TÉLÉMÉDECINE : SAVOIR RAISON GARDER - La Semaine Vétérinaire n° 1858 du 12/06/2020
La Semaine Vétérinaire n° 1858 du 12/06/2020

PROFESSION

PRATIQUE CANINE FÉLINE NAC

Auteur(s) : TANIT HALFON

Que l’expérimentation de la télémédecine suscite des craintes ou laisse entrevoir des opportunités pour la pratique canine et féline, la question de son encadrement est prégnante. Tout comme celle de la qualité de la téléconsultation. Des praticiens en parlent.

Que pensent les praticiens vétérinaires canins et félins de l’autorisation de la télémédecine ? Comme pour tout, il y a des enthousiastes et, a contrario, des réticents. Pour Christophe Hugnet, praticien dans la Drôme et membre du collectif Sevif (Structures et établissements vétérinaires indépendants de France), il y a déjà eu un faux départ. « Ce décret est arrivé trop rapidement, sans concertation avec la profession, sans étude d’impact. Il aurait déjà fallu une meilleure préparation de la profession à son usage », soutient-il. Ceci dit, il n’éprouve pas de craintes particulières, à condition de penser collectif et de suivre le cadre d’usage. « La problématique sera de faire respecter la réglementation. Par exemple, certains pourraient y voir une opportunité pour augmenter leur prescription médicamenteuse. » Il ajoute : « Il faudra s’assurer que la télémédecine ne devienne pas un moyen de détournement de clientèle, comme on peut le constater en canine dans certains pays, où le propriétaire est remboursé s’il doit finalement venir en consultation physique. » Antoine Bouvresse, vétérinaire en Île-de-France, en exercice exclusif en comportement, souligne aussi le risque de dérives. « La télémédecine est peut-être une révolution à condition d’y mettre du sérieux et de l’éthique, indique-t-il. Il ne faudrait pas qu’un vétérinaire l’utilise pour multiplier les prescriptions. Je crains que l’appât du gain ne devienne problématique si les pratiques ne sont pas correctement encadrées. »

La crainte de la surprescription

Yannick Pasco, vétérinaire solo dans les Alpes-Maritimes, est plus catégorique. Des menaces, il en dénombre plus d’une, dont également celle de la surprescription. « Certaines sociétés pourraient avoir moins de scrupules à bâcler le travail pour pouvoir prescrire, soutient-il. Il suffit d’une seule visite pour ensuite pouvoir prescrire pendant 12 mois, sous couvert d’une téléconsultation. » Sa crainte se manifeste aussi pour les plateformes dites de téléconseil : « Est-ce qu’elles ne basculeront pas vers la téléconsultation ? », se demande-t-il. À ce sujet, Pierre Avignon, vice-président du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV), avait bien insisté : le décret aidera, au contraire, à stopper certaines dérives : « Nous surveillons depuis longtemps, de nombreuses plateformes de téléconseils, qui font dans certains cas de la téléconsultation. Avec un texte légiférant la télémédecine, nous pourrons clairement passer de la phase d’avertissement à la phase contentieuse », avait-il expliqué à La Semaine Vétérinaire1. D’autres risques interrogent Yannick Pasco, en particulier : « On pourrait avoir à gérer un débordement de la part de propriétaires qui nous solliciteraient pour des conseils. » Mais sa première crainte relève de la qualité du service délivré : « La télémédecine ne me paraît pas du tout adaptée à la médecine canine. Dans notre métier, et quel que soit le motif de consultation, un examen clinique complet est primordial. Je considère qu’avec la télémédecine, il peut y avoir une dégradation de la qualité de notre travail. » Un constat qui vaut aussi pour les consultations de suivi selon lui, y compris le contrôle des plaies.

Ne pas négliger l’examen clinique

Le problème, estime-t-il, est qu’on essaye de se calquer sur la télémédecine humaine.

« En général, la téléconsultation est pratiquée dans le cadre d’une maison médicale avec du personnel paramédical qui peut réaliser un examen clinique du patient. Nous n’avons pas les mêmes moyens en médecine vétérinaire. » Pour lui, c’est très clair, « rien ne vaut un examen clinique et peu de choses l’empêchent en canine » : à ce jour, il n’a ainsi toujours pas trouvé d’usages à la téléconsultation. Christophe Hugnet abonde dans le même sens : « Il ne faut pas s’imaginer qu’on fera la même chose qu’en humaine. Je rappelle qu’une partie de la téléconsultation sert à pallier les déserts médicaux, mais cela s’effectue en présence de personnel paramédical. » La question de la qualité est aussi mise en avant par Antoine Bouvresse. « Une de mes craintes est que certains praticiens se passent d’un examen clinique rigoureux et se contentent de faire du symptomatique. Or, les animaux n’ont pas les mêmes moyens d’expression que les êtres humains », souligne-t-il. Il ajoute : « Pour ma discipline, le risque est de recueillir des informations partielles. Le comportement n’est pas qu’un recueil de signes et de symptômes, c’est aussi l’observation d’un individu, de ses états mentaux, dans un environnement particulier. Par exemple, chez le vétérinaire, je regarde si l’animal explore son environnement, quelles sont ses interactions avec son propriétaire… » Eymeric Gomes, spécialiste en imagerie médicale à Frégis (Île-de-France), soutient aussi que « lorsque l’on ne voit pas l’animal, on se base sur la vision de son propriétaire ou de son vétérinaire traitant, et il peut y avoir un risque d’explorer de mauvaises pistes ».

