Synthèse
FORMATION MIXTE
Auteur(s) : Anne Dalmon, ingénieur de recherche, biologie et protection de l’abeille, Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae)
Cet article est le premier d’une série de plusieurs articles qui visent à faire le bilan des connaissances sur les virus affectant l’abeille domestique.
Avec l’explosion des techniques de séquençage haut débit (high-throughput sequencing ou next generation sequencing, NGS), plus de 80 virus ont été décrits chez Apis mellifera et la liste s’allonge chaque année. Si certains sont clairement associés à des affaiblissements ou pertes de colonies, d’autres ont un effet plus discret ou n’ont été décrits que d’après leur génome, sans que leurs propriétés biologiques soient connues. La liste complète des virus décrits chez l’abeille en 2020 a été synthétisée dans un article du groupe international de recherche autour de l’abeille Coloss (pour prevention of colony losses), accessible en ligne1.
Des virus à ARN
La plupart des virus décrits chez l’abeille sont des virus à ARN positif simple brin, ce qui induit un fort taux de mutation lors de la réplication et entraîne l’apparition fréquente de nouvelles souches de virus. Certaines peuvent présenter un avantage sélectif, comme illustré pour le variant B du virus des ailes déformées (Deformed wing virus, DWV-B2) qui s’est massivement disséminé en raison de sa multiplication efficace chez Varroa destructor, vecteur majeur de ce virus.
Les virus décrits chez l’abeille mellifère appartiennent majoritairement à l’ordre des Picornavirales, familles des Iflaviridae et Dicistroviridae. Parmi les Picornavirales, on retrouve des virus affectant des hôtes très variés, des vertébrés aux plantes, mais les familles des Iflaviridae et Dicistroviridae sont spécifiques aux virus d’insectes. Les virus de la paralysie chronique (CBPV, chronic bee paralysis virus) et du lac du Sinaï (LSV, lake Sinai virus) n’ont pas pu être assignés à une famille car ils présentent trop de divergences avec celles déjà décrites. Ils seraient proches des Nodaviridae – infectant des invertébrés et des vertébrés, notamment des poissons – et Tombusviridae – infectant principalement des plantes. À noter qu’un virus à ADN double brin (AmFV, Apis mellifera filamentous virus) a été séquencé. À ce jour, on dénombre 20 espèces virales pour lesquelles certaines propriétés biologiques sont connues (voir tableau), dont 7 virus induisant des manifestations cliniques.
Une distribution géographique mondiale
Comparer la prévalence des virus entre pays est un exercice difficile : l’échantillonnage, les méthodes de détection varient considérablement d’une étude à l’autre. L’absence de détection dans un échantillonnage donné ne signifie pas forcément que le virus n’est pas présent à l’échelle du pays. Par ailleurs, les virus provoquant des symptômes font l’objet de plus d’efforts de recherche, ce qui peut expliquer qu’ils semblent plus représentés à l’échelle mondiale ; ils sont décrits dans tous les continents.
Parmi eux, le DWV est le virus, avec celui de la cellule royale noire (BQCV, black queen cell virus), le plus fréquent dans les colonies d’abeilles à l’échelle mondiale. La proportion de colonies infectées par le DWV avoisine souvent les 80 à 100 % en Europe et en Amérique du Nord. Très peu de pays ne signalent pas la présence de DWV, à l’exception de quelques îles épargnées à ce jour par varroa. À noter que la diversité des souches de DWV peut induire des résultats faux négatifs. Le vecteur Varroa destructor étant présent dans les pays voisins des pays potentiellement indemnes de DWV, il est très probable que la situation évolue rapidement.
La prévalence du BQCV est plus variable suivant les régions et les années, mais peut atteindre jusqu’à 100 % en Europe et en Amérique du Nord.
Le virus du couvain sacciforme (SBV, sacbrood bee virus) est observé sur tous les continents : seul l’Ouganda ne l’a pas détecté lors des campagnes de tests. La souche chinoise cause de graves dégâts en Asie, particulièrement chez Apis cerana. La proportion de colonies infectées est très variable : moins de 6 % au Royaume-Uni en 2007-2008 à plus de 40 % en Autriche et au Canada, et même jusqu’à plus de 80 % en France suivant les saisons.
Les virus de la paralysie aiguë sont aussi présents sur tous les continents, avec une prédominance de certaines espèces du complexe suivant l’aire géographique : l’ABPV (acute bee paralysis virus) est le plus représenté en Europe et en Amérique du Sud, le KBV (Kashmir bee virus) et IAPV (Israeli acute paralysis virus) aux États-Unis, le KBV en Nouvelle-Zélande et l’IAPV au Moyen-Orient et en Asie. Si la prévalence de l’ABPV en Europe est variable, jusqu’à 68 % des colonies en Autriche et plus de 40 % en Slovénie ont été détectées positives. En France, l’ABPV est le principal virus de la paralysie aiguë : IAPV et KBV n’ont été que très rarement identifiés.
Le virus de la paralysie chronique (CBPV) est signalé plus ponctuellement à l’échelle mondiale, mais de récentes études le considèrent comme une maladie émergente en Asie, en Europe et en Amérique du Nord, où jusqu’à 16 % des colonies sont infectées.
Des facteurs anthropiques de dissémination à l’échelle mondiale
Au-delà des voies de transmission biologiques, horizontales et verticales, ce sont les activités humaines qui favorisent la dissémination des pathogènes à l’échelle mondiale. En effet, les abeilles européennes ont été introduites sur tous les continents, et le commerce international de matériel génétique accroît simultanément les risques de diffusion des pathogènes. L’Union européenne impose aux pays tiers que les reines soient introduites avec maximum 20 accompagnatrices, et proviennent de ruchers exempts de signes cliniques ou de maladies réglementées, mais cela n’inclut pas la recherche de virus. Or les reines sont fréquemment infectées par le DWV et le SBV. Bien qu’elles restent asymptomatiques, elles peuvent transmettre le virus aux générations suivantes. De plus, les pratiques d’insémination artificielle amènent la circulation de sperme de faux-bourdons qui peuvent aussi véhiculer le virus. Un projet de l’Inrae, soutenu par la Fondation Lune de Miel, vise actuellement à évaluer le risque d’introduire des virus via des reines infectées, en mesurant le taux d’infection et le pouvoir reproducteur des reines commercialisées.