Regards croisés sur l’indépendance des vétérinaires - La Semaine Vétérinaire n° 1958 du 23/09/2022
La Semaine Vétérinaire n° 1958 du 23/09/2022

Dossier

DOSSIER

Auteur(s) : Michaella Igoho-Moradel

L’Ordre le martèle, l’indépendance est une valeur cardinale de la profession vétérinaire. Pour autant, ses contours restent à définir. Quelles sont ses valeurs à l’échelle collective, mais aussi individuelle ? Comment la préserver et la défendre face à un monde en pleine mutation ? Retour sur ce principe fondamental.  

La question de l’indépendance fait l’objet de débats animés au sein de la profession. À juste titre, car elle constitue l’une des pierres angulaires de l’exercice vétérinaire et plus largement des professions dites libérales. Si ces dernières années, elle a été consacrée comme élément indispensable pour garantir la qualité et la sécurité des soins, des voix s’élèvent pour alerter sur les menaces qui pèsent sur elle. Comment la définir ? Comment la préserver ? Ce dossier donne la parole à des acteurs ayant des ancrages professionnels variés et propose un regard pluriel sur ce principe. Économiste, sociologue, juriste s’accordent à dire que le praticien doit toujours réaliser ses actes dans l’intérêt de l’animal et du propriétaire. « L’indépendance est d’abord une exigence déontologique. Les vétérinaires la garantissent en tant qu’experts et détenteurs d’un diplôme de médecine vétérinaire. Ils doivent prendre les meilleures décisions diagnostiques et thérapeutiques en fonction de l’ensemble des connaissances de la science et non pas en fonction d’autres critères de nature commerciale ou des croyances non approuvées par la science » indique Frédéric Bizard (A 91), professeur d’économie à l’ESCP Business School (anciennement École supérieure de commerce de Paris) et président de l’Institut Santé.

Une indépendance menacée ?

Nouvelles technologies, pénuries de main d’œuvre, arrivée d’investisseurs privés, liens avec l’industrie pharmaceutique… autant de facteurs qui pourraient porter atteinte à l’indépendance des vétérinaires ? Dans son guide1 sur l’indépendance professionnelle, le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (Cnov) note que les vétérinaires sont au centre de multiples liens d’intérêt qui peuvent tourner au conflit d’intérêts : « Le risque est ici que le vétérinaire se détourne, consciemment ou non, des intérêts de l’animal, de la santé publique et des clients pour privilégier d’autres intérêts et, en premier lieu, son propre intérêt. Lorsque ces conflits d’intérêts sont de notoriété publique, le risque est aussi qu’ils conduisent à une perte de confiance de la société envers la profession vétérinaire. » Un constat partagé par Frédéric Bizard, pour qui il est nécessaire de mener une réflexion sur les nouveaux modes d’exercice qui rendent plus difficile ces différentes garanties de l’indépendance professionnelle. « Jusqu’au début des années 2000, les libéraux étaient relativement autonomes et indépendants. Le modèle français basé sur cet exercice libéral de la médecine humaine en ville ou vétérinaire garantissait de façon remarquable cette indépendance professionnelle à plusieurs niveaux. D’abord, un Ordre professionnel était vraiment le garant de la déontologie et de cette indépendance professionnelle, au-delà des juridictions civiles et pénales dont les actions étaient dissuasives. Ce modèle fonctionnait bien tant que l’exercice libéral s’exerçait dans de bonnes conditions humaines et matérielles. Chez les vétérinaires, la montée en puissance des groupes, qui ont tendance à salarier les vétérinaires, éloignent le praticien d’une pleine responsabilisation de ses actes. »

