LES CHV PEUVENT-ILS RESTER INDÉPENDANTS ? - La Semaine Vétérinaire n° 1856 du 29/05/2020
La Semaine Vétérinaire n° 1856 du 29/05/2020

DOSSIER

Auteur(s) : FRÉDÉRIC THUAL

APRÈS L’INTÉGRATION DES CENTRES HOSPITALIERS VÉTÉRINAIRES (CHV) NORDVET ET POMMERY PAR LE SUÉDOIS ANICURA ET DU CHV FRÉGIS PAR LE BRITANNIQUE IVC EVIDENSIA, UN MOUVEMENT SE DESSINE. UNE AVANCÉE INÉLUCTABLE POUR LES ADEPTES DES GRANDS GROUPES FACE À UN MODÈLE « À BOUT DE SOUFFLE », À DES EFFECTIFS CROISSANTS ET AU RETARD PRIS PAR RAPPORT AUX VOISINS EUROPÉENS.

Six jours après l’officialisation du Brexit, le 6 février, le groupe britannique IVC Evidencia annonçait l’intégration du centre hospitalier vétérinaire (CHV) Frégis à Arcueil (Val-de-Marne). Le ralliement du premier CHV français a fait grand bruit dans le landerneau vétérinaire. Une prise de guerre majeure à l’heure de la recomposition de la profession. Tout un symbole. La fin d’une époque ? Sûrement. Quels qu’ils soient, les professionnels rappellent les vertus du Code de déontologie garant, à leurs yeux, de toute dérive. Et pourtant, sous couvert d’anonymat, un praticien lâche : « C’est assez fascinant de voir comment le monde vétérinaire n’est pas préparé à ce genre de négociation. Certains groupes se disent prêts à écraser le marché et assument clairement des augmentations de tarifs de + 10 % par an… » Plutôt que d’aborder les sujets qui fâchent, les groupes préfèrent mettre en avant leur bienveillance, le partage des informations et les ressources disponibles face à des vétérinaires français affamés.

Un modèle économique à bout de souffle

Poussé par l’évolution démographique de la profession et les attentes de jeunes confrères, le CHV Frégis y est finalement venu. « La réflexion a muri doucement. Ce sont des mois de contacts, d’études, de réunions pour peser le pour et contre, avec des avantages et des inconvénients, qui, selon les sensibilités, sont plus ou moins importants. Ce qui nous a poussés à évoluer, c’est que notre modèle économique arrivait à bout de souffle », reconnaît Jean-Philippe Corlouer, l’un des associés du CHV, pourtant longtemps opposé à ce type de rapprochement. Y avait-il d’autres options ? « D’autres solutions existent. Le recours à des prêts bancaires ou la fusion d’établissements peuvent être des modèles. Ce sont surtout des choix de stratégie entrepreneuriale, estime-t-il. Qu’elle soit sous contrôle d’un groupe ou totalement indépendante, une structure sera toujours confrontée aux complexités législatives, aux mêmes problématiques face aux instances professionnelles, ordinales ou ministérielles, et devra, pour accompagner son développement, embaucher du personnel administratif. Notre décision nous a permis de trouver des points de convergence pour réaliser des investissements, nous développer, créer ou améliorer de nouveaux services et être ainsi à la pointe de l’innovation. »

Un partage de solutions

Pour Yannick Pérennes, coactionnaire du CHV Pommery à Reims (Marne), qui a rejoint les rangs d’AniCura le 8 janvier, le constat est identique : « Quand j’ai démarré en 1995, la structure comptait trois vétérinaires et trois ASV. Aujourd’hui, nous sommes 50. Lorsque je prendrai ma retraite, l’effectif aura sans doute doublé. Or, au cours de mes études vétérinaires, à aucun moment je n’ai acquis les compétences managériales ou juridiques pour diriger une PME de 100 personnes. Mes confrères de médecine humaine me charrient quand je leur raconte que je dois changer une ampoule, choisir la couleur du carrelage ou recruter une femme de ménage. En humaine, un chirurgien orthopédique ne s’occupera jamais de cela, un vétérinaire, si… » Ses visites dans des cliniques suédoises et anglo-saxonnes n’ont rien arrangé. « Nous avons vu le décalage entre les équipements utilisés par ces structures et la nôtre. En comparaison avec le Japon, le nord de l’Italie ou les États-Unis, les établissements en France accusent un retard considérable. Il y a tout une aventure vétérinaire à construire. Nous sommes devenus CHV en 2011. Aujourd’hui, notre outil de travail est saturé, que ce soit l’espace, les salles de consultation, le bloc ou notre capacité de travail. Nous devions passer à l’étape suivante. » Pour lui, "intégration" ne rime pas nécessairement avec "perte d’indépendance". Il y voit plutôt le moyen de partager des solutions avec des gens qui rencontrent les mêmes diffi cultés, d’avoir recours à des supports techniques et scientifi ques. « Ils ne vont pas nous dire comment vacciner les chiens ou faire une TPLO1, c’est le but des sociétés savantes et des écoles. La vocation de ces groupes est de nous off rir des outils comptables, de ressources humaines, de management, de communication vis-à-vis des confrères référents ou vers le grand public pour que l’on puisse consacrer notre temps de travail au métier de vétérinaire. Personne ne m’a mis un pistolet sur la tempe pour signer. J’y suis allé de façon volontaire et enthousiaste. Il ne faut pas confondre indépendance ordinale et indépendance fi nancière. Un vétérinaire, intégré ou non, restera indépendant. »

