L’éthique au service de la pratique - La Semaine Vétérinaire n° 1915 du 08/10/2021
La Semaine Vétérinaire n° 1915 du 08/10/2021

DOSSIER

Auteur(s) : Par Tanit Halfon

Au cours de sa carrière, le vétérinaire praticien sera confronté à des situations complexes impliquant des considérations éthiques, et toute la difficulté sera d’y apporter une réponse. Pour y parvenir, il est crucial de mobiliser la réflexion éthique et de l’intégrer dans sa pratique quotidienne.

Près de 300 vétérinaires interrogés dans le cadre d’une thèse vétérinaire1 de 2020 (deux tiers des praticiens, un tiers des ISPV) font face à des situations de dilemmes éthiques en moyenne trois fois par semaine. Pour 70 % d’entre eux, l’impact sur leur activité professionnelle est négatif : ces situations génèrent notamment de la frustration (68 %), de l’impuissance (55 %), le sentiment de ne pas faire son travail correctement (55 %), du stress (51 %) et de la colère (47 %). Dans les commentaires libres, certains évoquent même l’envie de changer de métier. De plus, 38 % d’entre eux ont été amenés à prendre un risque de type légal. Ces résultats, présentés lors d'une journée de conférences de l’Académie vétérinaire de France dédiée à l’éthique vétérinaire le jeudi 29 avril 2021, soulèvent une question de taille pour tout praticien : face à une situation complexe, comment prendre une bonne décision ? La réponse est de mobiliser la réflexion éthique.

Au préalable, il convient d’être au clair sur la notion d’éthique. L’éthique vétérinaire peut se caractériser par quatre branches : descriptive, ce sont les valeurs de la profession (serment de Bourgelat) ; officielle, elle s’apparente au Code de déontologie ; administrative, il s'agit des lois qui régissent l’exercice vétérinaire ; et enfin, normative, c'est la réflexion éthique philosophique. Denise Rémy, professeure à VetAgro Sup, qui a créé en 2011 le premier enseignement d’éthique en tant que tel dans une école vétérinaire française, explique : « À la différence de la morale et de la déontologie, qui correspondent à un ensemble de normes ou règles auxquelles on doit satisfaire, l’éthique se caractérise par son caractère réflexif : elle questionne toute action. C’est une interrogation permanente sur la pertinence des techniques, des pratiques, sur les savoirs. Elle n’a donc pas de limites. »

Prioriser les devoirs moraux

En pratique vétérinaire, toutes les situations n’appellent pas à la réflexion éthique : « Parfois la meilleure conduite à tenir est assez évidente. Dans d’autres situations au contraire, il n’est pas aisé de savoir comment agir au mieux (…) En clinique, les problématiques éthiques sont le plus souvent liées à un conflit entre plusieurs devoirs moraux. Le grand classique, c’est le conflit entre le devoir moral du praticien envers l’animal et son devoir envers le propriétaire, comme dans le cas d’une euthanasie de convenance. Ou encore entre le devoir envers l’animal et les impératifs de santé publique pour une maladie contagieuse par exemple. » D’autres devoirs moraux entrent en ligne de compte : les devoirs envers les confrères et consœurs, les devoirs envers la société, sans oublier les devoirs envers soi-même – quelles sont nos limites.

« La réflexion éthique conduira à opter pour la meilleure solution, qui est quelquefois la moins mauvaise et celle qui répond au mieux aux différents devoirs moraux auxquels le vétérinaire doit satisfaire. Cela implique une priorisation des devoirs moraux. Le praticien optera pour la solution qui répond aux devoirs moraux qui lui semblent prioritaires dans cette situation. Pour mener à bien la réflexion, il faut absolument connaître le contexte afin d’œuvrer pour le meilleur compromis, c’est-à-dire la situation qui sera la meilleure pour tous les protagonistes », explique Denise Rémy. Et d’insister : il n’y a pas de réponse unique, et l’essentiel est que le vétérinaire puisse être en accord avec lui-même et aboutir à la moins mauvaise décision. Il doit pouvoir argumenter sa réflexion. Et surtout, tout est dans la nuance. « Avec l’habitude, cette réflexion et cette priorisation se font naturellement, et le vétérinaire arrive spontanément à déterminer la façon dont il doit agir, en accord avec lui-même. Au final, la réflexion éthique est donc un gage de qualité d’exercice professionnel, de qualité de décision et d’épanouissement professionnel. »

