« LA PROFESSION VÉTÉRINAIRE N’EST PAS EN CRISE » - La Semaine Vétérinaire n° 1868 du 25/09/2020
La Semaine Vétérinaire n° 1868 du 25/09/2020

SOCIOLOGIE

ANALYSE

Auteur(s) : TANIT HALFON

Féminisation, essor de la médecine canine, transformation de la médecine rurale… Ces dynamiques professionnelles sont analysées depuis plusieurs années au travers du prisme de la sociologie. Explications avec Nicolas Fortané, chercheur à l’Inrae.

Comme toute discipline scientifique, la sociologie a le don de mettre à mal certains ressentis ou convictions. Non, « la profession vétérinaire n’est pas en crise, affirme Nicolas Fortané, chercheur en sociologie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Il y a des défis d’assez court terme, comme l’évolution du modèle économique, notamment en médecine rurale avec la question de la rémunération des conseils, et des dynamiques au long cours auxquelles la profession devra s’adapter. » Depuis plusieurs années, les sciences sociales s’intéressent aux enjeux de la santé animale, dans un contexte d’augmentation des problématiques sanitaires liées au monde animal - crise de la vache folle, grippes aviaires, antibiorésistance, etc. En découle naturellement l’étude de la fonction vétérinaire. Une chance pour la profession qui pourra y trouver certaines réponses aux défis qui l’attendent, et une chance pour les sociologues, car « ce qui se passe chez les vétérinaires est emblématique de transformations plus globales de la société ». D’ailleurs, dans quelques mois, les vétérinaires feront l’objet d’un numéro spécial de Review of agricultural, food and environmental studies, une des revues de l’Inrae. Avec en introduction, un article1 de Laure Bonnaud et Nicolas Fortané, dans lequel sont décryptées les grandes dynamiques de la profession.

Des évolutions avec la nouvelle génération

Comme le rappelle l’article, le métier se féminise, et pas qu’en France : les femmes représentent ainsi 55 % des vétérinaires aux États-Unis, et 53 % en Europe. Cette évolution est rapide : en 1970, aux États-Unis, les femmes représentaient 8 % de la profession, contre 50 % en 2008. En France, les nouvelles promotions d’étudiants comptent entre 2/3 et 3/4 de femmes depuis le début des années 2000. Et non, cette féminisation n’est pas responsable de tous les maux de la profession, en tout cas clairement pas le facteur principal. « Ce que nous montrent les études est que l’effet générationnel pèse plus que le genre. Cela ne concerne pas uniquement la profession, le constat est le même chez les médecins », explique le chercheur. Il complète : « Dans nos sociétés occidentales, on observe une hausse du capital économique et culturel des nouveaux entrants à la profession, qui sont plus issus des classes socioprofessionnelles moyennes à supérieures, et aussi plus urbaines. C’est corrélé avec le désir de travailler autrement, notamment des formes d’organisation du travail ou des équilibres vie professionnelle-vie personnelle propres à cette nouvelle génération. » Ceci dit, le chercheur souligne que la féminisation ne diminue pas la structure sexiste d’une profession. « Des études d’il y a une dizaine d’années ont montré que si la base de la profession se féminise, cela ne se répercute pas dans le haut de la pyramide. »

Des enjeux concurrentiels

Le métier se transforme aussi avec l’essor de la canine, et la baisse du nombre de vétérinaires ruraux. Si ces deux dynamiques sont indépendantes l’une de l’autre, elles s’inscrivent toutes deux dans des logiques concurrentielles. Côté canine, la profession a commencé à s’intéresser à la santé des animaux de compagnie en parallèle de leur augmentation au sein de la société, mais aussi en réponse à la concurrence d’autres professionnels. Ainsi, analysant le cas de la Grande-Bretagne, une étude a montré que l’attrait de la profession pour l’animal de compagnie s’était construit en réaction aux actions des sociétés de protection animale, qui avaient commencé à s’occuper dans des dispensaires d’animaux en souffrance2. Côté rurale, si le métier a évolué avec la volonté des nouveaux diplômés de travailler différemment de leurs aînés, il se redéfinit aussi du fait des transformations plus globales du secteur de l’élevage. « Les éleveurs ont gagné en compétences, et on observe un décloisonnement des différents axes de la gestion des animaux d’élevage - santé, reproduction, alimentation… -, ce qui fait que les vétérinaires se retrouvent directement en concurrence avec d’autres professionnels sur les questions sanitaires. » Dans des élevages de plus en plus intégrés et industrialisés, la santé n’est plus appréhendée de la même manière, et le rôle du vétérinaire évolue naturellement vers celui d’un « manager de la santé », qui utilise des savoirs et outils plus uniquement liés aux maladies infectieuses.