Des garde-fous pour prévenir les dérives

Pourquoi et comment préserver cette indépendance ? Des règles dissuasives existent qu’elles soient déontologiques, civiles ou pénales. Elles ont notamment été renforcées par la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, publiée le 14 octobre 2014 qui transpose au secteur vétérinaire des garde-fous initialement pensés pour la médecine humaine. Parmi ceux-ci, il y a les dispositifs anti-cadeau et transparence, maintenant bien connus des vétérinaires. Mais faut-il aller plus loin pour garantir cette indépendance ? Joël Moret-Bailly, professeur de droit privé et sciences criminelles à l’université de Saint-Étienne (Lyon), indique que si son contrôle est d’ores et déjà assuré par l’Ordre, des marges d’amélioration existent pour renforcer l’efficacité de son action. « Il peut y avoir l’interdiction ou des contrôles particuliers lors de la prescription de certaines substances, mais cela est très compliqué à mettre en place en raison justement du secret professionnel. En analysant les médicaments prescrits, il est aisé d’identifier la pathologie de l’animal. On pourrait également imaginer, à l’instar de ce qui ce passe en santé humaine, la création d’un registre qui met en évidence le lien entre les fabricants de produits vétérinaires et les professionnels. » De son côté, Frédéric Bizard martèle l’idée qu’il n’y a pas d’indépendance professionnelle sans indépendance financière. « Pour qu’un vétérinaire puisse exercer dans des conditions qui lui permettent de garantir son indépendance, il ne faut pas qu’il ait de liens commerciaux, de liens d’intérêt qui pourraient influencer ses décisions diagnostiques et thérapeutiques, son jugement professionnel. Pour cela, il faut qu’il ait un niveau suffisant de rémunération de ses actes sans qu’il ait à aller rechercher une rémunération par d’autres sources. Évidemment, tout n’est pas lié à la rémunération, mais il faut tout de même que celle-ci soit basée sur le cœur du métier des vétérinaires. » Il estime notamment que les médicaments ne doivent pas être la principale source de rémunération des vétérinaires. À cela s’ajoute la paupérisation de la profession et la dégradation de ses conditions d’exercice, qui nuisent forcement à cette indépendance.

Un changement de paradigme à anticiper

« En médecine, on ne fait pas comme on peut stricto sensu, mais comme les moyens de la science vous permettent d’agir. Cette indépendance professionnelle doit mettre en place tous les moyens disponibles humains et matériels pour prendre en charge un être vivant, ici un animal. Mais lorsque les vétérinaires sont au bord du burn out, comme c’est trop souvent le cas en médecine rurale, cela est difficilement réalisable. » Il (qui ??) cite la délégation des actes comme un axe important pour reconstruire les modes d’exercice. « Le vétérinaire effectue pleins de tâches avec peu de valeur ajoutée. Il doit se concentrer sur les services qui exigent son niveau de compétence, mais pour cela il faut une réflexion sur les métiers et les moyens. » Joël Moret-Bailly, quant à lui, rappelle que ces questions d'indépendance, de déontologie et de liberté de prescription font aujourd'hui l'objet de décisions européennes. Ce débat doit aussi être porté à ce niveau. « La justice européenne admet qu'il est possible de limiter la liberté de commerce et de prestations de service pour des “raisons impérieuses et d'intérêt général”. La santé en fait partie comme l’intérêt des consommateurs. Sur les questions d'indépendance nous ne sommes pas un petit village gaulois, les autres pays européens fonctionnent de la même manière. » À la question de savoir si l’Ordre en fait assez pour garantir cette indépendance, Frédéric Bizard répond qu’il est nécessaire de faire évoluer la déclinaison des valeurs fondamentales de la profession, dont la question cardinale de l’indépendance professionnelle. « Les conditions du bon respect de ce principe dans le monde actuel est différent de celles d’hier et seront différentes demain, au vu du modèle économique de l’exercice professionnel et de l’accélération et l’évolution de la science. Nous sommes dans une phase de transformation et de changement de paradigme économique et médical qu’il faut anticiper et accompagner. Il est clair que l’indépendance professionnelle ne peut pas être garantie dans les conditions actuelles de l’exercice, avec les mêmes outils qu’au XXe siècle. À titre d’exemple, il est prévu une accréditation tous les cinq ans des médecins. Un diplôme ne vaut plus un blanc-seing éternel pour exercer sans conditions ! »

Questions à Jacques Guérin,

Président du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires

« L’objectif de l’Ordre n’est pas d’empêcher les vétérinaires d’exercer »

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Le guide de l’Ordre sur l’indépendance professionnelle des vétérinaires a été publié en mars dernier. Avez-vous mené des actions pour « promouvoir » son contenu ?