« Pas envie de choisir parmi les gens qu’on aime »

Y aura-t-il à l’avenir de la place pour des structures totalement indépendantes ? « Oui, admet Bertrand Pucheu, codirigeant du CHV Nordvet à La Madeleine (Nord). À partir du moment où votre clinique marche, les banques vous suivent. Certains restent indépendants et peuvent le rester… mais pour combien de temps ? Les CHV ont acquis des tailles très importantes, ce qui bouleverse la gestion d’entreprise », observe-t-il, estimant que « le paysage des CHV aura totalement changé d’ici 10 à 15 ans, évoluant soit sous forme de regroupements ou d’alternatives aux regroupements… » À ce jour, certains, comme aux CHV Atlantia à Nantes (Loire-Atlantique) et Languedocia à Montpellier (Hérault), résistent à cette prise de contrôle. « L’intégration, chez nous, n’est pas d’actualité. Nous y réfl échissons parce que, comme nos confrères, nous avons été sollicités par tous ces groupes. Mais pour l’heure, ce n’est pas notre objectif. Ici, nous avons une gestion familiale de l’entreprise, proche de ses salariés, et je n’ai pas envie que, dans trois ou quatre ans, on me dise de "couper" dans le personnel, de choisir parmi les gens qu’on aime, avec qui on doit travailler ou pas. Là, c’est sûr que l’on perd un peu d’indépendance ! », observe Antoine Dunié-Mérigot, chirurgien au CHV Languedocia, bien conscient aussi des investissements à réaliser « pour être à la pointe de tout » et demeurer compétitif. « Le changement de notre IRM pour une IRM magnétique programmé dans trois à quatre ans est un investissement énorme. Nous pouvons encore investir en fonds propres, mais si demain nous devons nous doter d’une radiothérapie à 1 million d’euros, nous n’aurons pas la capacité fi nancière adéquate », reconnaît le cofondateur de Languedocia, où les associés, âgés d’une quarantaine d’années, loin des problématiques de transmission, veillent à ne pas se faire déposséder de leur outil de travail. Pour optimiser la gestion du CHV, ces jeunes entrepreneurs ont préféré recruter une ex-directrice d’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) pour occuper la direction de la clinique. Antoine Dunié-Mérigot, 40 ans, dit avoir observé, lorsqu’il offi ciait à Los Angeles, « le potentiel imbattable en matière de compétitivité » de la quinzaine de cliniques détenues par Mars (AniCura). « J’ai aussi assisté à des dîners à Las Vegas, aux États-Unis, où les grands groupes mettaient les petits plats dans les grands pour approcher et recruter des spécialistes. Nous en sommes loin en France, mais, dans 10 ou 15 ans, je pense que tous les CHV auront été rachetés, avec le risque d’une guerre de compétitivité entre eux. À Montpellier, le bassin de population ne le permet sans doute pas, cependant à Paris, ce n’est pas impossible », observe-t-il.

1. Ostéotomie de nivellement du plateau tibial.

Le système à la française est globalement un échec

TÉMOIGNAGE

JEAN-PHILIPPE CORLOUER

Président du Syndicat national des centres hospitaliers vétérinaires

À vouloir faire les choses dans son coin, sans prendre exemple sur ce qui fonctionne bien à l’étranger, la France accuse beaucoup de retard. Nous en avons toujours eu en matière de spécialisation, nous le payons encore aujourd’hui. Nous sommes à la traîne concernant l’ouverture à l’international, la délégation d’actes aux auxilaires spécialisés vétérinaires… Le système à la française est quand même globalement un échec, estime Jean-Philippe Corlouer, président du Syndicat national des centres hospitaliers vétérinaires et coactionnaire du CHV Frégis. Aujourd’hui, nous en sommes à trouver des remplaçants de remplaçants ! Chez nous, les recrutements sont permanents, c’est d’ailleurs l’une des raisons qui nous a incités à rejoindre un groupe ».

