VÉTÉRINAIRE EN PRODUCTIONS ANIMALES ORGANISÉES : UNE TRANSITION SOUS HAUTE TENSION - La Semaine Vétérinaire n° 1902 du 04/06/2021
La Semaine Vétérinaire n° 1902 du 04/06/2021

DOSSIER

Auteur(s) : TANIT HALFON

DANS LE SECTEUR DES FILIÈRES AVIAIRES, PORCINES ET CUNICOLES, LE MODÈLE ÉCONOMIQUE DU VÉTÉRINAIRE LIBÉRAL ENTAME UNE DIFFICILE MUE, VOIRE TRAVERSE UNE CRISE STRUCTURELLE PROFONDE ET MAJEURE. LES COMPÉTENCES VÉTÉRINAIRES Y SONT RECONNUES COMME DE HAUT NIVEAU, MAIS DES RÉSISTANCES PERSISTENT POUR LES FACTURER ET LES PAYER, AU JUSTE PRIX.

Le soldat vétérinaire est, comme d’autres, une charge économique à comprimer. » Dans le secteur de la volaille de chair, le constat posé par Charles Facon, praticien en filières aviaires, est amer. « L’activité de volaille de chair est structurellement en réduction, de 10 % tous les ans. Cela fait longtemps que nous créons nos candidats, mais aujourd’hui le recrutement n’est pas en projet. Le nombre de vétérinaires en place en élevage a et va encore diminuer. »

Comme en pratique rurale, dans le secteur des productions animales organisées – ce dossier se limite aux filières avicoles, porcines et cunicoles – qui, selon le Syndicat national des vétérinaires conseils (SNVECO), compte moins de 200 praticiens indépendants, une certaine tension sur l’avenir est palpable. Elle a amené le syndicat, représentant les vétérinaires indépendants, à créer le think tank Emeraude dont l’objectif est de réfléchir au rôle et aux missions du vétérinaire exerçant en productions animales, et surtout de proposer des solutions pour l’avenir du modèle économique. « Notre modèle est basé sur la spécialisation, voire l’hyperspécialisation vétérinaire, ce qui est demandé par des éleveurs eux aussi de plus en plus spécialisés. Ces vétérinaires évoluent majoritairement au sein de groupes vétérinaires de grande taille, permettant d’assurer un bon maillage du territoire, dans les grands ­bassins d’élevage », explique Julien Flori, président du SNVECO. Actuellement, le modèle économique repose à hauteur de 80 % sur la marge du médicament, et à 20 % sur les prestations de service. « Le prix des prestations vétérinaires en tant que tel n’est pas ou peu facturé, c’est donc le médicament qui rémunère le service vétérinaire. Mais la tendance est à la baisse : dans ces filières de production, l’objectif est de passer d’un système curatif vers un système préventif. »

Un système en contradiction

On peut le voir notamment avec les plans Écoantibio et l’essor des cahiers des charges sans antibiotiques. Ainsi, depuis 1999, le niveau d’exposition aux antibiotiques a diminué de : 60 % pour les porcs ; 39,5 % pour les volailles ; et 33,5 % pour les lapins. En volailles de chair, « les prescriptions d’antibiothérapie sont déjà réduites des deux tiers, car les consommateurs n’en veulent plus. Depuis 2018, la vente de vaccins ne compense plus cette baisse depuis que l’industrie pharmaceutique markète la vaccination vers le couvoir : cela enlève de la valeur pour le suivi vétérinaire, en volaille de chair notamment, ce qui représente le plus grand nombre de structures d’élevage en volailles », complète Charles Facon. S’ajoute à cela une autre difficulté avec pas ou peu d’actes techniques pour justifier une part d’honoraires. « On arrive à une contradiction, avec un vétérinaire qui travaille à limiter l’utilisation des médicaments en élevage, alors que c’est l’essentiel de son gagne-pain, analyse Philippe Baralon, associé gérant de Phylum, et consultant en practice management chez Phylum. Cette contradiction a perduré, même avec la fin des remises arrières sur les antibiotiques, car il s’agit d’un système résilient, très efficace et simple pour les parties prenantes. » À cela s’ajoutent aussi des éléments conjoncturels qui aggravent les difficultés, comme les crises à répétition de l’influenza aviaire, et le Covid-19. « Les spécialités haut de gamme de l’aviculture française souffrent de débouchés avec la fermeture des restaurants de l’export : c’est la catastrophe en canards, pintades, cailles, pigeons, etc. », souligne Charles Facon.

