Dossier
DOSSIER
Auteur(s) : Par Michaella Igoho-Moradel
La troisième conférence du cycle « Une seule santé », organisé par le groupe 1Health (dont fait partie La Semaine Vétérinaire) et L’Obs, s’est tenue le 27 septembre 2022 à l’Hôtel de ville de Lyon (Rhône). « Recherche en santé humaine et animale : même combat ! » était le thème de cette rencontre. Retour sur ces échanges.
Une seule santé, la quête du Graal ? Si ce concept a été mis sous le feu des projecteurs au plus fort de la crise sanitaire due au Covid-19, il n’est pourtant pas nouveau pour les acteurs de la recherche scientifique. Le 27 septembre 2022, à Lyon (Rhône), lors de la troisième conférence1 du cycle « Une seule santé », les intervenants ont rappelé que les scientifiques ont été les premiers à saisir l’importance de cette approche lors des phénomènes d’émergence épidémique ou de propagation de maladies. Ce constat est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui, 75 % des maladies infectieuses affectant les humains sont d’origine animale. Quels ont été les grands succès du concept One Health dans le domaine de la recherche scientifique ? Comment expliquer qu’il ait été en perte de vitesse ces dernières années ? Quels sont les leviers à mobiliser pour le mettre en œuvre efficacement sur le terrain ?
De l’ère pasteurienne
En matière de recherche, des synergies entre les différentes disciplines ont déjà démontré leur efficacité, comme l’a rappelé Jean-Christophe Audonnet, responsable de la coordination du projet Zapi (Zoonosis Anticipation and Preparedness Initiative). Il cite le rôle joué par des vétérinaires dans les découvertes pasteuriennes sur des maladies animales ou des zoonoses, telles que la rage. Et, avant l’ère pasteurienne, « c’est la vache qui produit le matériel biologique indispensable pour protéger l’humain, dès le XIXe siècle », avance-t-il en référence aux travaux d’Edward Jenner (1749-1823), considéré comme le père de l’immunologie. Autre exemple, le sérum de cheval (sérothérapie), découvert grâce aux travaux d’Émile Roux (1853-1933), cofondateur de l’Institut Pasteur, qui « démontre que le sérum d’animaux immunisés peut traiter des maladies bactériennes (diphtérie, tétanos, gangrènes…) ». Gaston Ramon (1886-1963), vétérinaire et biologiste, « industrialise la production de sérums de chevaux, ce qui le conduit à inventer les “adjuvants” ». En cancérologie comparée aussi, le concept One Health a connu de beaux succès, comme en témoigne Frédérique Ponce (L 87), professeure de cancérologie comparée chez VetAgro Sup (campus vétérinaire de Lyon) : « Ces éclairages dans les différentes espèces, dont l’humain, vont permettre de comprendre les cancers et de mieux les soigner, que ce soit ceux des humains ou ceux des animaux. » La cancérologue rappelle qu’il existe quelque 20 000 gènes codant les fonctions principales communs à tous les mammifères. « Il y a une grande homologie entre le génome du chien et celui de l’humain, ce qui permet de dépister et de détecter les altérations de ces gènes chez ces deux espèces, qui développent des maladies comparables et superposables. […] Nous avons aussi découvert chez le porc des mutations qui expliquent le développement de maladies, telles que l’obésité, le diabète, la maladie d’Alzheimer. Ces modèles chien, chat, porc sont intéressants pour travailler sur les cancers. »
À la cancérologie comparée
