RUPTURE D’APPROVISIONNEMENT DE MÉDICAMENTS - La Semaine Vétérinaire n° 1888 du 26/02/2021
La Semaine Vétérinaire n° 1888 du 26/02/2021

DOSSIER

Auteur(s) : FRÉDÉRIC THUAL

PARMI LES 3 000 MÉDICAMENTS DISPOSANT D’UNE AMM EN FRANCE, MOINS D’UNE CENTAINE SOUFFRE CHAQUE ANNÉE DE RUPTURES D’APPROVISIONNEMENT. UN DÉFAUT JUGÉ « CRITIQUE » DANS 10 % DES CAS POUR GARANTIR LA SÉCURITÉ MÉDICALE ET LE BIEN-ÊTRE DES ANIMAUX. POUR LES AUTRES, L’INDISPONIBILITÉ GRANDISSANTE OBLIGE LES PRATICIENS À JONGLER POUR MAINTENIR UNE MÉDECINE DE QUALITÉ. RENCONTRE AVEC DES PRESCRIPTEURS ET PRODUCTEURS.

Vaccins, antibiotiques, anti-inflammatoires, traitements pour l’insuffisance rénale, compléments alimentaires… À en croire les praticiens, le phénomène des ruptures d’approvisionnement de médicaments vétérinaires ou de leur simple indisponibilité serait devenu systémique. Que ce soit en rurale, en équine ou en canine, nul ne se sent épargné. « Dans une structure comme la nôtre, indique Yannick Pérennès, directeur général du CHV Pommery, à Reims, nous passons une grosse commande par semaine. Il y a dix ans ou vingt ans, on avait un ou deux médicaments indisponibles. Aujourd’hui, il y a en a une page et demie ! Hier, on trouvait ça inadmissible et intolérable, aujourd’hui, on n’a pas le choix. Et on commence à voir des consommables. Des médicaments basiques, extrêmement anciens, sont régulièrement en rupture, sans que l’on soit averti. Les labos ne nous préviennent pas ni systématiquement les centrales, ou nous fournissent des explications souvent vaseuses ou erronées. C’est un vrai problème. Je comprends la logique industrielle et financière. Et malheureusement, des labos qui ont écoulé les stocks d’un an et demi pour consolider leur trésorerie ne feront pas machine arrière. Il ne faut donc pas s’attendre à des améliorations. Je pense que ça deviendra de plus en plus fréquent », regrette-t-il. Le diagnostic est cruel.

L’ANMV monte au créneau

Mise sur le tapis de la profession dès 2004, la question sera véritablement prise en compte en 2011-2012 par l’Agence nationale du médicament vétérinaire (Anses-ANMV) jusqu’à l’obligation faite en 2015 aux laboratoires pharmaceutiques de déclarer leurs ruptures d’approvisionnement. L’année suivante, l’ANMV recensait 74 ruptures de médicaments vétérinaires; puis 59 en 2017, 73 en 2018, 68 en 2019 et 82 en 2020. « Un nombre stable, même s’il est un peu plus important l’an dernier sans doute en raison de la crise du Covid », estime Flore Demay, chef de l’unité surveillance du marché et pharmacovigilance au sein de l’Anses-ANMV. L’an dernier, ces défauts d’approvisionnement ont, par espèces, concerné à 40 % la filière canine, à 20 % les bovins-ovins et les caprins, à 20 % l’aviaire, à 13 % l’équine… « Ce que l’on observe, c’est une inversion, légère, des tendances. On a 22 % de rupture sur les antibiotiques contre 19 % pour les vaccins », note-t-elle. Mais c’est sur les ruptures dites « critiques », celles pour lesquelles il n’existe aucune alternative sur le marché national et qui induisent un risque pour la santé et le bien-être des animaux, que l’ANMV s’est focalisée en mettant autour de la table l’ensemble des acteurs - praticiens, distributeurs, fabricants, etc. - en 2017.