Pour ces filières, l’avenir est donc au conseil rémunéré. D’autant plus qu’en face les filières de productions vont globalement dans le sens d’une concentration, avec moins d’élevages, et de plus grande taille. Au global aussi, les effectifs d’animaux diminuent. En parallèle, les éleveurs montent en compétence, avec l’objectif d’améliorer la performance globale de leurs élevages (productivité des animaux, optimisation économique, organisation du travail). Cette évolution des filières de production en appelle à des compétences vétérinaires de haut niveau.

Pour le SNVECO, l’objectif est de tendre vers un modèle économique avec 50 % de marges issus des honoraires, et 50 % de la vente des médicaments. « Chacun paiera sa part : l’éleveur pour les services et produits qu’il consomme, l’organisation de production par exemple pour le suivi des salmonelles, la crise Lactalis ayant fortement bousculé toute l’industrie agroalimentaire, estime Charles Facon. Et enfin, l’État, selon sa stratégie sanitaire et la loi santé animale du règlement européen. »

Facturer le conseil

La transition est cependant délicate. « Les éleveurs, comme les organisations de production, cherchent à diminuer les charges, car ils sont dans des marchés au minimum européens, concurrentiels, avec des coûts de production français supérieurs, et il n’y a pas de compensation aux phénomènes structurels décrits », analyse Charles Facon. Du côté des vétérinaires, il peut y avoir aussi une certaine peur de perdre des clients. « Ce que l’on arrive à faire payer aujourd’hui, c’est la visite annuelle dans le cadre du suivi sanitaire, ce qui permet de donner une base d’honoraires. Les visites d’urgences sont également facturées. On développe aussi la formation, des audits thématiques comme sur le bien-être animal », témoigne Julien Flori pour sa pratique. Mais il faut aller plus loin, et dans cette évolution, l’enjeu est de formaliser des conseils déjà existants, voire de créer de nouveaux services. Par exemple, dans le cadre de la lutte contre la colibacillose en élevage aviaire : « Jusqu’à présent, nous intervenions en cas de problème. Maintenant, il faut se diriger vers une action plus globale de prévention pour répondre à un cahier des charges, avec un travail sur la qualité de l’eau, sur les autovaccins, sur la formation, etc. C’est un type d’actions que l’on peut déployer à l’échelle de toute une organisation de production », explique Julien Flori. Il est nécessaire de trouver aussi le bon cadre, sachant qu’il est difficile d’aller vers un schéma standard pour tous les éleveurs. « Il faut utiliser toute la palette disponible pour la facturation du conseil : forfait, abonnement, paiement à la visite, etc. L’avenir est aux structures qui seront capables de facturer du conseil », souligne Julien Flori. Dans ce cadre, un autre élément pourrait également entrer en ligne de compte, celui de la concentration des partenaires d’élevage : face à des interlocuteurs moins nombreux, les négociations sur le prix facturé par les vétérinaires pourraient être plus difficiles, avec des intégrateurs qui auraient plus du poids pour imposer leur prix. Dans ce contexte, la « charge » vétérinaire pourrait-elle être davantage intégrée dans les organisations de producteurs, avec un modèle organisationnel basé sur une majorité de vétérinaires salariés de coopératives ? « Le marché a déjà choisi le modèle le plus efficace et le moins cher », estime Charles Facon, à savoir « le modèle du vétérinaire libéral qui a la maîtrise épidémiologique d’un territoire et se mutualise entre producteurs. À l’heure d’une remise en cause majeure de la notion même de production animale, il m’apparaît important de conserver la notion d’indépendance. »