Explorer le contexte

Dans le cadre de son enseignement, Geneviève Marignac, professeur d’éthique à l’École nationale vétérinaire d’Alfort, et qui a présenté les résultats de la thèse évoquée plus haut à l’Académie, donne à ses étudiants plusieurs clés pour alimenter leur réflexion éthique. Une démarche qui s’apparente presque à la démarche diagnostique. D’abord, bien identifier tous les acteurs de la situation, incluant soi-même : « Comme dit le philosophe Paul Ricœur, bien se connaître soi-même permet de connaître le positionnement de l’autre. Cela permet de prendre conscience de ses attentes et limites. Une attitude banale du vétérinaire est de toujours se voir comme la personne qui doit sauver la situation. Comprendre ses limites, les limites de son action et de sa responsabilité, permet d’accomplir son devoir pleinement car le périmètre n’est pas infini. Implication ne veut pas dire responsabilité. Ainsi, nous sommes concernés par la situation où un propriétaire ne peut pas payer, mais ce n’est pas de notre responsabilité de trouver la solution. »

L’exploration du contexte est ensuite essentielle, et « parfois, il faut mettre le dilemme éthique en observation, comme quand on hospitalise un animal : se donner la possibilité de ne pas répondre sur-le-champ. En plus du temps de réflexion que cela permet, c’est l’occasion de voir que dans tout dilemme, il y a bien plus d’acteurs en jeu que l’animal, son accompagnant et soi. La porte de sortie est d’ailleurs souvent parmi ces autres interlocuteurs qui incluent aussi des personnes morales : association, groupements, Ordre, Syndicat, médiateur, etc. Ces deux étapes permettent d’envisager plusieurs solutions possibles et de sortir du binaire : oui, je fais ce qu’on me demande, ou non, je ne le fais pas. »

Une décision partagée

Dans cette démarche, Geneviève Marignac recommande de s’appuyer sur les principes définis par Tom Beauchamp et James Franklin Childress2 que sont les principes d’autonomie, de non-malfaisance, de bienfaisance et de justice, et qui sont devenus une référence pour la prise en compte de l’éthique du patient en médecine humaine depuis les années 1970. « Ces principes peuvent être utilisés pour identifier des propositions de solutions concernant le propriétaire d’un animal. » Pour l’animal, elle recommande les principes du bien-être animal. « Tous ces principes sont très efficaces pour cribler une décision, pour apprécier chaque solution envisagée, un peu à la manière d’un diagnostic différentiel. C’est très efficace sur le moment en situation. Toutefois, l’expérience avec les étudiants m’a montré qu’ils ne prenaient pas assez en compte l’autonomie du propriétaire. Quasiment toutes les solutions proposées par les étudiants passaient par une action du vétérinaire, voire une prise de décision malgré ou très souvent à la place du propriétaire. Si on reste sur cette solution, il faut au moins en avoir conscience, c’est-à-dire conscience de l’insatisfaction qu’une telle attitude peut induire chez l’accompagnant, et conscience aussi du poids mental que cette prise de responsabilité supplémentaire peut induire pour le praticien. »

Lors des conférences de l’Académie, André-Laurent Parodi, ancien président des Académies nationales de médecine et vétérinaire de France, avait aussi mis en avant l’importance du consentement du propriétaire, en citant plusieurs situations possibles : d’une part, la prise de décision dite paternaliste, avec un praticien qui dicte au propriétaire les choses à faire ; d’autre part, la prise de décision éclairée, dans laquelle le propriétaire informé, devra prendre seule la décision. « Ni l’une ni l’autre n’est souhaitable, et il faut s’orienter vers une prise de décision partagée, d’un commun accord entre le praticien et la propriétaire, mais après information complète, et dans l’intérêt de l’animal », avait-il souligné.

Écouter ses émotions

Geneviève Marignac met aussi en avant l’importance des émotions : « Les émotions sont un signal d’alerte, c’est-à-dire qu’elles sont utiles pour détecter quand quelque chose ne va pas dans une situation donnée. Par contre, il faut déconnecter ses émotions de la prise de décision. » Pierre Le Coz, philosophe et ancien vice-président du Comité consultatif national d’éthique, dans plusieurs articles, avait en effet affirmé qu’il n’y avait pas d’éthique sans émotions3 : la réflexion éthique intervient lorsqu’il y a « une tension entre nos valeurs » et le processus en cours lors d’une prise de décision n’est pas que rationnelle mais fait appel à des « ressources de la sensibilité », avec les sentiments et les émotions. « Ce sont ces émotions qui réactivent la force de l’engagement des soignants à concrétiser les principes éthiques fondamentaux auxquels leur vocation les a attachés. » Selon lui, le respect de la dignité d’un sujet fait que quelles que soient nos contraintes, nous ressentons le devoir de consacrer du temps à un patient et de le faire participer à une décision. Cela se rattache au principe éthique de l’autonomie. D’autres émotions sont évoquées : la compassion – principe de bienfaisance –, la crainte – principe de non-malfaisance. « Si un médecin ressent ces trois affects, il adopte intuitivement une attitude juste à l’égard du patient. » L’angoisse aussi peut aider, car elle alerte sur une situation complexe relevant d’une réflexion éthique, et in fine, prévient les erreurs, en évitant « d’abandonner la décision à la spontanéité de ses émotions immédiates ».