L’initiative a permis d’accoucher d’un guide de bonnes pratiques et de fiches de déclaration et de suivis des ruptures permettant de mieux communiquer. Les labos devant alerter l’ANMV de tout incident de fabrication. Le font-ils tous ? L’ANMV dit ne pas avoir de retour sur de quelconques absences. « Le fait de les avoir stimulés nous permet d’être plus réactifs, de pouvoir mieux anticiper et d’éviter que les praticiens se retrouvent le bec dans l’eau », reconnaît Flore Demay. Ainsi, depuis mai 2019, l’ANMV publie la liste de médicaments en souffrance, consultable par tout un chacun. En 2020, le site de l’ANMV produisait une liste de neuf médicaments en ruptures dite « critiques », avec pour chacun d’eux une fiche mentionnant le nom du médicament, du laboratoire, la date de rupture et quand elle est connue la date de retour sur le marché, l’indication et le motif de la rupture, « de façon plus ou moins précise », grincent de nombreux praticiens, face à des labos à la communication toujours… minimaliste. Parmi les neuf produits épinglés par l’ANMV, le Bovilis Ringvac, produit par Intervet (MSD Santé animale), par exemple, est affiché en rupture longue durée depuis octobre 2020, avec un retour indéterminé en raison, dit-on, d’un arrêt de la fabrication en sous-traitance. Pour Flore Demay, l’intérêt principal de cette démarche est d’offrir des alternatives quand cela est possible. « Ce dispositif engendre une meilleure collaboration entre les producteurs et les instances européennes. Mais c’est une démarche récente. Il faut que les acteurs prennent de nouvelles habitudes », dit-elle.

Huit alternatives pour neuf ruptures critiques en 2020

En 2020, l’ANMV a ainsi pu trouver des substitutions pour huit des neuf produits incriminés. « Certes, ça fonctionne. On a aujourd’hui une assez bonne information des ruptures critiques, il y a eu un gros travail de mise en place des circuits d’importation, mais ce qui nous soucie, en production animale, c’est plus la disponibilité que la rupture pour les espèces mineures ou les indications orphelines. Le problème, c’est qu’une rupture qui n’est pas critique peut en engendrer des critiques », tempère Olivier Fortineau, président de la commission médicament de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGTV) et praticien à Chateaugiron, en Ille-et-Vilaine. Un sentiment partagé par Yannick Pérennès. « On s’inspire du principe de la cascade, mais quand on n’a ni l’espèce ni l’indication, on est contraint d’aller chercher le produit en humaine. Quand, ça touche les antibiotiques et les anesthésiques les plus élémentaires que l’on utilise au quotidien, c’est gênant. Pendant un bon moment, on a été obligé de substituer le Prozinc (Boehringer Ingelheim) par une insuline humaine. Ça oblige à changer les protocoles. C’était vraiment un moment compliqué. C’était vraiment une rupture critique. Que l’on perde un peu d’argent en fin d’année, ce n’est pas grave, que l’on soit empêché de travailler correctement c’est plus embêtant, d’autant plus dans un CHV où l’on est censé produire des soins de haute qualité. » Dans quelques cliniques, certains sont même allés jusqu’à faire appel à des réseaux de pharmaciens capables de sortir des gélules en préparations magistrales. Chez d’autres, comme dans les cliniques Anicoon, Grégory Santaner préfère prendre un certain recul. « Le phénomène est resté à la marge. Bien sûr, un an avant la Covid, personne n’aurait imaginé avoir des problèmes de gants ou d’aiguilles. Il faut parfois jongler avec les génériques, faire attention au prix… mais c’est le principe des trains, on parle beaucoup de ceux qui n’arrivent pas à l’heure, et, dans les faits, dans 95 % du temps, on fonctionne sans problème. Les labos livrent bien, les centrales font leur job, on est dans un système qui roule. C’est une tempête dans un verre d’eau, on crie au loup, mais on a tendance à oublier le confort que l’on a d’avoir tout ce qu’on veut, comme on veut, quand on veut », commente le praticien.