Ce constat vaut également pour l’industrie vétérinaire. La région lyonnaise est d’ailleurs le parfait exemple de cette longue histoire de passerelles entre le vaccin animal et le vaccin humain. Jean-Louis Hunault, président du Syndicat de l’industrie du médicament et réactif vétérinaires (SIMV), est revenu sur l’engagement de Charles Mérieux (1907-2001), médecin et pionnier de la virologie industrielle, en la matière. Les synergies sont donc possibles, encore faut-il connaître les atouts de chacun. Pour le président du SIMV, l’industrie vétérinaire ne demande qu’à être mobilisée. Des forces vives qui ont pourtant été peu sollicitées lors de la crise sanitaire. « Nos capacités de production de vaccins auraient pu servir à augmenter les quantités disponibles de ceux contre le Covid-19. Boehringer Ingelheim s’est porté candidat pour les produire. Je note que les deux chefs d’entreprise à la tête des laboratoires qui ont fourni les premiers vaccins contre le Covid-19 sont des vétérinaires : Albert Bourla (Pfizer), Pascal Soriot (AstraZeneca). » Jean-Louis Hunault rappelle surtout que l’industrie vétérinaire est capable de proposer des réponses rapides, mobilisables, prêtes à être mises à disposition de la santé humaine si nécessaire. « Des compétences acquises par les vétérinaires au sein de nos entreprises servent à la recherche, à la mise sur le marché et au suivi de ces solutions. » Mais, dans la recherche, comment passe-t-on concrètement de l’animal à l’humain ? « En cancérologie, nous avons découvert le développement de certains cancers, comme ceux des ganglions. Un type de lymphome nécessitait une thérapie ciblée, qui a fait l’objet d’une preuve de concept chez le chien, espèce développant également des lymphomes. Une molécule a pu être mise sur le marché en trois ans », explique Frédérique Ponce.
En passant par la vaccinologie comparée
Le chien est un bon candidat pour ce type de recherche, car il contracte des maladies proches de celles de l’humain. « L’animal vit dans notre environnement et est soumis à des agents cancérigènes qui peuvent engendrer le développement de certains cancers. Des études controversées démontrent que les chiens font aussi l’objet de questionnements sur les effets liés aux pesticides », poursuit la cancérologue. Jean-Christophe Audonnet parle d’une vaccinologie comparée tant les vaccins en santé animale et en santé humaine sont deux domaines de recherche complémentaires. « L’identification des immunogènes protecteurs pour chaque famille de virus aura des retombées directes bénéfiques pour le développement rapide des vaccins nécessaires à la prévention des maladies infectieuses chez l’humain ou chez l’animal (ou les deux dans le cas des zoonoses). La santé animale a été pionnière dans l’utilisation de nouvelles technologies vaccinales avant leur application à la prévention de maladies chez l’humain. » Alors, si les passerelles existent, comment anticiper les risques infectieux à l’avenir ? Il précise qu’il existe une « coévolution génétique » continue pour toutes les entités biologiques, avec un équilibre métastable entre les hôtes (mammifères, y compris l’humain, oiseaux…) et les pathogènes. « Cet équilibre fluctue en fonction de la coévolution et on a de temps en temps des “ruptures” d’équilibre plus importantes que d’autres. L’équilibre entre hôtes et pathogènes se déplace constamment sous l’influence de multiples facteurs, dont la sélection génétique des animaux de production, qui va de plus en plus vite. » Toujours selon le responsable du projet Zapi, il est difficile de prévoir la raison exacte d’un franchissement des barrières d’espèces, mais anticiper les risques infectieux est possible grâce à des solutions qui permettent de faire face à une multiplicité de situations.
