ANICURA DANS LA TOURMENTE ORDINALE - La Semaine Vétérinaire n° 1867 du 18/09/2020
La Semaine Vétérinaire n° 1867 du 18/09/2020

CORPORATES

ANALYSE

Auteur(s) : FRÉDÉRIC THUAL

Deux ans après l’arrivée du groupe AniCura en France, le CNOV a prononcé la radiation du tableau de l’Ordre de 2 des 7 cliniques détenues par le réseau suédois. Celles-ci font appel devant le Conseil d’État.

Le mois d’août est propice aux orages… C’est un coup de tonnerre qui vient de frapper le ciel vétérinaire français en cette rentrée 2020. Un coup de théâtre plutôt, intervenu au début de l’été et passé relativement inaperçu jusqu’à la publication d’un encart anonymisé dans la revue du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV), daté du mois d’août 2020, et titré Radiation du tableau de la société vétérinaire (A). En clair, est visé le centre hospitalier vétérinaire NordVet, à La Madeleine dans les Hauts-de-France, qui constitua, fin 2018, la première acquisition du groupe vétérinaire suédois AniCura en France. Acquise dans la foulée par NordVet pour intégrer le réseau AniCura, la clinique vétérinaire Saint-Roch à La Rochelle est aujourd’hui dans le même bateau.

Manque de pouvoir décisionnel et conflit d’intérêts

Que leur reproche-t-on ? Le non-respect de l’article L. 241-17 du code rural et de la pêche maritime (CRPM) régissant la profession. À savoir, d’abord, que les nouvelles dispositions statutaires et extra-statutaires conduiraient à priver les associés vétérinaires du pouvoir décisionnel au sein de l’entreprise, et, ensuite, que le nouvel actionnaire, non-vétérinaire, en l’occurrence AniCura, entré au capital, fournit des services, produits ou matériels utilisés à l’occasion de l’exercice professionnel vétérinaire et qu’il exerce une activité de transformation de produits animaux. D’où une suspicion de conflit d’intérêts. Le 19 juillet 2018, six mois après cette première implantation, le conseil régional de l’Ordre des vétérinaires (CROV) des Hautsde-France dénonçait les modalités de fonctionnement de l’entreprise et engageait une procédure de radiation administrative à l’encontre du CHV NordVet. Dans la foulée, le 17 décembre 2019, le CROV de Nouvelle-Aquitaine lui emboîtait le pas, pour, sensiblement, les mêmes motifs. Les deux structures ayant déposé un recours en mars dernier devant le CNOV, ce sont donc ces deux dossiers qui ont été étudiés les 10, 17, 18 juin et 1er juillet par la session du CNOV, habituellement composée de 14 conseillers ordinaux où, cette fois, 3 d’entre eux ont préféré se retirer. Par prudence ? Toujours est-il que l’Ordre, qui publie dans ce même numéro d’août 2020 un opportun article intitulé « Capitaux extérieurs et sociétés vétérinaires : les principes à respecter », a détricoté les complexes montages financiers desdites sociétés vétérinaires et confirmé les avis des conseils régionaux en mettant en exergue ce qui lui semble être un ensemble d’irrégularités de nature à nuire à l’indépendance des vétérinaires défendue par le CRPM.

La lecture de l’Ordre…

« Mon approche est de rappeler quelles sont les personnes habilitées à exercer la médecine des animaux. C’est l’une des missions confiées à l’Ordre par le législateur. À partir de là, il n’y a pas de cas particuliers pour les uns ou les autres », rappelle Jacques Guerin, président du CNOV, dont la délibération, détaillée dans un procès verbal d’une vingtaine de pages, étaye méthodiquement ses arguments. « Pour nous, l’indépendance et les conditions d’application de l’article L. 241-17 ne sont pas respectées. Vous pensez bien que l’on ne peut pas prendre une décision de cette importance et risquer de se faire retoquer par le Conseil d’État pour défaut de motivation », soutient-il. « Cet article pose comme condition que 51 % du droit de vote et du capital doivent être détenus par des vétérinaires en exercice au sein de la société. Toute la question est là. En façade, c’est respecté, mais derrière il y a des mécaniques juridiques qui viennent contourner la loi. Des conventions extrastatutaires ou particulières de prêt, de droit de préemption, de location de parts, de composition du comité straté gique, etc., ou des règles de vote peuvent contredire cette position de principe. Il ne suffit pas de nous apporter un tableau avec qui détient quelle part. Ce dont l’on doit s’assurer, c’est de la façon dont cela fonctionne réellement. Or, un certain nombre de choses sont non conformes », explique-t-il. L’Ordre décortique ainsi les prises de participation de holdings et sociétés ayant pour activité la fourniture d’aliments qui tendrait à démontrer la suspicion de conflit d’intérêt dans les montages financiers d’AniCura.

