l’intérêt des élevages de ruminants est de valoriser des fibres végétales en produits directement assimilables par l’homme, et leurs digestions ruminales produisent du méthane. En revanche, le bilan carbone à l’échelle de l’élevage pourrait être nul, en développant des systèmes consommateurs de carbone, tels que le stockage de ce dernier par les prairies et les arbres. Il nous faut donc penser plus global, à l’échelle d’un élevage, en incluant les aspects d’efficience alimentaire des animaux (alimentation de précision), de gestion des prairies et d’agroforesterie, par exemple. Le vétérinaire a un rôle à jouer en tant que garant de la santé et du bien-être animal dans les nouveaux systèmes ; il devra notamment être capable d’accompagner les éleveurs dans leur transition écologique, l’animal ayant accès à de nouvelles sources d’alimentation (arbres, haies…) dans des environnements extérieurs non maîtrisés.

Inventaire national versus empreinte carbone

La stratégie nationale bas carbone se base sur les inventaires nationaux1 qui correspondent aux émissions de gaz à effet de serre (GES) émises sur le territoire (pour la demande intérieure ou pour les exportations). Cette approche est utilisée pour le suivi des politiques nationales et la comparaison avec les autres pays. La prise en compte des émissions importées correspond à l’empreinte carbone, qui se place au niveau du consommateur (mais qui n’intègre pas la production nationale exportée). Cela reflète la responsabilité du consommateur. Il n’existe pas de standard pour cette méthode à la différence de la première.

De fait, assez logiquement, le niveau d’émissions estimé avec l’empreinte est sensiblement supérieur à celui des inventaires : en 20202, l’empreinte carbone rapportée au nombre d’habitants était de 8,2 tonnes de eqCO2 par personne, soit un niveau supérieur de 45 % par rapport aux inventaires (5,7). En 2017, il était estimé que 48 % des émissions de GES de l’empreinte carbone étaient importées.

Cette particularité des calculs fait qu’il est indiqué dans la SNBC, qui se base sur les inventaires, que l’autre grande ambition est de réduire l’empreinte carbone de chaque Français, en réduisant les émissions liées aux produits et aux services importés (dont les émissions des transports internationaux). Il n’y a toutefois pas d’objectifs chiffrés.

Au global, quelle que soit la méthode de calcul utilisée, la tendance observée est à la baisse3 des émissions.

1. Stratégie nationale bas carbone. Paris: Ministère de la Transition écologique et solidaire; 2020. bit.ly/3W0Wlnj.

À noter que l’empreinte carbone correspond à une partie de l’analyse de cycle de vie, cette dernière étant une évaluation plus globale qui inclut également les autres impacts environnementaux (analyse multicritère).

2. Chiffres clés du climat France, Europe, monde. Paris: Ministère de la Transition écologique; 2022. bit.ly/42DsvYm.

3. Quelles conséquences à l’évolution méthodologique du calcul de l’empreinte ? Paris: Citepa; 2022. bit.ly/3O5ScfS.

L’unité équivalent CO2 (eqCO2)

Dioxyde de carbone (CO2), méthane (CH4), protoxyde d’azote (N20)… Il y a plusieurs gaz à effet de serre1. Afin de pouvoir les comparer, on utilise l’unité de mesure « équivalent CO2 » (eqCO2), qui intègre le potentiel de réchauffement global spécifique à chaque gaz et sa durée de vie dans l’atmosphère2. Pour exemple, un million de tonnes de CH4 et N20 sont équivalentes à des émissions de 25 et 298 millions de tonnes de CO2.

1. Inventaire des émissions de polluants atmosphériques et de gaz à effet de serre en France – format Secten. Paris: Citepa; 2022. bit.ly/3M7JHOE.

2. Cellule d’information agriculture. Élevage et gaz à effet de serre. bit.ly/44YX4te.

  • 1. Stratégie nationale bas carbone. Paris: Ministère de la Transition écologique et solidaire; 2020. bit.ly/3W0Wlnj.
  • 2. Adoption formelle de la 2e stratégie nationale bas carbone et des trois prochains budgets carbone. Paris: Citepa; 2020. bit.ly/3M6DtOZ.
  • 3. Inventaire des émissions de polluants atmosphériques et de gaz à effet de serre en France – format Secten. Paris: Citepa; 2022. bit.ly/3M7JHOE.
  • 4. Éléments pour des scénarios conduisant le secteur agricole à la neutralité carbone en 2050. Paris: Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement: 2023. bit.ly/3BrAawV.
  • 5. Transition(s) 2050 : que retenir de l’étude de l’Ademe sur les moyens d’atteindre la neutralité carbone en France ? Paris: Citepa; 2022. bit.ly/3W2vmYq.
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