Des atouts rapidement mobilisables
« Nous avons eu des succès, nous l’avons fait dans le passé avec la fièvre catarrhale ovine. L’industrie vétérinaire a les capacités de réponses et une organisation industrielle mobilisable en matière de vaccins. […] Ces doses de vaccins ont ensuite été distribuées par le maillage vétérinaire français. Pendant la crise du Covid-19, il nous a été demandé de produire du propofol. Nous disposons aussi de notre industrie du diagnostic, qui, en plus de servir les besoins de la santé animale, a produit des tests de dépistage du Covid-19 », lance Jean-Louis Hunault. Si tous les voyants sont au vert, pourquoi des résistances à l’application de l’approche One Health persistent-elles ? « Le frein le plus important est l’éloignement, voire la séparation complète, des santés animale et humaine et la difficulté à rapprocher ces deux “mondes” aujourd’hui. La traduction de cet état est que toutes les initiatives et tous les projets One Health sont portés par des vétérinaires », constate Jean-Christophe Audonnet. Pour Frédérique Ponce, il faut être optimiste : « Aujourd’hui ce concept permet de renforcer des collaborations qui étaient ponctuelles, opportunistes pour un projet donné. À force de mobilisation et d’échanges, nous sommes parvenus à créer le master cancérologie, cohabilité par l’université Claude-Bernard Lyon 1 et l’École vétérinaire VetAgro Sup. Tous les chercheurs qui suivent ce master auront cette ouverture sur le monde vétérinaire. » Cette coopération doit encore se concrétiser sur le plan industriel. « Nous avons des atouts et un écosystème qui met en relation les secteurs public, privé et académique. L’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail est la première instance One Health en Europe. Nos laboratoires dépensent d’ailleurs 10 % de leur chiffre d’affaires dans la recherche et développement. Concrètement, tous les mois, un nouveau médicament arrive sur le marché. Nos industriels sont habitués à cette intensité d’innovation. Le tout est de favoriser les synergies », a plaidé Jean-Louis Hunault. Pour Amandine Gautier, chercheuse en sociologie et en science politique à VetAgro Sup, l’absence de langage commun entre les acteurs, de même que les intérêts pluriels, expliquent aussi cette lenteur dans la course One Health.
Promouvoir un écosystème favorable
Pour dépasser ces clivages, la prévention et la sensibilisation doivent être prioritaires en matière sanitaire, comme l’a rappelé la chercheuse. « Pendant cette crise, il a manqué cette coordination entre les secteurs de la santé humaine, de la santé animale et des écosystèmes. Nous avons observé cette absence de dialogue. Pour plus de coordination, il faut souvent faire plus de centralisation. Souhaitons-nous des politiques publiques plus centralisées ? » L’éventail de formations One Health proposées par VetAgro Sup permet d’équiper les professionnels concernés des bases de l’ensemble des disciplines pour travailler et, surtout, collaborer. « Nous faisons, par exemple, réagir les participants à des crises fictives. L’objectif est de créer une culture de santé publique commune entre ces différents acteurs. Nous développons aussi des outils de communication plus larges, comme des fresques One Health. » Pour Fabrice Vavre, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, à l’université Claude-Bernard Lyon 1, le One Health est une approche qui reste à construire. « Nous avons des choses à mettre en place pour appliquer concrètement ce concept. Nous avons l’écosystème et la volonté politique, comme ici à Lyon, mais comment parvenir à déployer des projets réellement transdisciplinaires ? » C’est tout l’objectif de Shape-Med@Lyon2, qui ouvre un panel d’ateliers à l’ensemble de la communauté scientifique lyonnaise. « C’est spectaculaire de voir qu’on peut réunir des médecins, des vétérinaires, des biologistes, des ingénieurs, des chimistes, des physiciens, des sociologues, des philosophes, des juristes. C’est intéressant de découvrir la diversité de compétences présentes sur le site lyonnais. » Après le dialogue, les ÉquipEx+3 fournissent une dimension matérielle à cette approche via une série de plateformes thématiques qui permettent d’aborder une problématique sous tous les angles au niveau expérimental. C’est le cas par exemple du projet InfectiTron4. De son côté, Thibaud Porphyre, épidémiologiste et titulaire de la chaire Veterinary Public Health (VPH) à VetAgro Sup, rappelle que le premier hub mondial en santé publique vétérinaire, le hub VPH, est un exemple de dialogue entre les industriels, le public et le monde académique. « Il y a des problématiques de terrain et il faut inclure les différents acteurs, cela nécessite de faciliter le dialogue entre les scientifiques et les industriels. » Ce langage commun permettrait de rétablir la confiance accordée à la parole des scientifiques. « Il faut que les acteurs aient le même langage pour casser les méfiances du grand public et ne pas se retrouver avec une cacophonie de l’information. »
