Réorientations et reconversions : la pratique délaissée - La Semaine Vétérinaire n° 1898 du 07/05/2021
La Semaine Vétérinaire n° 1898 du 07/05/2021

DOSSIER

DOSSIER

Auteur(s) : Par Chantal Béraud

Dès les premiers mois, après quelques années d’exercice ou en cours de carrière, ils ou elles décident de ne plus exercer en clientèle. Combien de vétérinaires sont concernés ? Pourquoi ce changement de cap ? Et vers quoi se dirigent-ils ? Analyse des dernières tendances connues et témoignages.

Quelles connaissances récentes a la profession concernant les changements de cap des vétérinaires praticiens ? Sous la conduite de Pierre Sans, directeur de thèse, Louis Victorion (T 18) a réalisé une analyse des sorties volontaires du tableau de l’Ordre des vétérinaires, avec pour objectif une caractérisation des sortants et une identification des causes de retrait. Et de noter quelques chiffres frappants : « Le nombre de sorties volontaires est passé de 210 en 2010 à 738 en 2016, soit une multiplication par 3,5 […] Ce phénomène semble davantage concerner les jeunes travailleurs, car près de 40 % des sortants ont moins de 40 ans. »

L’auteur a en outre obtenu des réponses à un questionnaire de la part de 245 des « jeunes » sortants de moins de 40 ans, entre janvier 2013 et mai 2018. Il ressort que parmi les sortants toujours actifs « 58 % qui exerçaient en clientèle privée ont conservé une activité professionnelle relevant du champ des métiers du vétérinaire : 38,9 % se sont réorientés vers l’Inspection de la santé publique, 22,2 % vers l’industrie pharmaceutique vétérinaire, 16,7 % vers l’enseignement, 11 % en conseil vétérinaire, 5,6 % appartiennent au corps des vétérinaires des Armées et 5,6 % travaillent désormais en laboratoire d’analyse vétérinaire ». Et Louis Victorion d’ajouter : « Dans les secteurs de reconversion professionnelle non vétérinaire, 12,3 % choisissent l’enseignement et 11 % l’administration des collectivités. »

Des départs précoces

Pour les répondants déclarant s’être éloignés de la profession vétérinaire, l’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle, puis l’intérêt du poste, sont les deux premiers critères de choix évoqués pour expliquer leur changement de cap. Quant aux autres raisons évoquées par l’ensemble de la population étudiée, « les perspectives d’évolution et de rémunération en tant que praticien sont jugées comme n’étant plutôt pas satisfaisantes. Ils ont aussi l’impression d’une stagnation professionnelle associée à un temps de travail accaparant. »

Ces analyses restent cependant à replacer dans un contexte d’évolution sociétale globale : en effet, dans une étude parue fin 2020, émanant du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), il est observé, toutes professions confondues, des reconversions de plus en plus précoces : par exemple, la part de jeunes qui reprennent des études dans les sept ans qui suivent leur entrée dans le monde professionnel est ainsi passée de 14 % pour les jeunes diplômés en 1998, à 23 % pour ceux sortis en 2010, tous niveaux de diplômes confondus. Et c’est sans compter tous ceux qui se reconvertissent au moyen de formations courtes non diplômantes1.

Un « métier vampire »

Par ailleurs, comment rendre la pratique en clientèle plus attractive – et aussi moins épuisante, surtout à partir d’un certain âge – est une réflexion de fond qui peut aisément transcender toutes les tranches d’âge : le métier de vétérinaire praticien, même pour ses ultra-passionnés, reste souvent qualifié de « métier vampire » ! Parfois fatiguant en raison du nombre de kilomètres parcourus, risqué concernant les blessures possibles, virant au cauchemar à cause de l’inflation (et de la démesure ?) administrative et normative, tout en étant semble-t-il parfois de moins en moins rémunérateur ou confraternel ? Est-il possible de trouver des solutions, cela reste à creuser, mais s’il pouvait en émerger, cela serait indéniablement utile pour toute la profession.

SOPHIE ROUANNE (A 13)

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« Faire du suivi d’élevage pour accompagner les éleveurs vers l’agroécologie »

Depuis quand réfléchissez-vous à une « réorientation » ?

J’ai actuellement en projet de faire du suivi d’élevage pour accompagner les éleveurs vers l’agroécologie. Pour moi, ce n’est pas une reconversion professionnelle mais plutôt un changement de direction, en continuité avec mon expérience passée de praticienne. C’est le fruit d’une décision progressive : en effet, auparavant, toujours en rurale, j’ai été interne en bovine à Alfort, praticienne hospitalière durant une année et demie, puis j’ai exercé en clientèle durant quatre ans dans le sud de l’Ille-et-Vilaine.

