Thierry Poitte : « Le cannabis à visée analgésique ne peut s’envisager sans l’expertise clinique des praticiens dans un cadre réglementaire » - La Semaine Vétérinaire n° 1818 du 06/09/2019
La Semaine Vétérinaire n° 1818 du 06/09/2019

ENTRETIEN

PRATIQUE CANINE

L'ACTU

Auteur(s) : PROPOS RECUEILLIS PAR VALENTINE CHAMARD  

L’utilisation du cannabis à des fins médicales est l’objet d’un engouement. Son usage est pourtant strictement encadré. Encore peu documenté en médecine vétérinaire, il s’avère prometteur dans des cas précis. Une expertise vétérinaire est essentielle, à l’opposé de la stratégie de vente au comptoir ou de l’automédication via des commandes internet qui ont actuellement cours.

Récréatif, médical ou complément alimentaire à visée de bien-être ? Légal ou illégal ? Vrai potentiel ou effet de mode ? Preuves scientifiques ou simple ressenti ? Difficile de démêler le vrai du faux quand il est question de cannabis. Le point avec Thierry Poitte, fondateur de CAP douleur.

Cannabis médical : de quoi est-il question ?

Il importe de faire la distinction entre le chanvre à fibre et celui à résine. Le premier est cultivé pour ses fibres solides et durables, employées par exemple pour l’isolation ou l’industrie textile, et ses graines, dont l’huile est utilisée en cosmétologie. Ces parties contiennent moins de 0,3 % de tétrahydrocannabinol (THC), substance psychoactive. La France en est le premier producteur européen et il suscite un fort intérêt en raison d’atouts environnementaux (alternative à la culture polluante du coton, empreinte carbone négative, etc.). Le chanvre à résine, dénommé cannabis, est issu de plants plus petits et dont les fleurs sont recouvertes d’une résine riche en phytocannabinoïdes, en flavonoïdes et en terpénoïdes, constituant un phytocomplexe synergique. La concentration en THC y est supérieure à 0,3 %. C’est ce chanvre qui est utilisé à des fins récréatives (marijuana, haschisch, etc.) ou médicales.

Comment expliquer l’engouement actuel en médecine humaine pour le cannabis médical ?

Il tient à trois faits. En médecine humaine, des résultats probants ont été obtenus dans des cas d’épilepsies graves de l’enfant et un soulagement de la douleur a été décrit et médiatisé chez des patients en impasse thérapeutique dans des cas de sclérose en plaque. Deuxièmement, il existe une automédication grandissante au cannabis (qu’il est possible de se procurer sur Internet) de la part de patients douloureux chroniques en échec thérapeutique avec les traitements conventionnels : les résultats rapportés comme favorables font l’objet d’un emballement sur les réseaux sociaux. Enfin, les enjeux économiques sont considérables, d’autant plus qu’au cannabis médical vient se surajouter un cannabis “bien-être”, survendu par certains laboratoires.

Quel est le mode d’action du cannabis médical ?

Les phytocannabinoïdes principaux sont le cannabidiol (CBD), le cannabinol (CBN) et le THC. Le système endocannabinoïde de l’organisme agit sur la douleur, la mémoire, l’immunité. Le THC, psychoactif, se fixe sur les récepteurs CB1 et CB2. Le CBD a plutôt des effets analgésiques et anti-inflammatoires. Des cannabinoïdes de synthèse sont développés en médecine humaine, avec pour l’instant une prescription très réglementée, par des médecins exerçant dans des centres de la douleur, réservée à des cas précis (sclérose en plaque, maladie de Parkinson, etc.). Il existe encore des imprécisions sur les doses à prescrire et sur les ratios THC/CBD à utiliser.

Quelles en sont les preuves d’efficacité ?

En médecine humaine, outre une utilisation lors de cas d’épilepsie et de sclérose en plaque réfractaires aux traitements de première et deuxième intentions, les études font état d’un effet analgésique modéré, mais significatif, lors de douleurs chroniques neuropathiques. Le postulat est qu’en diminuant le ressenti émotionnel négatif de la douleur, le cannabis limite l’anxiété et la dépression associées, améliore le sommeil et corrige ainsi le catastrophisme, c’est-à-dire les pensées pessimistes des patients. Les résultats sont beaucoup plus modestes pour les douleurs nociceptives et nociplastiques rencontrées dans les douleurs musculo-squelettiques comme l’arthrose ou la fibromyalgie. Des études complémentaires sont encore nécessaires. L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a d’ailleurs donné son accord pour expérimenter dans des centres de la douleur, à partir du 1er septembre, pendant deux ans, la prescription du cannabis dans cinq indications précises avec cinq ratios THC/CBD différents et une adaptation posologique par titration : douleurs réfractaires aux thérapies (médicamenteuses ou non) accessibles, certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes, soins de support en oncologie, spasticité douloureuse liée à la sclérose en plaques et situations palliatives.

Quelles seraient les applications en médecine vétérinaire ?