Bruno Lina
Professeur de virologie au CHU1 de Lyon (Rhône) et membre du Covars2
Nous sommes dans un syndrome de la tour de Babel
Les écosystèmes se dégradent et, de ce fait, les agents pathogènes qui sont présents dans la faune sauvage viennent au contact de l’humain. Leur transmission se fait par des hôtes intermédiaires car il y a eu un enrichissement d’agents faciles à transmettre dans les milieux naturels. Face à cela, la réponse One Health est holistique et touche de nombreux secteurs. Nous savons depuis de nombreuses années qu’elle est indispensable mais nous sommes dans un syndrome de la tour de Babel. Tout le monde a compris ce qu’il fallait faire, mais chacun pense mieux savoir ce qu’il faut faire. Nous ne parlons plus le même langage, et l’assemblage ne se fait pas car les réponses sont trop ciblées. Ainsi, cette réponse doit reposer sur trois piliers majeurs : la recherche, la stratégie de contrôle et l’enseignement. Les acteurs scientifiques et politiques doivent saisir l’enjeu de la maîtrise de la dégradation des écosystèmes pour contrôler les risques d’émergence. En travaillant sur des écosystèmes reconstruits, il est possible d’éliminer ces risques. Nous comprenons les mécanismes moléculaires d’adaptation des agents pathogènes quand ils s’échappent de la faune sauvage pour contaminer des élevages ou l’humain ; nous disposons d’indicateurs de franchissement des barrières d’espèces qui peuvent nous donner des signaux d’alerte. À partir de ce moment-là, nous sommes capables de communiquer au milieu politique, aux décideurs, sur les actions nécessaires à mettre en place pour étoffer la surveillance et créer des structures de contrôle. Aussi, la communauté non scientifique doit être intégrée dans cette approche car elle peut être un acteur du contrôle de la circulation des virus et des pathogènes. À Lyon, il existe un écosystème scientifique et universitaire particulièrement riche avec une école vétérinaire performante, des universités qui couvrent toutes les disciplines, des hôpitaux et des entreprises capables de développer des tests, des outils, des moyens, de même qu’une volonté politique de mener des actions autour du One Health. Saisissons l’opportunité afin de construire ensemble une réponse ambitieuse, scientifique et politique, meilleure que celle que nous avons eue au cours de la pandémie de Covid-19.
Luc Ferry
Philosophe et ancien ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche (2002-2004).
One Health est une préoccupation majeure des Occidentaux
One Health est une préoccupation majeure des Occidentaux, préoccupation pour l’écologie, préoccupation pour le bien-être animal, et préoccupation pour la santé humaine. Une lame de fond expliquent pourquoi une santé unique : planète, animaux, humains sont portés par un courant extrêmement puissant. La première raison est que les humains ont vécu pendant des siècles selon des idéologies et des religions du bonheur différé. Pour les enfants, le bonheur c’était après la classe, pour les salariés c’était le dimanche, pendant les vacances, pour les communistes c’était après la révolution, pour les chrétiens c’était après la vie terrestre. La notion de bonheur différé s’est effondrée. Si vous ne croyez plus à la religion, à la vie céleste, au bonheur après la révolution, alors le bonheur, c’est ici et maintenant. Cela change le rapport au travail, métamorphose le travail. Les gens ne veulent plus perdre leur vie à la gagner parce qu’ils n’en ont qu’une seule. C’est donc une révolution dans le domaine de la santé, du bien-être, de l’écologie, et là on voit que l’idée d’une seule santé, qui réconcilie les trois, est portée par cette lame de fond. Si le bien-être, le bonheur, c’est ici et maintenant, regardez l’expansion de la psychologie positive, de la théorie du développement personnel, alors évidemment cela devient une préoccupation exponentiellement importante pour nos contemporains.
Une seule santé, une prise conscience progressive
Jean-Christophe Ruffin, académicien, médecin et ancien ambassadeur de France au Sénégal, a déclaré : « One Health est une prise de conscience progressive. Les associations humanitaires ont rapidement compris la nécessité que les différents acteurs travaillent ensemble. Ils ont élargi leurs spectres dans un objectif One Health. Car l’agent pathogène est une chose, mais il faut avoir une vision large. La gestion des futures pandémies se fera forcément différemment. Jusqu’alors les professions travaillaient en silo, et on s’est aperçu qu’il est intéressant de ne pas refaire ces erreurs. »