Ce guide a été traduit en anglais, afin qu’il soit largement diffusé, et repris dans la presse professionnelle. Nous avons pris connaissance de réactions spontanées de vétérinaires. Nous avons également collaboré avec nos collègues des Ordres allemand, belge, luxembourgeois et autrichien pour expliquer dans une déclaration commune que la profession vétérinaire est une profession de santé animale. Elle partage avec la santé humaine des raisons impérieuses d’intérêt général, ainsi que le bien-être et la santé animale, la sécurité sanitaire des aliments et plus largement la santé publique vétérinaire. Dès lors, les Ordres demandent à ce que les mêmes règles, qui protègent le fonctionnement de l’exercice des professions médicales, s’appliquent à l’exercice vétérinaire. L’indépendance professionnelle nous paraît être une valeur cardinale à protéger et à définir précisément. La définition que nous avons proposée a été reprise dans cette déclaration commune des Ordres. Nous avons aussi demandé à ce que les Ordres de tous les pays européens puissent inscrire les sociétés vétérinaires et vérifier qu’elles garantissent l’indépendance professionnelle dans leur organisation. Cette position commune a été envoyée aux autorités françaises, dont le président de la République, et à  la Commission européenne et aux commissaires européens concernés.

Quelles sont les autres dossiers suivis par l’Ordre sur cette question ?

La direction générale des entreprises (DGE) travaille à un projet d’ordonnance relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées. Elle devrait définir un certain nombre de termes sur lesquels nous avons obtenu un consensus des 16 Ordres en mars dernier. Mais cette version a fait l’objet d’amendements qui ont renversé cet équilibre et les Ordres y ont été unanimement opposés. Nous faisons actuellement des propositions afin de rééquilibrer son contenu. Il est clair que les Ordres professionnels partagent le besoin de sécuriser l’indépendance professionnelle. Les membres des professions réglementées doivent pouvoir être en charge de la décision au sein de leur société d’exercice et ne pas être influencés par des intérêts financiers particuliers. Outre la publication de cette ordonnance, nous attendons également la décision du Conseil d’État sur les radiations de cliniques rachetées par des groupes. Le temps est venu de trancher ce dossier. Dès lors que nous aurons connaissance de sa position, la phase de discussion à laquelle j’aspire pourra s’ouvrir. En attendant, si nous ne sommes pas d’accord sur la lecture du corpus réglementaire, nous ne saurions avoir une discussion visant à le faire évoluer.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que l’Ordre dépasse les limites de ces (ou ses ?) attributions ? 

L’Ordre ne fait pas du lobbying. Un certain nombre d’acteurs ne se sont pas privés de faire du lobbying auprès des autorités françaises et des instances européennes parfois en ayant des discours qui ne reflètent pas la réalité. Le droit revient à l’Ordre de rééquilibrer un certain nombre d’informations afin qu’elles soient contradictoires et plus justes dans leur expression. Aujourd’hui, il est reproché à l’Ordre d’avoir fermé des établissements de soins vétérinaires. Mais à ce jour, aucun établissement faisant l’objet d’une procédure administrative ou disciplinaire ne peut soutenir que l’Ordre l’a mis en situation d’arrêter son activité. Je me dois de rééquilibrer ces paroles biaisées à dessein. L’objectif de l’Ordre n’est pas d’empêcher les vétérinaires d’exercer mais de contrôler, comme lui demande le législateur, que l’organisation des sociétés vétérinaires est conforme aux lois et aux règlements, et protège l’indépendance professionnelle des vétérinaires qui y exercent.

Par ces différentes actions, l’Ordre se positionne-t-il politiquement sur cette question qui constitue aussi un enjeu politique et économique pour la profession ?

Il ne me semble pas que les positions défendues par l’Ordre soient contredites par notre ministère de tutelle. Je vois plutôt un partage de la vision de ce que doit être la profession. L’Ordre a un périmètre de missions que lui sont confiées. Sa mission principale est d’inscrire les vétérinaires et les sociétés vétérinaires au tableau de l’Ordre, et de vérifier qu’ils exercent leur activité conformément aux textes. Ce qui rapproche la position de l’Ordre de celle du ministère de tutelle de la profession, qui repose sur des choix politiques, est certainement le modèle sanitaire français. Pour l’Ordre, il ne s’agit pas d’un positionnement politique mais d’un choix de gouvernance de la santé publique en France.