Facturer les conseils

La télémédecine amène tout de même son lot de bénéfices. Émilie Tessier, praticienne en Alscace, dans une clinique réservée aux chats et aux lapins, est contente de son autorisation. « J’étais déjà très ouverte à l’idée, explique-t-elle. Je n’ai pas de craintes particulières, cela ne remplacera pas la consultation physique, mais c’est une bonne opportunité pour la profession. Je vois cela comme un canal de communication supplémentaire. C’est aussi un plus pour certains aspects de la médecine féline, notamment car cela permet de réduire à la fois le stress de l’animal et du propriétaire lié au transport vers la clinique, ce qui freine la médicalisation du chat. » « Ça a un vrai intérêt pour les chats craintifs qui sont souvent inhibés en consultation. Là, on pourra les observer dans leur environnement sans présence de facteurs dérangeants, convient aussi Antoine Bouvresse, tout en alertant : « En médecine du comportement, un examen clinique rigoureux est indispensable pour exclure tout problème neurologique, déficit visuel, auditif, maladie douloureuse… » Autre intérêt de la télémédecine : pouvoir cadrer la dispensation de conseils aux propriétaires, comme l’indique David Beciani, un des associés du réseau Mon Véto, au sein duquel la télémédecine est en phase de test depuis quelques semaines dans un échantillon de plusieurs structures. « À ce jour, beaucoup de vétérinaires délivrent des conseils téléphoniques. La télémédecine permettra de le faire de façon professionnelle et payante », souligne-t-il. Tout en rappelant au préalable l’importance de disposer d’un cadre précis pour pratiquer la télémédecine. « À titre d’exemple, il est impératif que ce soit le vétérinaire traitant de l’animal qui réalise la téléconsultation et que l’outil ne soit pas utilisé pour une première consultation, mais à la suite d’une consultation physique », soutient-il. « Les gens sont prêts à payer pour du conseil », assure Émilie Tessier, rappelant qu’en médecine humaine, les médecins ne sont pas aussi disponibles au téléphone que nous. « Cela permettrait peut-être de valoriser ce temps que nous passons avec nos clients dans certaines situations qui s’y prêtent », ajoute-t-elle. « Il est toujours compliqué de répondre par e-mail à des questions plus ou moins complexes. Avoir des créneaux réservés à cela sera satisfaisant pour le propriétaire et pour nous », affirme Eymeric Gomes.

Une place pour la confraternité ?

Cela dit, le vrai changement sera probablement dans la relation entre vétérinaires. Chez Mon Véto, un des usages envisagés de la télémédecine est ainsi la téléexpertise. « L’outil devrait nous permettre de donner un avis aux vétérinaires référents ou d’avoir un aperçu du cas avant de le recevoir en clinique spécialisée », explique David Beciani. « Avec la téléexpertise, on dispose d’un binôme vétérinaire traitant-vétérinaire référent qui permet de garder un haut niveau de compétence, avec un examen médical rigoureux, sans que le propriétaire ait à se déplacer », explique aussi Antoine Bouvresse. Eymeric Gomes renchérit : « Gérer les sollicitations de vétérinaires peut être lourd, et je pense que ce serait bénéfique pour tout le monde de consacrer du temps à cela, pour apporter les meilleures réponses possible. » Il ajoute : « Il y aura toujours du temps pour les échanges informels, mais pour certains cas, je trouve cela normal de rémunérer l’avis de spécialistes, comme on le fait déjà en téléradiologie… mais évidemment qu’il y aura probablement des réticences. » Face à cette évolution, Yannick Pasco s’interroge : « Nous avons déjà des relations de bonne confraternité avec les confrères spécialistes. Je ne comprends pas la nécessité de créer un système pour un dialogue déjà existant. » Reste encore une dernière question, celle de la tarification. Pour beaucoup d’interviewés, que la consultation soit physique ou pas, la politique tarifaire restera la même.

1. Voir La Semaine Vétérinaire n°1853 du 8/5/2020, page 16.

MAÎTRISER LA TECHNIQUE

Avant de se lancer en télémédecine, s’approprier les outils numériques est un passage obligé, et potentiellement délicat. En comportement, Antoine Bouvresse indique, par exemple, qu’il faudra choisir probablement un outil plus qualitatif du fait de consultations plus longues. À Frégis, Eymeric Gomes concède : « Il y a un peu d’appréhension sur la technique, et je pense que les débuts seront difficiles. » Il souligne, de plus, l’importance de l’interopérabilité entre plateformes de télémédecine et logiciels de gestion de clientèle. Au-delà de la technique, les outils numériques soulèvent aussi la question de l’indépendance, comme l’explique Christophe Hugnet : « Il n’y aura pas de menace pour l’indépendance vétérinaire tant que les praticiens restent libres d’utiliser les outils grand public, et pas uniquement ceux spécifiquement réservés à la télémédecine vétérinaire. » Si le décret permet effectivement cela, le praticien est tout de même soumis à une obligation de moyens, car il y est stipulé que les outils choisis doivent fournir une bonne qualité de son et d’image. En parallèle, la sécurité des données personnelles et bancaires devra être assurée.

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