« La clé, c’est la performance des services »

Pour Philippe Baralon, tout ne doit cependant pas être vu à travers le prisme du prix. Face à des enjeux économiques importants, « le prix des services est rarement le seul critère, et le choix des organisations de production sera dicté par la recherche de performance ». Cela suppose au préalable d’être en capacité de développer une offre de service, et de la vendre. « La concentration des acteurs de l’élevage que l’on observe aujourd’hui est un avantage pour développer des services de haut niveau. Et c’est déjà le cas actuellement pour l’offre française vétérinaire en porcs et volailles, hautement compétitive, grâce aussi à ses outils performants de laboratoire. Ces compétences sont reconnues au niveau mondial. » De plus, par rapport à d’autres prestataires, la compétence sanitaire donne un avantage aux vétérinaires. Pour lui, c’est le recrutement qui est un des principaux problèmes de ces filières.

Les atouts sont donc là. Et pour passer ce cap difficile, le SNVECO ambitionne de les objectiver. « À travers le projet Emeraude porté par le SNVECO, nous travaillons à définir les coûts et retours sur investissement du vétérinaire, explique Charles Facon. Les études économiques sont rares, et nos interlocuteurs privés et publics ont besoin de données économiques de la santé animale. » Guillaume Lhermie, professeur adjoint à l’École nationale vétérinaire de Toulouse (ENVT), travaille sur ces questions. « L’enjeu pour les structures vétérinaires est entre autres de diminuer leur dépendance au médicament, mais ­surtout de mettre en évidence une contribution multicomposante dans le management de santé et de se faire rémunérer à hauteur du service rendu, explique-t-il. À l’échelle de l’élevage, la question est notamment de se demander si les éleveurs qui font plus appel aux vétérinaires ont une meilleure profitabilité. Au-delà du bilan comptable, il faut quantifier et traduire en valeur monétaire les services écosystémiques rendus par le vétérinaire, en termes de bien-être animal, de réputation, et de santé publique. Finalement, le vétérinaire ne se résume pas à sa capacité à intervenir, mais il rend un service juste en étant là. In fine, la vraie question est de savoir quel est le niveau optimal de présence vétérinaire sur le territoire. Et comment se répartira la facture entre l’éleveur, la filière et l’État. »

UNE BAISSE DU NOMBRE DE VÉtÉRINAIRES

Selon les données de l’Atlas démographique de la profession vétérinaire, les vétérinaires déclarant une compétence exclusive en filières porcine, avicole et cunicole étaient 174 en 2020, contre 194 en 2016. Les baisses d’effectifs s’observent dans les secteurs porcin et avicole, qui ont perdu chacun 10 vétérinaires en quatre ans (96 vs 86). Seuls 2 vétérinaires sont en exercice exclusif cunicole depuis 2016.

Par ailleurs, le nombre de primo-inscrits dans ces productions est passé de 36 en 2016 à 17 en 2020 : dans le détail, de 20 à 9 pour la filière porcine, de 12 à 5 pour la filière avicole. La filière cunicole reste stable avec 3 à 4 primo-inscrits par an depuis 2016.

