Une touchante étrangeté

Se glissant aussi aisément au fond des océans, des rivières ou des lacs que dans les herbes, l’anguille est un poisson singulier. Son cycle de vie, qui peut durer cinquante ans, voire plus, en captivité, n’a pas d’équivalent dans le règne animal. Portée par le Gulf Stream, Anguilla anguilla¹ traverse une première fois l’Atlantique à l’état larvaire pour atteindre les côtes européennes où elle se métamorphosera trois fois : en civelle, en anguille jaune, puis en anguille argentée, juste avant de reprendre le chemin inverse vers son lieu de naissance, pour s’y reproduire et mourir. Longtemps inconnu, on doit au Danois Johannes Schmidt – après des années à sillonner l’océan – d’avoir identifié ce lieu en 1922 dans la mer des Sargasses. Personne pourtant n’est encore parvenu à y observer le frai ou l’éclosion des œufs ni même à y repérer la moindre anguille adulte. Le mystère de l’animal n’a en réalité jamais cessé de nous défier. Depuis Aristote, des cohortes de savants – dont la biologiste marine Rachel Carson ou encore Sigmund Freud – ont eu beau s’y pencher, il continue de nous glisser des mains. Tandis que les tentatives d’élevage n’aboutissent pas, l’anguille est aujourd’hui, inexorablement, en train de disparaître. Dans ce livre subtil, le Suédois Patrik Svensson mêle ses souvenirs de pêche avec son père à une formidable enquête historique et naturaliste pour nous convier à une grande traversée où l’étrange destin de l’anguille se lie intimement à celui de notre propre condition.

1. L’anguille européenne.

L’Évangile des anguilles de Patrik Svensson, éditions du Seuil, coll. Littérature étrangère, 14 × 20,5 cm, 288 pages, 19,50 €.