L'avis de Florent Champy

Sociologue des professions et du travail, directeur de recherche au CNRS et membre du Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST), université de Toulouse.

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« Les Ordres doivent vérifier l’honnêteté et les compétences des praticiens »

C’est la nature du travail professionnel qui justifie le statut particulier de professions protégées à la fois de la concurrence extérieure sur les marchés, et des interférences de non-professionnels avec leur façon de conduire leur travail et de s’organiser. Concrètement, médecins, vétérinaires, architectes, par exemple, sont en charge de l’organisation des études, du contrôle de la qualité du travail ou encore du respect des règles de déontologie dans leurs secteurs respectifs. Pour garantir le bon usage de cette indépendance, les Ordres doivent vérifier l’honnêteté et les compétences des praticiens. Quand et pourquoi un tel statut et de telles prérogatives ont-ils été octroyés ? Entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle, des membres de ces professions sont très conscients que leur exercice comporte une difficulté particulière. Parce qu’ils font face à des problèmes très complexes (que l’on pense ici à la complexité d’un corps humain ou animal), leur travail suppose de savoir prendre des décisions dans des situations d’incertitudes irréductibles. Il n’est pas mécanique et ne peut pas être complètement «<0x00A0>protocolarisé<0x00A0>». Les savoirs scientifiques sont indispensables, mais ils ne suffisent souvent pas pour décider ce qu’il convient de faire. Discernement et expérience jouent un grand rôle pour délibérer sur la hiérarchie de différents risques, saisir l’importance de détails ténus, penser « hors de la boîte ». C’est pourquoi l’interférence de personnes sans expérience serait dommageable. En termes philosophiques, on peut parler de professions à forte densité de « prudence » ou « sagesse pratique », par référence à un concept philosophique désignant la façon de penser pour agir en situation d’irréductibles incertitudes.

Mais l’évolution historique des professions a engendré deux difficultés. D’une part, les professionnels sont devenus moins conscients de la dimension prudentielle de leur activité. Pour mettre en confiance leurs clients, ils ont adopté une rhétorique professionnelle insistant sur le caractère scientifique de leur travail et l’objectivité des réponses qu’ils sont capables d’apporter à un problème. Ils taisent désormais les incertitudes, les difficultés, les doutes. Mais ce faisant, ils courent le risque de décevoir : dès lors qu’ils travaillent en situation d’incertitude, il est inévitable qu’il y ait des erreurs, mais elles ne sont plus comprises, et sont perçues comme des fautes, qui leur sont reprochées. D’autre part, les Ordres sont toujours restés trop en retrait dans l’exercice de leurs prérogatives disciplinaires. Les professions et leurs Ordres sont donc fragilisés par l’incompréhension croissante de leur raison d’être, et auraient tort de penser que leurs protections sont immuables. La façon dont les notaires ont été rattachés au Code du commerce, et dont certaines de leurs prérogatives ont été ouvertes à la concurrence, illustre la méfiance croissante à l’égard du modèle des professions indépendantes.

Ce modèle de professions autorégulées reste pertinent pour les activités à forte densité de prudence, mais il est en danger, tandis que les logiques bureaucratiques et les logiques de marché progressent. La vieille rhétorique professionnelle scientiste est contreproductive pour répondre à ces défis. Pour restaurer la confiance, les Ordres professionnels devraient se donner un double objectif : mieux prendre en charge leur mission disciplinaire ; se poser comme les garants de l’exercice réellement prudentiel de l’activité, contre tout ce qui peut l’entraver, et expliquer l’impérieuse nécessité de cette prudence (toujours au sens précis de la tradition philosophique) pour conduire le travail en situation d’incertitudes irréductibles. Ils ont ainsi un défi à relever et un rôle social important à jouer. L’enjeu n’est pas corporatif : c’est la préservation d’un mode de pensée précieux pour résoudre des problèmes complexes, mais fragile.

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