Ces groupes vont nous apporter une réelle valeur ajoutée

TÉMOIGNAGE

BERTRAND PUCHEU

Codirigeant du CHV Nordvet

À La Madeleine (Nord), le CHV Nordvet fut l’un des premiers à rejoindre le groupe suédois AniCura, il y a un peu plus d’un an. « L’Ordre s’inquiète beaucoup, craignant que l’on nous impose des choses, mais ce n’est absolument pas le cas », assure Bertrand Pucheu, codirigeant du CHV. « Si nous avons adhéré, c’est que nous avons observé des pratiques très positives dans ces groupes, que nous avions envie d’appliquer, et ce sans qu’on nous les impose. Si nous intégrons ces groupes, c’est que nous estimons qu’ils vont nous apporter une réelle valeur ajoutée, qui se traduira par une valeur d’image qui deviendra un gage de qualité. » Un an après, Nordvet juge son intégration plutôt bénéfi que. L’opérationnel est en cours d’optimisation. « Dans le bon sens du terme, précise Bertrand Pucheu. Cela nous a permis de mettre le doigt sur des questions qui se posaient sans que nous prenions un moment pour en discuter. Comme l’intérêt de nommer un directeur de clinique. Nous nous apercevons que nous perdons beaucoup de temps faute de savoir déléguer… Peut-être faut-il responsabiliser certaines personnes. J’ai sûrement plus de valeur ajoutée à opérer des chiens qu’à produire les plannings des assistantes… »

Ces structures n’ont rien de philanthropiques

TÉMOIGNAGE

THIERRY CHAMBON

Administrateur du Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral et vice-président de la Fédération des vétérinaires européens

Qu’un CHV fasse partie d’un groupe ou non, cela ne change rien. Déontologiquement, rien ne peut leur être imposé. C’est inscrit dans la loi du Code rural et de la pêche maritime qui régit la profession. Les vétérinaires doivent avoir la liberté de prescription. S’il devait y subir une pression, ce ne serait pas accepté. Ni par les vétérinaires ni par quiconque », souligne Thierry Chambon. « Nous n’avons aucune preuve, même dans les pays nordiques et anglosaxons, qu’il y ait une infl uence ou une orientation sur la prescription. Jusqu’à présent, cela n’a jamais été le cas. Pour autant, ces structures, fi nancées par des fonds d’investissement, n’ont rien de philanthropiques », affirme-t-il.

ANICURA REPREND DFCVET À LA BARRE DU TRIBUNAL

Les relations entre les grands groupes vétérinaires internationaux et les praticiens ne sont pas toujours un long fl euve tranquille… En témoigne la cession du centre de référés rennais DFCvet, intervenue le 30 mars à la barre du tribunal judiciaire de Rennes (Ille-et-Vilaine), au profi t du groupe suédois AniCura. Un premier grain de sable dans ce que l’on a coutume d’appeler la recomposition du paysage vétérinaire français. Si la structure n’est pas un CHV, l’histoire de cette cession montre bien les diffi cultés auxquelles doivent faire face les vétérinaires associés d’un établissement vétérinaire. Courant 2019, approché par les groupes internationaux VetPartners, IVC Evidensia et AniCura, le centre de référé DFCvet, faute d’avoir trouvé un marché récurrent en Bretagne, s’interroge sur son avenir. Si les off res de VetPartners et d’IVC Evidensia sont, pour diverses raisons, écartées, celle d’AniCura semble plus séduisante. Jusqu’à ce que les conseils de l’entreprise soulignent l’ambiguïté de certains alinéas du contrat et le risque d’aliénation des dirigeants sur trois à cinq ans. Mis au courant du projet de cession, le personnel, soit une dizaine de vétérinaires, en majorité des collaborateurs libéraux, et une dizaine d’auxiliaires spécialisés vétérinaires - dont trois ont démissionné - aurait refusé d’intégrer le groupe suédois. Fondée en fonds propre en 2018 par le neurologue Nicolas Del Fabbro et l’urgentiste Thomas Cornet, DFCvet va changer de stratégie. Le centre de référé préfère s’en remettre à la justice plutôt que de se soumettre à des contrats jugés trop contraignants. Faute de visibilité sur l’activité économique de 2020, impactée par des charges fi nancières croissantes, il fait le ménage dans ses comptes et épure ses actifs. DFCvet est déclaré en cessation de paiements le 24 janvier 2020. La liquidation est prononcée le 30 mars suivant. L’interlocuteur d’AniCura devient, non plus DFCvet, mais le tribunal judiciaire de Rennes (ex-tribunal de grande instance), qui est, depuis décembre 2019, compétent pour les redressements, liquidations et cessions. Selon l’off re de reprise, la clinique vétérinaire comprend un service d’imagerie complet (scanner, IRM, etc.), un service de chirurgie, de neurologie et de médecine de référés ou spécialisés, un centre d’urgences et de soins intensifs, un service d’hospitalisation continue et un eff ectif de sept personnes en contrats à durée indéterminée. La vente est actée fi n mars. Quinze jours plus tard, le réseau suédois annonce la création de Triovet, à Rennes, structure de référé, animée par les vétérinaires Maïa Vanel et Alexandre Caron, avec l’ambition de devenir le partenaire privilégié des consœurs et confrères locaux. Pour AniCura, au-delà de cette chaotique reprise, il s’agit aussi d’une brèche dans un concept qui excluait les créations pour se concentrer sur le recrutement de champions pour son écurie.

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