Investissements dans la sécurisation

Comment les laboratoires abordent-ils ces ruptures d’approvisionnement ? « On fait tout pour les éviter. En travaillant avec l’ANMV, nous avons pu mettre en place un tableau de pilotage. Dès que l’on est dans une incapacité de servir le marché, on prévient l’agence, qui qualifie, elle, ces ruptures « critiques » ou non. Ensuite, Il y a un gros travail de planification du marché mené par les laboratoires, qui investissent dans des sites de production, mais les prévisions restent des prévisions, avec parfois des effets de seuils, imputables à de multiples facteurs », observe Arnaud Deleu, directeur affaires économiques et formation du Syndicat de l’industrie du médicament et diagnostic vétérinaires (SIMV). En France, durant un mois et demi, l’appareil productif aurait fonctionné à 65 % au lieu de 100 %. « Évidemment, ça désorganise les positions sur le marché. Malgré cela, nous avons réussi à tenir nos positions, ce qui montre bien que nos entreprises ont des stocks de sécurité », assure-t-il. Dans l’Hexagone, les labos poursuivent leur investissement (Ceva, MSD, Boehringer Ingelheim, etc.) et disposeraient d’une vingtaine de sites de production, qui « aujourd’hui tournent à plein régime », dont un tiers de la production part à l’international. « Le reste est alimenté par les sites à l’étranger, pour garantir souplesse et réactivité. » Revers de la médaille, quand l’usine mexicaine de Boehringer Ingelheim a été touchée par le Covid, les approvisionnements de Semintra (Boehringer Ingelheim) et de Pexion ont dû être suspendus. « On peut toujours avoir à faire à des impondérables, comme ce fut le cas avec la pénicilline ou plus récemment sur les corticoïdes, pour lesquels les sites de productions asiatiques avaient perdu leurs autorisations. Mais on estime qu’avec la charte menée avec l’ANMV, pour quantifier les ruptures, et les efforts entrepris, on répond aux besoins dans un contexte où parfois la demande de certaines molécules est accrue », précise Arnaud Deleu.

« Du producteur au prescripteur, ces ruptures ne sont jamais une bonne nouvelle pour la profession. C’est tout sauf souhaitable et volontaire », assure Daniel Saliou, directeur des opérations commerciales de MSD Santé animale. « C’est souvent la conséquence d’un problème sourcing, de contrôle qualité, de libération de lots… La production de vaccins repose sur des process hautement complexes. Si on fait le parallèle avec la Covid-19, on voit bien que ce n’est jamais gagné. Lorsque nous avons un souci de rupture, nous procédons par système d’allocations, selon l’historique des ventes, pour être le plus équitable possible envers nos clients. On cherche à avoir une continuité d’approvisionnements du marché la plus équilibrée pour ne pénaliser ni nos prescripteurs ni les éleveurs », explique Daniel Saliou. Présent aux États-Unis, en Europe et au Japon, le groupe, l’un des leaders mondiaux de la santé animale, qui commercialise 200 produits dans l’Hexagone, dit poursuivre les investissements sur l’ensemble des continents pour s’adapter à la croissance de la demande mondiale. MSD Santé animale concède quelques années plus délicates : « Depuis deux ans, nous satisfaisons beaucoup mieux le marché français », estime Daniel Saliou. « Nous produisons majoritairement en Europe et aux États-Unis. Le sourcing est à 95 % européen ou américain. Quand on va en Asie, c’est au Japon », dit-il. Avec des stocks-tampons de cinq à huit semaines, selon les lignes, l’entreprise estime être en mesure, de pallier, en permanence, un éventuel problème.

« C’est ce qui nous est arrivé pour la filière volaille sur les vaccins contre la maladie de Marek. Nos stocks-tampons nous ont permis de satisfaire la demande pendant que l’on se retournait vers nos sites de production », indique le directeur des opérations commerciales de MSD Santé animale, dont la stratégie industrielle vise à anticiper l’évolution de demande mondiale au cours des dix prochaines années pour adapter l’outil de production en conséquence. « Tout le monde est affecté par le problème des ruptures. Ces dernières années, que ce soit en production animale ou pour les animaux de compagnie, la demande mondiale a fortement augmenté et sans doute plus vite que l’adaptation des outils de production », analyse Daniel Saliou.

