LA VIE PENDANT LA CRISE - La Semaine Vétérinaire n° 1854 du 15/05/2020
La Semaine Vétérinaire n° 1854 du 15/05/2020

CARNET DE BORD

FAIRE FRONT AU COVID-19

Auteur(s) : FRÉDÉRIC DECANTE

Deux vétérinaires praticiens, Frédéric Decante et Sylvain Balteau, nous livrent leurs émotions face à une crise majeure qui impacte bien plus que la vie professionnelle.

QUAND SE MÉLANGENT CLIENTÈLE, ALTÉRITÉ ET CONFINEMENT

Est-ce la fin ou est-ce le début ? En tous les cas, un basculement historique dans le sens où ce qui sera après ne sera plus comme avant. Mais avant cela ou plus exactement pendant cela, admettons que les deux mois de confinement, pour ceux qui n’étaient pas confinés, ont été placés sous l’égide de l’altérité, cette découverte de l’alter ego, très peu alter et beaucoup ego, de cet autre soi-même. La recette est simple : prendre un autre, le mélanger à soi-même, un peu comme une bouillabaisse avec pour recette la distanciation sociale. Le client, en son sens générique, constitue un excellent modèle, à souhait (ou pas) reproductible.

Tout d’abord, bonne nouvelle pour la bonne santé de nos entreprises, on lui ferme la porte, il rentre par la fenêtre… et par tous les pores des fenêtres, celles de notre cabinet mais aussi celles de nos windows avec une explosion des messages sur nos téléphones mobiles. Ce n’est plus de la téléconsultation décrétée d’en haut mais de la télé-auto-auscultation affichée d’en bas : « La chienne met bas. J’ai la main dans l’utérus, c’est normal qu’il y ait un os ? ». Les clients sympathiques se sont sublimés en personnes adorables. Les pénibles se sont transcendés en ingérables. Et les discrets constituent très exactement la perte de notre chiffre d’affaires ! Les adorables nous ont fait la fête avec des petits mots sur l’enveloppe qui contenait le chèque, des affiches sur le portail de leur maison (comme quoi le geste barrière peut être beau), des mots gentils déposés dans les oreilles mais susurrés suffisamment fort pour compenser la distance de sécurité sanitaire. Les discrets, souvent un peu àquoibonistes, commencent à rappeler pour prendre rendez-vous à partir du 11 mai, voire pour les plus extrémistes d’entre eux à appeler pour dire qu’ils rappelleront à partir du 11 mai pour prendre rendez-vous. Mais les plus spectaculaires restent les ingérables se divisant eux-mêmes en deux sous-catégories : les premiers, que l’on peut qualifier d’affabulateurs, ont parfaitement compris que le vétérinaire ne recevait que pour ce qui relevait de l’urgence. On ne compte plus les animaux au bord de la bradypepsie, de la dyspepsie, de l’apepsie, de la lientérie, de la dysenterie, de l’hydropisie, de l’apoplexie et qui pourtant nous ont fait la fête ; le chien de Molière était dans la cour. À l’inverse, les seconds, les agressifs, sont déchaînés par le confinement qui par essence est là pour créer de la distance sociale, eux qui veulent en venir au contact alcoolisé, voire en venir aux mains non hydroalcoolisées. Les adorables portent systématiquement des masques, les discrets attendent d’en avoir, les ingérables affabulateurs portent leur masque sur leur menton et les ingérables agressifs ne supportent pas les masques tellement ils postillonnent : cela leur revient dessus en boomerang. Aussi, pour rentrer dans leur monde, telle Alice au pays des merveilles, depuis quelques jours, nous avons reçu le Plexiglas anticrachotement qui permet de ne pas faire passer le virus d’un monde à l’autre. Le constat est clair : au début, les clients cherchent à contourner le Plexiglas, puis l’acceptent en se plaçant devant et finissent par faire un petit pas en arrière.

Voilà, de tout cela, ce n’est pas la fin, ce n’est que le début, nous sommes aux confins du déconfinement, c’est-à-dire au sens strict de notre limite commune. Et sous nos airs confinés, déglutissant nos postillons, nous sortons tous avec l’envie de changer d’air, de changer d’atmosphère. Mais nos clients ne l’acceptent pas et, comme Arletty dans Hôtel du Nord, ils semblent nous répéter à l’envi et sans masque : « Atmosphère, atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? »

Frédéric Decante est praticien rural en Lozère. En parallèle, il mène une activité de photographe professionnel.

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