Quels facteurs motivent votre décision ?

Aujourd’hui, j’ai l’impression que les éleveurs n’attendent pas uniquement des soins curatifs de la part de leurs vétérinaires. Ils souhaitent évidemment qu’ils les aident à garder leurs animaux en bonne santé, mais ils ont surtout besoin de pouvoir vivre décemment de leur métier. Améliorer leur qualité de vie et leur rémunération, tout en préservant l’environnement, c’est le défi que je me suis lancé ! Je suis donc en train de créer une entreprise de suivi d’élevage avec une associée, Pauline Dornier, qui a fait une école d’agronomie plus un complément d’étude vétérinaire.

Suivez-vous pour ce faire un complément de formation ?

Je suis moi-même en train de me former en agronomie, même si c’est compliqué : après avoir beaucoup cherché, j’ai opté pour la lecture d’ouvrages et pour une formation auprès du réseau CIVAM [centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural, NDLR], notamment pour ce qui concerne l’aspect pâturage. Nous nous faisons aussi accompagner par un cabinet d’expert-comptable qui a l’habitude d’encadrer des créateurs d’entreprise. Enfin, nous sommes adhérentes à un réseau de cheffes d’entreprise, Femmes de Bretagne.

Comment financez-vous ce changement ?

Je mets actuellement à profit une période de chômage pour donner naissance à ce projet. J’aime bien les changements, la nouveauté, même si nous ne savons pas exactement où nous allons, notamment en matière de rémunération future. Nous nous attendons à quelques années un peu plus compliquées que quand j’étais praticienne. Par ailleurs, un autre défi sera de convaincre puis de former dans notre secteur d’autres praticiens vétérinaires, qui souhaiteront se lancer dans le suivi.

Ce projet vous permet-il de mieux satisfaire des aspirations personnelles ?

Au final, cette « réorientation » devrait me permettre d’œuvrer pour une forme d’agriculture durable, ce que j’estime indispensable pour l’avenir.

Gil Wittke (A 88),

coach en orientation et en développement personnel pour Adévet

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« Les reconversions sont beaucoup plus rares que les remises au point »

« Mon propre parcours éclectique depuis 1990 m’a permis de construire des ponts entre différents métiers et domaines. Je suis aussi à l’origine de la création d’Evolpro – un dossier mis au point conjointement par l’Association Vétos Entraide1 et par le Club vétérinaires et entreprises.

Aujourd’hui, quand j’accompagne des vétérinaires, ceux qui choisissent l’option de reconversion professionnelle – avec donc bilan de compétences et choix d’un nouveau métier, accompagné généralement d’une formation de reconversion – sont beaucoup plus rares que ceux qui ont besoin surtout de faire le point sur leur motivation, leur personnalité et leurs valeurs, parce qu’ils traversent un passage à vide, plus ou moins grave, mais sans réelle intention de “tout bazarder”.

En cas de réelle reconversion, toutefois, j’observe que les métiers qu’adoptent les vétérinaires sont multiples, comme pour toutes les professions, le but d’une reconversion étant de satisfaire des besoins et des valeurs plus profondes que celles qui ont appuyé le projet initial ou qui ont été peu satisfaites dans ce même projet. Donc, je ne pense pas qu’il y ait de tendance vers des professions en particulier. »

Laure Bonnaud et Nicolas Fortané,

sociologues, chargés de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE)

Pourquoi la réorientation vers l’inspection en abattoir ?

« Nous avons interrogé1 une quinzaine de vétérinaires, en milieu ou en fin de carrière, devenus contractuels en abattoir et qui n’ont conservé aucune pratique libérale. Leurs récits de vie mettent en scène plusieurs profils, qui ont en commun l’idée de rupture biographique. Pour un certain nombre d’entre eux, cette nouvelle activité intervient après des difficultés professionnelles dans leur exercice antérieur de l’activité libérale (lassitude, baisse de clientèle, blessures), des mésententes avec des associés, des problèmes financiers pour leur cabinet ou de longues périodes de chômage. Dans ce cas, la nomination comme vétérinaire en abattoir représente une solution (parfois envisagée comme temporaire) à leur arrêt de carrière considérée comme « normale », c’est-à-dire libérale. La reconversion peut également être consécutive à un changement dans la vie familiale, notamment pour les femmes vétérinaires (déménagement pour suivre un conjoint, souhait d’horaires plus réguliers avec l’arrivée des enfants) ou pour les vétérinaires plus âgés (départ en retraite du conjoint ou perspective de sa propre retraite, par exemple). Il s’agit de repenser sa vie professionnelle en fonction des priorités de la vie personnelle. »