Ceva finance la distribution

Chez Ceva, qui revendique le titre de premier laboratoire vétérinaire français, et 5e au rang mondial, avec une trentaine de sites de production dans le monde (États-Unis, Brésil, Chine, Hongrie, etc.), dont six en France et cinq centres de développement et d’innovation, la question de la sécurisation des approvisionnements a été « très tôt prise au sérieux. Ce n’est pas un sujet nouveau pour Ceva et ce n’est pas lié à la Covid », prévient Véronique Kodjo, directrice industriel et supply chain et vice-présidente du groupe Ceva. « Parmi nos démarches stratégiques, nous avons constitué des stocks pour sécuriser d’éventuelles fluctuations de matières premières ou de produits finis, et absorber les variations du marché. Nous maîtrisons, en interne, une grosse partie de notre chaîne d’approvisionnement du début à la fin. Et nous veillons à avoir plusieurs fournisseurs possibles d’une matière première ou d’un composant. Avec ces stocks stratégiques, ce n’est pas six mois de stock, mais plusieurs années. Ainsi, la question de savoir ce qui vient de l’étranger se pose moins. C’est pourquoi aujourd’hui, en France, des ruptures, chez Ceva, il n’y en a quasiment pas », assure Véronique Kodjo. Après avoir multiplié les investissements dans la chaîne d’approvisionnement et dans les outils de production, Ceva vient de faire l’acquisition d’un terrain en Nouvelle-Aquitaine pour y construire une nouvelle plateforme de distribution où devrait être centralisé l’ensemble des activités de distribution. Le site devrait être opérationnel au premier semestre 2023. Véronique Kodjo précise toutefois : « Avoir zéro rupture dans l’univers du médicament, ça n’existe pas, mais si on veut éviter d’avoir des problèmes, cela nécessite une vraie attention et une vraie politique de gestion des risques. Pour nous, la période Covid a été l’occasion de mettre en pratique cette politique et cette capacité de résilience. Et nos usines ne se sont pas arrêtées. »

On a eu une réponse, claire, rapide, qui répond à nos besoins

TÉMOIGNAGE

CORINNE JAUREGUY

Praticienne à la Guerche-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine)

À la Guerche-de-Bretagne, la vétérinaire Corinne Jaureguy, par ailleurs membre de la commission médicament de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGTV), a eu recours au dispositif mis en oeuvre par l’ANMV. « L’été dernier, MSD Santé animale nous a informés qu’il allait y avoir une rupture de Bovilis Ringvac en raison “d’un problème d’usine”. L’annonce a été officialisée en octobre dernier et ils se sont mobilisés pour nous rapatrier un maximum de doses, ce qui nous a permis d’avoir un peu de visibilité (…) La SNGTV a donc alerté l’ANMV et demandé des ATU (autorisations temporaires d’utilisation) pour faciliter les importations. Sans quoi, chaque cabinet aurait dû faire des demandes par élevages. On a donc eu une réponse claire, rapide, qui répond à nos besoins », reconnaît Corinne Jaureguy, satisfaite du dispositif, même si elle estime qu’il serait plus facile d’obtenir des AMM.

LES CENTRALES ENTRE LE MARTEAU ET L’ENCLUME

Pour la centrale d’achats Alcyon, le problème, même s’il est ancien, est pourtant bien réel et s’accélère. « En raison de la crise sanitaire, 2020 aura été une année record en termes de rupture avec des sorties de produits anormalement élevées en mars et juin », observe Olivier Duran, directeur général de la centrale Alcyon France, dont les stocks-tampons, d’un à plusieurs mois selon les produits, ont tenté d’absorber les dérives du marché. « Notre visibilité n’est pas totale. Nous pouvons avoir des ruptures de notre fait, car un laboratoire a des ventes supérieures aux prévisions, ce qui fait que les stocks se vident à grande vitesse et que nous n’arrivons pas à réapprovisionner à temps ou que nous devons pallier la rupture d’un de nos concurrents. » À qui la faute ? Les laboratoires engagés sur des contrats commerciaux portant sur certains volumes avec les vétérinaires auraient-ils tendance à faire porter la responsabilité sur la centrale ? « Est-ce aux centrales de prendre le risque d’augmenter leurs stocks sur des produits à péremption courte avec le risque de se les faire refuser par le client ? », interroge Olivier Duran.

Abonné à La Semaine Vétérinaire, retrouvez
votre revue dans l'application Le Point Vétérinaire.fr