Bientôt un conseil éthique

Désormais, l’éthique vétérinaire peut également se nourrir des réflexions engagées par le Comité d’éthique animal environnement santé créé par l’Ordre en 2018. Face à une pratique à la complexité grandissante, les avis du Comité peuvent guider dans les prises de décisions individuelles. Leur contenu permettra aussi d’alimenter l’éthique de la profession, soit les valeurs et standards moraux communs à la profession (éthique vétérinaire descriptive). Pour l’instant, deux avis ont été rendus : un sur l’euthanasie, l’autre sur les objets connectés. Selon Denis Avignon, leur parution a motivé le Cnov à « mettre en place à brève échéance, un “conseil éthique de médecine vétérinaire” dont l’objet sera d’aider les vétérinaires dans leur prise de décision lorsqu’ils sont confrontés à des situations juridiques complexes telles que notamment l’euthanasie animale, les situations médicales complexes, les greffes d’organes. » Deux autres avis du Comité sont attendus : sur la médecine vétérinaire solidaire et les limites des soins vétérinaires.

Sylvain Balteau (T 04)

Vétérinaire en pratique mixte dans les Pyrénées-Atlantiques

« L’animal au centre »

L’expérience m’a appris à gérer beaucoup de situations complexes. Toutefois, les cas de refus de soins non liés à une question financière me posent encore problème. J’ai en tête l’exemple récent d’un jeune chien ayant souffert d’une fracture d’un membre à la suite d’un accident sur la voie publique. Le coût du traitement chirurgical conservateur était inaccessible pour la propriétaire. L’alternative était l’amputation mais cette solution n’a pas été acceptée, et une euthanasie a été demandée. Il est apparu que la propriétaire était en fait convaincue que l’animal souffrirait toute sa vie, et ce blocage a persisté malgré nos discussions et recherches de solutions. J’ai refusé l’euthanasie et finalement, la solution trouvée a été l’abandon du chien à la clinique. Avec le recul, et même si je pense qu’il y a des choses discutables sur la gestion de ce cas, je suis satisfait car je sais que l’animal va bien. Dans les situations complexes, c’est la ligne directrice que je me fixe : qu’est-ce qui est le mieux pour l’animal. Les discussions avec mes collègues sont aussi d’une grande aide pour sortir des situations fortes en émotions : l’expérience individuelle ne suffit pas à se prémunir de tous les pièges rencontrés en clinique.

Bilitis Kuhn (L 04)

Vétérinaire en pratique équine à Saint-Girons-d’Aiguevives (Gironde)

« La vieillesse a bon dos »

Dans le milieu des chevaux de sport, les soins aux animaux vieillissants posent souvent problème. Ces chevaux, qui ont été suivis correctement toute leur vie, se retrouvent en fin de carrière, délaissés d’un point de vue médical par leur propriétaire. La vieillesse a bon dos : il s’agit pour moi d’une forme d’abandon de soins, pour des chevaux qui ne rapportent plus d’argent. C’est très délicat de faire comprendre cela, et il faut faire appel à toutes ses capacités de diplomatie pour convaincre les propriétaires, qui ont eux-mêmes leurs propres arguments, du bien-fondé d’un suivi médical. Dans ces situations, on change brutalement de statut vis-à-vis des propriétaires qui nous voient alors comme le vétérinaire qui veut juste se faire de l’argent. C’est difficile car l’éthique est quelque chose de très personnel, et chacun place le curseur où il l’entend. Il n’y a pas de règles à suivre si ce n’est celles qu’on s’impose à soi-même.

La loi et le Code

Dans la réflexion éthique, d’autres composantes entrent en ligne de compte. Il y a une composante administrative (éthique vétérinaire administrative). La réglementation définissant ce qui est interdit, et les sanctions associées, toute prise de décision doit en tenir compte. Il y a aussi une composante ordinale (éthique vétérinaire officielle). Il s’agit des normes, des comportements et valeurs d’une profession qui sont définies par des organisations officielles : l’Ordre des vétérinaires a ainsi établi un Code de déontologie, établissant des devoirs pour le praticien, et certaines actions peuvent amener à des sanctions disciplinaires en cas de non-respect de ce Code. Le vétérinaire doit évidemment s’appuyer sur ses deux composantes dans sa prise de décision éthique.

  • 2. Les philosophes américains Tom Beauchamp et James Franklin Childress – théologien pour ce dernier – ont publié ensemble Les Principes de l’éthique biomédicale, devenu un ouvrage de référence pour l’éthique médicale actuelle.
  • Pour aller plus loin : voir les écrits des philosophes Bernard E. Rollin et Jerrold Tannenbaum, considérés comme des précurseurs de l’éthique vétérinaire contemporaine. Voir aussi les différents courants de pensée de l’éthique, issus de réflexions de philosophes. Ils fondent des cadres théoriques – éthique utilitariste, déontologique, éthique des vertus – que le praticien peut mobiliser pour une prise de décision médicale.
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