FLORIANE CHAPUIS

(étudiante à l’ENVA)

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Je m’imagine davantage non-praticienne que praticienne

Dans mon entourage proche, la plupart de mes amis étudiants pensent devenir des praticiens. En revanche, ce ne sera sans doute pas mon cas, car j’ai découvert les chaînes d’alimentation, les pratiques d’hygiène, l’écologie microbienne, la conservation des aliments, et ça me passionne ! Donc pourquoi ne pas me diriger plutôt vers l’industrie agroalimentaire ou les laboratoires pharmaceutiques ? C’est pourquoi, dans un monde idéal, après un tronc commun d’étude, j’aurais souhaité qu’on puisse suivre dès la troisième année une spécialisation d’espèce – je me vois éventuellement travailler en équine mais pas en bovine – et une spécialisation vers les autres métiers liés au monde vétérinaire. Mais quand j’entends dire que les gens « s’évaporent » lorsqu’ils ne choisissent pas l’exercice libéral, je demande « de quel droit les juger ainsi ? » Déjà que choisir ces métiers « parallèles » oblige à faire face à ses propres doutes, ce n’est sûrement pas la peine d’en rajouter. En tout cas, je pense que le recrutement en clinique n’ira pas en s’améliorant dans les prochaines années. C’est pourquoi je suis en cours d’écriture d’une thèse pour déterminer les causes qui poussent, de 1980 à aujourd’hui, une partie de la profession à ne pas exercer – ou à ne plus exercer – en libéral. Quel que soit l’âge où l’on décide ce changement de cap, je pense qu’on ose ou pas franchir ce pas en fonction de sa personnalité. Les conclusions de ma thèse pourraient aider à déterminer quels sont les points qui seraient à améliorer pour rendre la pratique libérale davantage attractive. Car si on se trompe de problèmes, on propose forcément de mauvaises solutions.

LÉA LOISEL (N 17)

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Je préfère devenir enseignante-chercheuse

C’est à partir de ma dernière année à l’école que j’ai commencé à me demander si d’autres voies ne m’intéresseraient pas davantage qu’un exercice en clinique. Ppour en être sûre, j’ai commencé ma carrière en allant travailler dans un refuge de la SPA, à la Réunion, puis dans une clinique canine là-bas. Mais ça allait trop vite, c’était souvent stressant, et même quand je n’étais pas stressée, je me suis rendu compte que je ne m’épanouissais pas vraiment dans cette activité, qu’elle n’était pas compatible avec la manière dont j’aime travailler. Cependant, à l’idée de me « réorienter », j’avais peur du regard des autres, qu’ils croient que j’étais seulement une fainéante ou quelqu’un d’incompétent ! Avec du recul, je pense que l’on n’est capable d’absorber les « mauvais » côtés d’une profession que si elle nous plaît vraiment. Du coup, en explorant d’autres voies, j’ai compris que devenir enseignante-chercheuse me correspond mieux. Je recherche donc actuellement une thèse universitaire. Par ailleurs, comme je trouve qu’il n’existe pas encore dans la profession suffisamment d’espaces de rencontre et de réflexion concernant les possibilités de réorientation ou de reconversion, j’essaye de participer, au sein de l’association Vétos Entraide, à un groupe qui travaille entre autres sur le sujet. Pour dire notamment aux jeunes vétérinaires que oui, notre formation nous ouvre à d’autres voies parallèles intéressantes. Et aussi pour les aider à se sentir moins seuls s’ils envisagent de changer de cap. Aujourd’hui, je n’ai pas l’impression de déserter la profession, j’ai simplement l’envie d’être vétérinaire un peu « autrement ».

« Parmi les solutions, mieux accompagner les jeunes »

« Plusieurs de mes amies ont abandonné l’exercice en libéral peu de temps après l’école », témoigne anonymement une jeune praticienne. « Pourquoi ? Parce qu’elles se sont retrouvées dans des cliniques où il n’y avait personne pour répondre à leurs incertitudes, à leurs questions. Je pense qu’un vétérinaire employeur devrait aussi se rendre compte du rythme de consultation qu’il peut attendre de ces jeunes recrues. Parfois, il nous faut un peu plus de temps. Car si on stresse trop un jeune, il risque tout simplement de partir du boulot ! »

  • 1. Le Monde Campus du jeudi 8 avril 2021.
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