…et celle d’AniCura

Une lecture évidemment nullement partagée par Pierre Tardif, directeur général d’AniCura France, persuadé que son modèle de gouvernance et son actionnariat respectent la législation française et permettent de répondre aux enjeux d’indépendance des vétérinaires et de prévention des conflits d’intérêts. « L’indépendance est d’ailleurs le premier article de nos conventions. Notre modèle est validé dans les 12 pays européens où nous sommes présents. Les vétérinaires en exercice président tous les organes de gouvernance et les décisions, quelle que soit leur nature, ne peuvent être proposées que par des vétérinaires en exercice… », se défend-il. Pour AniCura, les décisions ayant un impact économique imposent l’approbation de tous les associés, dont AniCura, associé minoritaire (49,9 %) et investisseur. « La liste des décisions nécessitant un accord est fixée de manière à garantir l’indépendance des vétérinaires tout en permettant de protéger l’actionnaire non-vétérinaire qui finance la structure », détaille-t-il. « Quant à la répartition des dividendes, elle est définie d’un commun accord avec les vétérinaires actionnaires avant l’entrée d’AniCura dans le capital. Cette répartition n’est pas de nature à inciter les vétérinaires à développer le volume d’actes puisque leur rémunération n’y est plus directement liée », souligne-t-il, demandant « la mise en place d’un groupe de travail présidé par le ministère de l’Agriculture et avec l’ensemble des représentants de la profession qui viserait à définir clairement les catégories d’actionnaires constituant véritablement un risque pour la profession dans le contexte de son évolution ». Mais plus que des noms, il semble que ce sont plutôt la complexité et l’opacité des montages financiers que les instances ordinales ont du mal à avaler. Ce sont d’ailleurs eux que les conseillers juridiques de la clinique rennaise DFC Vet avaient pointé du doigt lors de la vente de la structure. Redoutant de s’y brûler les ailes, les dirigeants d’alors avaient préféré organiser sa déliquescence et laisser le tribunal d’instance s’en dépatouiller. AniCura en a fait sa septième acquisition pour y développer TRIOVet, un concept de clinique de référés pour la Bretagne.

D’autres cliniques en ligne de mire

De leur côté, les vétérinaires Bertrand Pucheu, l’un des 5 codirigeants du CHV NordVet, et Julien Charron, codirigeant de la clinique Saint-Roch, s’accordent pour dire qu’ils n’ont en rien perdu de leur indépendance et ne regrettent aucunement leur décision. « Le degré de liberté est total et même plus important qu’avant », mentionne Julien Charron. Ici, comme au CHV NordVet, les travaux de modernisation ont démarré. « Chez nous, ajoute Bertrand Pucheu, un investissement de 700 000 € nous a permis de développer un projet que nous n’aurions pu financer seul. Nous n’avons ni le sentiment d’avoir perdu notre indépendance, ni d’être dans un réseau qui a réalisé ces investissements juste pour le profit. Tout est dans le débat juridique, qui n’est pas de ma compétence. L’Ordre s’est prononcé. Nous, nous faisons appel auprès du Conseil d’État ». À ce jour, AniCura aura investi 5 millions d’euros pour moderniser 7 établissements. L’Ordre ne cache pas que d’autres dossiers sont en cours d’instruction. « Pour ce groupe ou pour d’autres », lâche Jacques Guérin, qui se penchera sur un nouveau dossier dès ce mois de septembre. Quelles pourraient être, au final, les conséquences de ces radiations ? L’Ordre n’a pas souhaité préciser cette question. Clinique et CHV peuvent-ils, dans l’immédiat, continuer d’exercer ? « Notre position, c’est que même si les textes ne disent pas que l’appel au Conseil d’État est suspensif, nous ne tirons pas de conséquences tant qu’il ne s’est pas prononcé », arbitre Jacques Guérin. Chez AniCura, présent dans 12 pays avec 350 villes européennes, où son modèle serait selon lui « plébiscité partout », on n’imagine pas que l’enjeu puisse être différent en France.

Une évolution inéluctable…

Dans l’univers vétérinaire soumis à de profondes mutations et de nouveaux entrants, l’incompréhension et l’étonnement dominent. « Il est regrettable d’arriver à cette extrémité ! On revient sur des points déjà débattus et jugés par le Conseil d’État, comme la répartition des bénéfices validée lors du débat sur Cerba Vet, où il a été admis que l’on pouvait dissocier les droits de vote et les droits économiques. Je doute que le Conseil d’État se dédise de décisions qu’il a déjà prises il y a très peu de temps », s’étonne pour sa part Patrick Govart, directeur d’IVC Evidensia France, détenu à hauteur de 14 % par le groupe Nestlé (Purina), venu lui aussi dépoussiérer et dynamiser le modèle du marché vétérinaire français. En deux ans, le groupe a déjà attiré 14 cliniques dont 6 pendant l’été. « Pour l’heure, nous avons répondu à toutes les questions posées et nous n’avons pas eu de mises en demeure, mais l’Ordre ne donne jamais de blanc-seing définitif », se méfie-t-il, rappelant que l’évolution de la profession vers les groupes est inéluctable du fait de sa sociologie. « La nouvelle génération de vétos préfère le salariat. Ce type d’exercice lui permet de se focaliser sur la médecine et non sur la gestion. L’Ordre, lui, veut que rien ne change. Or, tous les domaines évoluent, y compris l’économie. Si un groupement supporte la totalité des risques économiques, il est normal que l’investisseur ait son mot à dire dans la gestion d’un établissement, sans quoi cela n’a aucun sens d’investir. » Une évolution des mentalités et de la loi que réclame aussi Bertrand Pucheu, codirigeant du CHV NordVet. « Il doit y avoir une transition comme dans toute profession médicale, notamment dans les cliniques humaines où l’on se pose moins de questions sur l’arrivée d’investisseurs privés », estime-t-il.

Abonné à La Semaine Vétérinaire, retrouvez
votre revue dans l'application Le Point Vétérinaire.fr