PENDANT LA CRISE, FAUT-IL CRAINDRE L’INSÉCURITÉ JURIDIQUE ? - La Semaine Vétérinaire n° 1853 du 08/05/2020
La Semaine Vétérinaire n° 1853 du 08/05/2020

EXERCICE PROFESSIONNEL

FAIRE FRONT AU COVID-19

Auteur(s) : MICHAELLA IGOHO-MORADEL

En cette période d’état d’urgence sanitaire, les annonces gouvernementales et les communications du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires et des organisations professionnelles se multiplient, allant même parfois à l’encontre du cadre législatif ou réglementaire en vigueur. Si ces textes qui visent à aiguiller le vétérinaire praticien sont nécessaires, leur faible valeur juridique est toutefois source d’incertitudes.

Instructions techniques du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, recommandations du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV) et des organisations professionnelles, les informations abondent et les sources se croisent pour guider les vétérinaires praticiens pendant la crise sanitaire du Covid-19. Quelle est la portée juridique de ces avis, recommandations, injonctions ? Suffiront-elles à protéger le vétérinaire praticien en cas de contrôle une fois que la crise sera passée ? Dans ce contexte, une incertitude juridique peut placer les vétérinaires praticiens dans une situation de questionnements. L’Association francophones des vétérinaires praticiens de l’expertise (AFVE) l’a souligné dans une note1 sur la réalisation des actes de prophylaxie médicale et sanitaire par les vétérinaires dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire : les avis, notes, instructions techniques et recommandations sont dépourvus de tout pouvoir contraignant ou protecteur pour le praticien dans un contrat de droit privé.

Des mesures exceptionnelles

En période normale, le vétérinaire praticien doit scrupuleusement respecter les dispositions du Code de la santé publique et du Code rural et de la pêche maritime, notamment en ce qui concerne la prescription et la délivrance de médicaments vétérinaires. Certaines affaires auditionnées par la Chambre nationale de discipline rappellent cet impératif. Mais la crise sanitaire exceptionnelle amène les autorités à prendre des mesures exceptionnelles. Durant le confinement, les instructions du ministère de l’Agriculture et les recommandations du CNOV et de nombreuses organisations professionnelles se rejoignent en ce qui concerne la continuité de service assuré par les vétérinaires. Le praticien a pu reporter des visites des bilans sanitaires d’élevage (BSE), non essentielles. Dans une foire aux questions publiée sur son site internet2, le ministère de l’Agriculture assouplit certaines règles de prescription et de colisage en ce qui concerne les animaux de compagnie atteint d’une maladie chronique. La plupart de ces communications ne sont pas adossées à un texte législatif ou réglementaire adopté dans le cadre de la loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020. « Le gouvernement a dû prendre des décisions importantes pour faire face à cette crise sanitaire inédite. Certains textes sont assis sur des modifications réglementaires et d’autres n’ont pas été sécurisés de la même manière », explique Jacques Guérin, président du CNOV.

Une responsabilité engagée

Baptiste de Fresse de Monval, avocat pénaliste au cabinet Oplus, spécialiste notamment en droit de la responsabilité des vétérinaires, rappelle que les différents communiqués de l’Ordre ou encore les instructions ministérielles ne suspendent pas l’application de la loi ou du règlement. « En théorie donc, ces différentes communications ne suffiront pas à protéger les vétérinaires. » Pour Jacques Guérin, le pragmatisme est l’élément le plus important en cette période difficile. « L’Ordre met les vétérinaires devant leur capacité à prendre des décisions éclairées en fonction des recommandations et des avis qu’ils ont reçus, mais aussi d’une analyse bénéfices/risques selon le contexte, la période, ou encore de la région. » De son côté, l’AFVE souligne que le vétérinaire engage sa responsabilité quant à ses décisions et à ses actes3. « Il doit être conscient qu’en cas de sinistre, les plus exigeants aujourd’hui ne seront pas les plus compréhensifs demain et qu’il devra assumer les conséquences de ses engagements. » Faudrait-il craindre un excès de zèle des inspecteurs du ministère de l’Agriculture ? Au moment de la rédaction de cet article, le ministère n’avait pas donné suite à nos sollicitations. En pratique, il est peu probable qu’à l’avenir les inspections menées dans les établissements de soins vétérinaires portent particulièrement sur cette période de crise sanitaire.