En médecine vétérinaire, une seule étude portant sur l’efficacité du CBD chez le chien arthrosique est disponible1. Les évaluations (grille Canine Brief Pain Inventory [CBPI] et score de Hudson) ont montré une diminution significative de la douleur et une augmentation de l’activité. En revanche, les scores de boiterie et les réactions à la palpation des articulations arthrosiques sont restés inchangés. En extrapolant depuis la médecine humaine, le cannabis pourrait être pertinent lors de douleurs chroniques neuropathiques réfractaires aux traitements conventionnels, par exemple dans les cas de syringomyélie, de syndrome d’hyperesthésie féline, de certaines douleurs chroniques postopératoires ou cancéreuses et en soins palliatifs.

Des effets indésirables sont-ils à craindre ?

La toxicité étant plus élevée chez le chien (en raison d’un plus grand nombre de récepteurs CB1), les praticiens sont de plus en plus confrontés à des cas d’intoxication au CBD (ataxie, léthargie, tremblements, etc.)2. Au Canada, où le cannabis médical est désormais légal chez l’humain, il représente la troisième cause d’intoxication chez le chien. Des précautions sont donc à prendre.

Les vétérinaires peuvent-ils se procurer et prescrire légalement du cannabis médical ?

La réglementation française prévoit que toutes les opérations concernant le cannabis sont interdites, notamment sa production, sa détention et son emploi, sauf dérogation très précise imposant trois conditions : la plante doit contenir moins de 0,2 % de THC, le produit doit être issu des graines ou des tiges et la variété de chanvre utilisée doit figurer sur une liste publiée par arrêté3.

Comment s’y retrouver dans les produits disponibles sur le marché vétérinaire ?

Il est actuellement proposé des produits à base de chanvre sans allégation médicale, sous forme de compléments alimentaires, associant de l’huile de chanvre et des vitamines, pour aider à l’amélioration du confort de l’animal. À mon avis, ce n’est pas une bonne stratégie, il serait dommage de réduire le cannabis à un simple produit de comptoir et ainsi d’en vulgariser l’utilisation. La teneur précise en CBD de ces produits n’est pas exactement connue et ce doute va à l’encontre des préconisations issues des pays où le cannabis médical est autorisé : il s’agit de suivre une procédure de type “start low, go slow, stay low” 4, c’est-à-dire de pratiquer une titration progressive et précautionneuse, avec un étalement des doses de 0,1 à 4 mg/kg chez le chien, couplée à une évaluation rigoureuse de la douleur, par exemple avec le système de gradation Client-Specific Outcome Measure (CSOM). L’enjeu essentiel est une prescription raisonnée et individualisée grâce à notre expertise de clinicien.

Les vétérinaires se verront-ils proposer un cannabis avec allégation médicale ?

CAP douleur travaille à l’élaboration d’un CBD destiné aux animaux de compagnie et réservé au circuit vétérinaire, sous la condition d’une prescription personnalisée, et qui pourrait être proposé en 2020. Dans l’attente d’une évolution de la législation actuelle, il n’y aura pas de mention thérapeutique, mais il serait destiné à la correction du mal-être associé aux douleurs chroniques. Dans le cadre des dérogations prévues et sous couvert de certificat d’analyse par chromatographie garantissant l’absence de THC, ce complément alimentaire serait prescrit à des cas douloureux chroniques réfractaires ou intolérants aux traitements de première et deuxième intentions lors de protocoles compassionnels, évitant le recours à des euthanasies ou à des interventions mutilantes. Il est urgent que la réglementation évolue, car nous vivons une grande période d’hypocrisie où la France, isolée au niveau européen, prend un retard considérable. Cette interdiction du cannabis médical prive nos animaux de compagnie d’un espoir thérapeutique et les expose à une automédication très approximative, source réelle d’errances thérapeutiques et cause potentielle d’intoxications.

1 Gamble L. J., Boesch J. M., Frye C. W. et coll. Pharmacokinetics, safety, andclinical efficacy of cannabidiol treatment in osteoarthritic dogs. Front. Vet. Sci. 2018;5:165.

2 Prise en charge : charbon végétal, fluidothérapie, émulsions lipidiques, anticonvulsivants.

3 Article 1 de l’arrêté du 10/12/2018 modifiant l’arrêté du 22/8/1990 portant application de l’article R.5132-86 du Code de la santé publique pour le cannabis.

4 “Commencer à doses basses, augmenter doucement, rester bas”.

Pour en savoir plus :

Un dossier sera consacré à l’usage du cannabis en médecine vétérinaire dans un prochain numéro du Point Vétérinaire.

EXEMPLE D’APPLICATION EN MÉDECINE VÉTÉRINAIRE

Ce carlin mâle de 3 ans, pesant 9,1 kg, vivant en Angleterre, atteint de syringomyélie, souffrait de nombreuses crises paroxystiques quotidiennes (hurlements et prurit cervicofacial) associées à des troubles parétiques, insuffisamment soulagées par la gabapentine et les antidépresseurs tricycliques. Une thérapeutique antihyperalgésiante (perfusion de méthadone et de kétamine) associée à l’administration par voie sublinguale de cannabiol (CBD) 4%1 aux doses successives de 0,1, 0,2 et 0,3 mg/kg, trois fois par jour, a permis une excellente rémission des symptômes (une crise modérée par semaine).
1 Thierry Poitte a démarré une étude clinique. Il s’est procuré du CBD en respectant la dérogation à son emploi (CBD pur analysé par chromatographie, sans trace de tétrahydrocannabinol [THC], issu exclusivement, certificat à l’appui, de graine et de tiges de chanvre autorisé.
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