Une équipe réduite par deux

TÉMOIGNAGE

SAMUEL BOUCHER (N 92)

Praticien en filière cunicole et apicole, Les Herbiers (Vendée)

Il y a six ans, nous étions 10 vétérinaires dans mon cabinet à faire du lapin, dont 2 à temps plein. Mais le marché se rétrécit : la filière cunicole française perd environ 8 % de production par an, du fait des arrêts d’élevage et de la baisse de la consommation de viande. Désormais, notre équipe ne compte plus que 6 vétérinaires pour cette filière. La restructuration de la filière s’accompagne aussi d’une augmentation de la taille des élevages, ce qui implique une demande en compétences vétérinaires plus pointues qu’avant. En parallèle, au fil des années, nous avons accompagné la démédication de la filière, or, notre modèle économique est basé sur le médicament. Il est difficile aujourd’hui de faire payer nos prestations au juste prix, par les groupements d’éleveurs, eux-mêmes étant soumis aux pressions de la grande distribution qui fixe les prix. Face à ces modèles économiques peu rémunérateurs, notre objectif est de diversifier notre activité pour rester rentable.

LES VÉTÉRINAIRES EN ORGANISATIONS DE PRODUCTEURS

Dans cette crise structurelle, on ne peut pas faire l’impasse des liens entre vétérinaires libéraux et vétérinaires de coopératives. Ces derniers assurent la gestion du plan sanitaire d’élevage (PSE) au sein des organisations de producteurs (OP), et plus globalement s’assurent du préventif et de l’accompagnement des élevages dans leur pratique, c’est-à-dire font du conseil. En étant totalement intégrés aux filières, ils ont plus facilement accès aux données de gestion technico-économiques, et peuvent être impliqués dans la recherche et développement et la stratégie de l’entreprise, ce qui s’avérerait plus difficile pour un libéral. De plus, outre la casquette de vétérinaires d’OP, il leur est possible d’avoir en parallèle une activité libérale, permettant de proposer une prestation globale de médecine, incluant le curatif et la délivrance de médicaments vétérinaires hors PSE1. Un rapport2 du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), publié en 2014, indiquait qu’« un tiers des médicaments vétérinaires administrés aux animaux de rente est délivré par les groupements agréés et leurs Selas [société d’exercice libéral par action simplifiée, NDLR]. Ces entités maîtrisent 70 % du médicament vétérinaire de la filière porcine, et 50 % du médicament vétérinaire de la filière avicole. » Tous ces aspects posent inévitablement la question de la concurrence entre les deux systèmes, et probablement plus fortement aujourd’hui qu’il y a plusieurs années. Selon des vétérinaires de coopératives interviewés qui ont souhaité garder l’anonymat, on ne peut pas parler de concurrence mais de systèmes complémentaires. Les vétérinaires en entreprise participent de plus à renforcer l’image du vétérinaire au sein des organisations de production, en montrant bien le rôle du vétérinaire, et l’importance de financer sa compétence pour améliorer le sanitaire. De plus, le manque manifeste de vétérinaires dans certains marchés et territoires fait que le système actuel trouve globalement un équilibre. Les nouveaux enjeux financiers feront-ils pencher la balance d’un côté ou d’un autre ?

1. www.bit.ly/3fMhs87

2. www.bit.ly/3uvZ60F

Un problème pour le maillage

TÉMOIGNAGE

CHARLES FACON (T 02)

Praticien en filière avicole, Les Herbiers (Vendée)

L’activité en volaille de chair est structurellement en réduction. Nous arrivons à nous organiser pour le suivi quotidien mais c’est insuffisant pour la gestion des crises sanitaires. Les producteurs arguent que c’est à l’État de payer les crises sanitaires mais l’État se sert déjà du vétérinaire sanitaire quand il en a besoin, le reste de l’année c’est le producteur qui le maintient, notamment par l’intrant médicament. Le système s’effondre et on ne voit pas de relais à hauteur des exigences sanitaires. Un cas d’influenza aviaire hautement pathogène, ce sont 3 diplômes mobilisés pendant plusieurs semaines, et les renforts possibles dans les autres productions s’amenuisent aussi. Je suis aligné sur la position de Jacques Guérin, qui alerte dans un édito de la Revue de l’Ordre que, sans un sursaut et un consensus large, les vétérinaires en production animale n’auront plus les moyens de leurs missions sanitaires.

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