Le défi de la sécurité juridique

« Du fait de ces communications rapides et cohérentes, les chances que la responsabilité pénale des vétérinaires soit engagée du seul fait de délivrances de médicaments alors que le bilan sanitaire a expiré pendant le confi nement sont infi mes », explique Baptiste de Fresse de Monval. L’avocat pénaliste dénonce davantage l’aléa que créée nécessairement toute insécurité juridique. Selon lui, face aux sanctions encourues, le doute n’est pas permis. « Comment garantir que lors d’un contrôle portant sur une autre période, les enquêteurs n’utilisent pas les infractions constituées pendant le confi nement pour charger la barque ? Les procédures pénales sont longues. Qui dans plusieurs années se souviendra de ce communiqué de l’Ordre ou de cette foire aux questions du ministère ? Certains vétérinaires penseront et parviendront à se prévaloir de ces exceptions pour se défendre, d’autres pas. Le principe de sécurité juridique voudrait que ces injonctions bienvenues aux vétérinaires soient confi rmées par un texte à valeur réglementaire. C’est la moindre des choses pour les vétérinaires qui ne rechignent pas à se mobiliser dans la lutte contre le Covid19. » S’il comprend les inquiétudes de certains vétérinaires qui soulignent une absence de sécurité juridique, Jacques Guérin exclut une dichotomie entre les instructions du ministère de l’Agriculture et les discours tenus par ses services de contrôles. « Je vois mal l’État dire blanc d’un côté et ses services de contrôle venir sanctionner ce qui a été autorisé ou suggéré par le bon sens dans le cadre de l’urgence. Chacun est appelé à faire preuve de bienveillance. »

Du respect de l’éthique professionnelle

Dans le pire des scénarios, le vétérinaire pourrait-il avancer la notion de force majeure pour s’exonérer de toute responsabilité ? Bien qu’il considère cette idée intéressante, Baptiste de Fresse de Monval rappelle que la jurisprudence, très stricte, a toutefois reconnu que l’impossibilité juridique pouvait constituer un cas de force majeure. « La preuve de ces injonctions devra être apportée alors que leur faible valeur juridique fait justement craindre qu’elles soient tout simplement oubliées lorsqu’elles seront utiles pour protéger les vétérinaires. » Concrètement, le vétérinaire devra prouver ses dires. Toutefois, une chose est sûre : si le juge judiciaire n’est pas lié par les diff érentes communications du ministère de l’Agriculture et du CNOV et des organisations professionnelles, le vétérinaire reste tenu de respecter le Code de déontologie en toute circonstance. « Il faut rappeler que cette période n’est pas pour autant un blancseing justifi ant à elle seule des infractions aux textes législatifs et réglementaires en vigueur », rappelle le président de l’Ordre. Même son de cloche pour l’AFVE qui souligne que cette situation particulière « n’est pas de nature à justifi er l’existence de comportements contraires à l’éthique professionnelle, notamment en matière de concurrence déloyale ou de détournement de clientèle. »

1. www.bit.ly/3frkBcC.

2. www.bit.ly/2L6xv1r.

3. www.bit.ly/2VXYEtM.

La déontologie, un élément essentiel

L’Ordre n’a aucune volonté de cibler plus particulièrement la période de l’état d’urgence », rassure Jacques Guérin, président du CNOV. Il souligne d’ailleurs que l’institution ordinale fera preuve de bienveillance. Par exemple, il n’appuiera pas une plainte disciplinaire pour un retard de renouvellement d’un bilan sanitaire d’élevage, sous réserve que les autres dispositions du décret “prescription-délivrance” aient été correctement appliquées. « La déontologie est un savoir être intrinsèque à l’exercice de la profession vétérinaire. Elle n’est pas période dépendante. Chaque vétérinaire doit se comporter en professionnel responsable. » L’Ordre saura se montrer ferme en cas de non-respect des règles déontologiques en cette période particulière. « Les situations sont variables et appréciées au cas par cas avec objectivité et bienveillance. S’il est démontré qu’un confrère a manqué à son devoir de confraternité pendant cette période ou a posé des actes répréhensibles, l’Ordre agira en conséquence », martèle Jacques Guérin.

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