LA VIE D’APRÈS - La Semaine Vétérinaire n° 1857 du 05/06/2020
La Semaine Vétérinaire n° 1857 du 05/06/2020

CARNET DE BORD

FAIRE FRONT AU COVID-19

Depuis le déconfinement, l’activité des vétérinaires reprend peu à peu son cours. Son cours “normal” ? Nos confrères Frédéric Decante et Sylvain Balteau racontent comment ils vivent cette nouvelle période.

SANS INTERDIT OU SENS INTERDIT ?

Il existe dans ma bibliothèque des dictionnaires que j’affectionne, dont deux classés visuels qui nomment les choses soit à partir de dessins, soit à partir de photographies. J’y retrouve un plaisir enfantin de découverte de mots techniques improbables, de mots de mécanique, de mots d’architecture, de mots de botanique, avec le doux sentiment d’être dans une salle de classe, entouré de grandes affiches de leçons de choses, de jouir du pouvoir fabuleux du bien nommer car « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». J’ai conscience que ce pouvoir n’est que celui de la représentation sociale. Futile, il est d’une extrême fragilité et doit se manier avec parcimonie : distiller un mot au coin d’une phrase comme une goutte d’huile essentielle ; instiller un vocable technique avec fourberie pour laisser votre interlocuteur supputer que vous êtes connaisseur de la matière. La sémantique, foncièrement plus profonde, plus abrupte, plus intime, relève d’un savoir intense, aigu et pénétrant, mais ne contient pas ce pétillement festif et convivial. Citer le Dictionnaire des médicaments vétérinaires en parangon éditorial ferait plaisir à notre éditeur, mais l’ouvrage séjourne à demeure au cabinet vétérinaire et j’avoue privilégier la forme numérique qui est à l’efficacité ce que le papier est au plaisir. Non, mon autre dictionnaire de chevet reste le fabuleux Dictionnaire historique de la langue française. Face à la page blanche, océan imprévisible et impétueux, ce dictionnaire est ma piscine : l’eau y est à bonne température, j’y ai pied et un maître-nageur est mon professeur. L’histoire de l’usage d’un mot dit beaucoup sur le monde comme il était et donc sur le monde comme il va. Je recommande à tout curieux de bonne espèce de se plonger avec délectation dans la double-page « Médecine et chirurgie : deux vocabulaires typiques ». La langue médiévale médicale et religieuse, donc latine, des médecins s’y oppose à la langue française de culture arabiste des chirurgiens laïcs de l’école de Montpellier plus près de la trivialité des corps. C’est ainsi que j’ai pu lire dans cet ouvrage qu’interdire supposait au xviie siècle de « jeter quelqu’un dans un trouble l’empêchant d’agir ». J’en restais interdit. Ce n’est pas éloigné de ce qu’ont vécu les vétérinaires lors de l’émotion du confinement : chacun d’entre nous, sidéré, s’est retourné vers ce qui est interdit ou autorisé, cherchant là un graal, le transformant immédiatement en épée de Damoclès. « Qu’a-t-on le droit de faire ? », telle était la question. « Qu’a mon voisin de clientèle - ma voisine - le droit de faire ? », tel était le questionnement, la différence n’étant pas seulement une question de genre. Nos instances professionnelles avaient beau jeu de recentrer le débat sur la notion de recommandation, se réfugiant derrière le simple avis, le docte conseil. Le trouble fut asséné créant en chaîne et en conséquence l’impossibilité pour certains d’agir : le mal était fait, la clameur publique reconnaissait l’interdiction. Tout aussi troublant, dans une identique réalité, le temps du déconfinement bloque nos clients qui viennent dans notre cabinet vétérinaire. Sur notre devanture de porte, nous rappelons à l’aide de dessins et de logos notre procédure d’accueil et les gestes barrières. La pédagogie nous oblige à redonner les règles du jeu par oral. Nous pensons être nous aussi dans la recommandation, la bienveillance, jusqu’à donner - peut-être vendre - un masque à ceux qui en sont dépourvus. Mais le quidam, libre, ne s’habitue pas à rentrer dans une procédure contrainte. En tout point, elle le trouble jusqu’à l’empêcher d’agir, jusqu’à tendre une corde, la voir rompre et n’y voir qu’un interdit. Il tombe dans le panneau du sens interdit. Ça cogne. Décidément, il devrait être interdit de se croire interdit et ce mois de mai 2020 nous rappelle le charme des slogans de 68 : « Il est interdit d’interdire », « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », « Soyez réaliste, demandez l’impossible », « Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner »… À l’époque, la virulence était dans la critique. Un peu plus de 50 ans plus tard, c’est la virulence du virus qui rend la situation critique.

Frédéric Decante est praticien rural en Lozère. En parallèle, il mène une activité de photographe professionnel.

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