Changer son regard sur la douleur animale - La Semaine Vétérinaire n° 1835 du 20/12/2019
La Semaine Vétérinaire n° 1835 du 20/12/2019

RÉFLEXION

PRATIQUE CANINE

L'ACTU

Auteur(s) : LORENZA RICHARD 

« La confluence des douleurs de l’homme à l’animal » était au centre des échanges de la première Journée douleur, organisée par CAP douleur.

CAP douleur, pour “change animal pain”, souhaite changer notre regard sur la douleur animale, faire évoluer sa prise en charge de façon pluridisciplinaire, et connecter la médecine vétérinaire et la médecine humaine », a déclaré Thierry Poitte, fondateur du réseau, lors de la première Journée douleur, organisée le 27 novembre dans les locaux de Boehringer Ingelheim à Lyon (Rhône).

Un ressenti subjectif

L’expérience de l’état douloureux chez l’homme peut en effet ouvrir des perspectives pour sa prise en charge chez l’animal. Ainsi, Guy Simonnet, professeur émérite à la faculté de médecine de Bordeaux, a constaté que la définition de la douleur1 en tant qu’« expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle ou décrite en ces termes », implique qu’« il n’y a pas une douleur, mais des individus douloureux ». Une différence doit en effet être effectuée entre la douleur et la sensibilité à la douleur. « Celle-ci s’élabore au sein d’un système nerveux central imprégné par son passé, explique-t-il. La mémoire de ce passé concerne l’individu dans son ensemble et ses relations avec le monde extérieur. » La sensibilité à la douleur est ainsi subjective et dépend de l’histoire individuelle. Des expériences douloureuses précédentes, un état d’anxiété ou des interactions sociales avec des personnes stressées ou malades, par exemple, peuvent être à l’origine de phénomènes d’allodynie (réponse douloureuse à une stimulation non douloureuse) ou d’hyperalgésie (réponse exagérée à une stimulation douloureuse). Ainsi, les traitements antalgiques ne suffisent pas. La prise en charge de l’animal doit être globale, avec des soins individualisés. Les vétérinaires peuvent appliquer cette méthode aux animaux qu’ils soignent, car « les molécules n’ont pas d’âme et l’individu est le premier acteur de sa douleur ».

Des spécificités anatomiques, physiologiques, métaboliques

Cette prise en charge individuelle est importante en médecine vétérinaire en raison de la diversité des espèces animales traitées, qui ont chacune leurs spécificités anatomiques, physiologiques et métaboliques. La douleur chez l’enfant a longtemps été niée, notamment en raison de sa présumée immaturité neurologique, comme l’a rappelé le Pr Daniel Annequin, qui a été directeur du centre de la douleur à l’hôpital Trousseau à Paris. La question de la nécessité d’une connexion thalamo-corticale dans la perception de la douleur concerne également le monde animal. Pour Charly Pignon, praticien hospitalier en médecine zoologique à l’École nationale vétérinaire d’Alfort, les reptiles ressentiraient la douleur. Leur système nerveux est différent de celui des mammifères, mais une équivalence neuroanatomique est démontrée entre certaines structures cérébrales et le cortex, impliqué dans la conscience, et l’amygdale, qui l’est dans les émotions. Cependant, aucune étude fonctionnelle n’a été menée. De nombreuses questions persistent sur la douleur chez les espèces variées de la faune sauvage, pour lesquelles une prise en charge de la douleur est nécessairement adaptée à l’individu, à son mode de vie et à son milieu, comme l’a évoqué Romain Potier, président de l’Association francophone des vétérinaires de parcs zoologiques (AFVPZ). Chez le poisson, par exemple, la sensibilité douloureuse n’est pas systématiquement démontrée, cependant, « le doute doit toujours profiter à l’animal », a affirmé notre confrère.

Une évaluation difficile

Reconnaître, traiter et prévenir la douleur animale, aiguë ou chronique, est une obligation éthique et déontologique pour le vétérinaire. Cependant, Éric Troncy, professeur à l’université de Montréal (Québec), pose le problème de son évaluation, qui est abordée avec des références anthropomorphiques. L’homme estime cette sensation subjective par l’examen des réactions de l’animal en réponse à un stimulus, alors que tous les réflexes ne sont pas nociceptifs, et que toutes les réponses nociceptives ne sont pas des réflexes. De plus, aucune échelle de mesure de l’expression douloureuse n’est actuellement objective. Ainsi, l’évaluation actuelle replace la douleur animale dans ses trois dimensions, sensorielle, émotionnelle et cognitive, et repose sur des facteurs biologiques, comme les dommages structurels, par exemple, des facteurs psychologiques, comme les troubles cognitifs et comportementaux, et des facteurs sociaux, comme les variations d’interactions avec l’homme ou d’autres animaux. Des recherches sont actuellement menées par l’équipe d’Éric Troncy pour réaliser à l’avenir une empreinte digitale de la douleur, notamment grâce à des applications d’intelligence artificielle reposant sur la reconnaissance des expressions faciales, les postures, les comportements, les relations avec le propriétaire, etc. « Résultats dans cinq ans », a-t-il assuré.

Limites et perspectives

Toutefois, « dans les cas difficiles, jusqu’à quand doit-on traiter ? », a demandé la Pre Alessandra Bergadano, de l’université vétérinaire de Berne (Suisse). Notre consœur a invité chaque praticien à instaurer une culture empathique du soin et à créer un comité d’éthique dans sa structure, comprenant au moins un vétérinaire et un membre de l’équipe non vétérinaire, pour confronter les points de vue.

Enfin, d’autres types de soins seront bientôt disponibles, comme l’équilibre des différentes espèces de micro-organismes du microbiome intestinal, dont l’impact majeur sur la santé, la douleur et le bien-être est démontré. De plus, l’utilisation du cannabis médical, dépourvu de tétrahydrocannabinol, interdit en raison de ses effets psychotropes et qui est toxique chez le chien et le chat, est envisagée. L’efficacité des cannabidoïdes sur la modulation des douleurs neuropathiques, oncologiques et ostéoarticulaires est démontrée chez l’homme, et peut être empiriquement appliquée à l’animal. Selon la Pre Giorgia Della Rocca, professeure de pharmacologie et de toxicologie vétérinaire à l’université de Pérouse (Italie), la prescription de préparations magistrales à partir de cannabinoïdes est possible en Italie, mais le dosage est difficile. Pour Thierry Poitte, l’administration par voie transmucosale, dans le cadre actuel de la réglementation, selon des règles de titration et des conditions d’évaluation par client specific outcome measures (CSOM), ouvre également des perspectives intéressantes pour la prise en charge des douleurs chroniques complexes (syringomyélie, hyperesthésie féline, etc.)

1 Définition officielle de l’Association internationale pour l’étude de la douleur (IASP).

QUELQUES PROJETS DE CAP DOULEUR

CAP douleur a la double identité d’un organisme accrédité de formation et d’un réseau scientifique de plus de 380 cliniques adhérentes. Le réseau s’ouvre à l’international en Belgique, au Luxembourg, en Suisse, au Québec et, bientôt, en Italie et à Taïwan. Son but est de développer ses formations et d’innover. Cela passe notamment par l’animation du réseau, en créant une banque d’images et de vidéos afin de partager les connaissances via ses applications web. Il souhaite également structurer la prise en charge de la douleur en ouvrant de nouvelles unités vétérinaires d’évaluation et de traitement de la douleur (UVETD). Dotées d’un cahier des charges exigeant, elles proposeront des consultations pluridisciplinaires spécifiques pour soigner la douleur chronique et seront localement en contact avec des centres de la douleur en humaine.
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