Une profession qui s’adapte

Si cet aspect est particulièrement vrai dans les filières porcines et aviaires, l’histoire est plus complexe en pratique rurale, comme le précise l’article. Les vétérinaires de la filière bovine ont effectivement réussi à élargir leurs champs d’expertise vers des problématiques de production (mammites, reproduction), et dès les années 1970 s’observent des tentatives de développement d’une médecine préventive. Mais cette dynamique s’est heurtée d’une part à une résistance d’une portion des vétérinaires praticiens dans les années 1980 et 1990, d’autre part à la mise en œuvre de cette approche par des organisations agricoles. Aujourd’hui, si les savoirs et compétences des vétérinaires restent essentiels, ils doivent évoluer. Les vétérinaires ont-ils la capacité de s’adapter ? « Sur la profession vétérinaire britannique, une historienne montre qu’à chaque mise en crise de la profession par ses représentants, les vétérinaires s’en sont finalement toujours très bien sortis en renforçant la protection de leurs juridictions professionnelles. N’oublions pas que c’est en temps de crise que les empiriques ont été exclus, que les vétérinaires se sont imposés en canine. » Soyons optimistes donc… le vétérinaire saura relever les défis de demain.

1. Being a vet : the veterinary profession in social science research, Review of agricultural, food and environmental studies, 2020. www./bit.ly/2FMbOEw

Cet article est une mise à jour d’un précédent article daté de 2019, accessible en français sur le site : www.bit.ly/32FJvAV

2. La compétition avec d’autres groupes professionnels s’inscrit dans des dynamiques classiques du processus de professionnalisation, indique l’article.

La question des revenus

Récemment, l’Atlas démographique de la profession vétérinaire a montré des écarts de revenus entre les hommes et les femmes. Si une analyse de ces données brutes reste encore à faire pour écarter les biais, et conclure à une inégalité professionnelle, la sociologie peut-elle nous éclairer ? Partiellement, explique Nicolas Fortané, citant deux études. « Un article anglais de 2016 a montré que les femmes cheffes d’entreprises vétérinaires facturent souvent moins que ne le feraient les hommes. Un autre article de 2009 s’était penché sur le cas suisse. Il était ressorti que le fonctionnement des cabinets vétérinaires reposait sur un travail invisible des femmes épouses des praticiens, qui géraient une partie du secrétariat, du ménage… sans être rémunérées. Sauf que l’inverse n’est pas vrai et donc aujourd’hui une femme cheffe d’entreprise a besoin d’employer du personnel. On peut faire l’hypothèse que ce changement de fonctionnement du cabinet a un effet sur la rémunération. »

La question de l’installation

L’article de Laure Bonnaud et Nicolas Fortané1 revient sur la question de l’installation et sur la problématique des déserts vétérinaires. Sur ce sujet, une étude a montré que l’installation était moins liée à des critères professionnels qu’à des critères extra-professionnels, ce constat étant cependant plus vrai pour la canine. Comme critères d’importance, on trouve ainsi les offres d’emploi pour le conjoint, la proximité des services publics (écoles, hôpitaux), les activités de loisirs ou culturelles et la présence d’autres vétérinaires (pour la sociabilité). Ces résultats vont dans le même sens que d’autres études menées aux États-Unis et au Canada. « Ce sont là encore sans doute des effets générationnels importants, qui influent sur les choix des jeunes entrants dans la profession en termes de modes de vie et de manières de travailler », précise Nicolas Fortané.

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