Abattage sans étourdissement, vers un « compromis acceptable » ? - La Semaine Vétérinaire n° 1794 du 19/01/2019
La Semaine Vétérinaire n° 1794 du 19/01/2019

ABATTOIR

PRATIQUE MIXTE

L'ACTU

Auteur(s) : CLOTHILDE BARDE  

Alors que les connaissances sur la conscience et sur la douleur animale se sont encore étoffées récemment, deux organisations de protection animale, l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs et la Fondation Brigitte-Bardot, ont décidé de réunir, lors d’un congrès organisé le 24 janvier au sein de la représentation permanente du Parlement européen, les différents acteurs concernés.

L’abattage sans étourdissement est une pratique inacceptable. » Telle est la position de la profession vétérinaire sur le sujet1. Cette pratique, autorisée en France dans le cadre dérogatoire d’un abattage rituel, pose en effet problème d’un point de vue éthique depuis plusieurs années, pour de nombreux acteurs de l’élevage. C’est pourquoi les représentants de deux organisations de protection animale, l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA) et la Fondation Brigitte-Bardot, ont décidé d’interroger, le 24 janvier, les différentes parties prenantes sur leurs positions afin d’envisager ensemble un « compromis acceptable » en France.

De nouvelles connaissances

Les derniers travaux des chercheurs sur la conscience animale, présentés à cette occasion, remettent ainsi en cause l’acceptabilité de telles techniques d’abattage. Selon Pierre Le Neindre, docteur en éthologie et chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), cette notion complexe et propre à chaque espèce est difficile à évaluer, et plus encore dans les conditions de l’abattoir. Il convient donc, pour éviter tout risque de souffrance des animaux, de chercher à obtenir un état d’inconscience (coma) préalable à la mort (état de perte de conscience irréversible), a-t-il ajouté.

L’étourdissement : une étape cruciale chez les bovins

Pour parvenir à cet état le plus rapidement possible avant de procéder à l’abattage, la règle classique est, une fois l’animal correctement piégé, de l’étourdir en agissant au niveau des structures impliquées dans la conscience et dans la douleur (région du thalamus-mésencéphale et plus particulièrement la formation réticulée du tronc cérébral). Comme l’a indiqué Claudia Terlouw, chercheure à l’Inra, une perte de conscience réversible peut être obtenue en utilisant l’électronarcose à deux points, et les techniques de la tige perforante ou de l’électronarcose à trois points conduisent à un état d’inconscience irréversible. En dépit des 6 % d’échecs lors de la réalisation d’un étourdissement avec une tige perforante chez les génisses et des 16 % chez les taureaux, le recours à l’une de ces trois techniques est indispensable selon la vétérinaire Léa Letessier2, car la perte de conscience qui suit la saignée pratiquée sans étourdissement (chute de pression sanguine et arrêt de la perfusion sanguine cérébrale) est plus ou moins tardive selon les espèces : 14 secondes pour les ovins, 30 secondes pour les volailles et de 8 secondes à 11 minutes pour les bovins. En effet, comme l’a indiqué Marylène Nau, Inspectrice générale de santé publique vétérinaire (ISPV) honoraire, l’espèce bovine présente « certaines spécificités physiologiques “faux anévrismes” (chez 16 % des bovins adultes et 25 % des veaux) et artère vertébrale durablement fonctionnelle qui vont de pair avec une souffrance animale persistante si l’animal est abattu sans étourdissement préalable ».

Un problème éthique

Malgré ces connaissances, les abattages sans étourdissement ou abattages rituels sont autorisés en France depuis le 1er octobre 1980 par dérogation réglementaire3. C’est pourquoi, comme l’a rappelé Frédéric Freund, directeur de l’OABA, de nombreuses associations de protection animale4 ont récemment renouvelé leur demande « au chef de l’État et à son gouvernement, afin de modifier le 1 er alinéa de l’article R.214-70 du Code rural (et ainsi) de ne pas déroger à l’obligation d’insensibilisation lors de l’abattage ». Par ailleurs, les principaux acteurs du monde de l’élevage se positionnent eux aussi en faveur d’un étourdissement de tous les animaux. Ainsi, comme l’a indiqué Audrey Lebrun, chargée de mission protection animale à Interbev (Interprofession du bétail et de la viande), au vu des travaux scientifiques actuels, « il n’y a pas d’intérêt à ne pas faire d’étourdissement ». De même, Laurent Perrin, représentant du Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral (SNVEL), et Ghislaine Jançon, membre du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV), ont rappelé qu’après avoir obtenu que la dérogation à l’étourdissement pour le marché religieux soit strictement limitée à « une commande spécifique » 5, la profession continue d’agir pour que « tout animal abattu soit privé efficacement de toute conscience avant et lors de la saignée ».

Des alternatives existent

Toutefois, à défaut de supprimer cette dérogation, certaines alternatives existent pour que l’abattage respecte les lois religieuses des cultes juif et musulman, selon lesquelles « l’animal doit être vivant, en bon état sanitaire et la saignée doit être efficace et complète tout en respectant la bientraitance des animaux et en limitant la souffrance ». En effet, comme l’a indiqué notre confrère Michel Courat, expert européen en bien-être animal, « un compromis acceptable par tous serait d’instaurer un étourdissement postjugulation immédiat (délai maximal de 2 secondes) et l’exemple autrichien (soulagement immédiat postsaignée avec surveillance systématique d’un vétérinaire officiel) pourrait ainsi être intéressant à suivre en France ».

Un sujet sensible

Néanmoins, ce sujet est extrêmement sensible et délicat, car les enjeux financiers, principalement pour l’exportation, des filières viande hallal et casher sont colossaux (2 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, soit 32 % des abattages français pour le marché hallal, selon Léa Letessier). Pour que les pratiques d’abattage rituel évoluent, une modification législative harmonisée au niveau européen serait par conséquent nécessaire, selon les représentants des deux religions concernées interrogés sur le sujet. Ainsi, d’après la porte-parole du représentant du culte musulman Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée, « il revient à l’État de légiférer sur la question : une éventuelle modification de la législation européenne ne manquera pas d’avoir des répercussions nationales, nous sommes attentifs à tout changement réglementaire ». Liliane Vana, docteur ès sciences des religions, spécialiste en droit hébraïque, a ajouté qu’« il conviendra de respecter les limites de la loi religieuse avant de voir si certains changements sont possibles ».

Un immobilisme politique

Or les mesures politiques tardent à venir. Ainsi, selon notre consœur Geneviève Gaillard, députée honoraire, qui a œuvré pendant des années en faveur de la protection animale, « c’est très compliqué ». Elle déplore ainsi le fait que « malgré de bonnes intentions des politiques, ce sujet ne motive pas une mobilisation de nature à inverser la part les choses, d’autant plus qu’il existe dans ce domaine un lobbying extraordinaire ». De son point de vue, il faudrait profiter de la perspective prochaine des élections au Parlement européen pour sensibiliser la population à la réalité de l’abattage rituel, avec diverses actions telles que la publication d’une tribune informative dans les médias ou la rédaction d’une pétition claire par les professionnels, la mise en place d’une action large et coordonnée au sein du Parlement européen ou, enfin, l’ouverture d’une commission d’enquête sur le sujet en France. De même, selon la magistrate Catherine Kamianecki, « la solution n’est pas de songer à obtenir des modifications législatives, car même si elles aboutissaient, elles ne seraient pas validées par le Conseil constitutionnel, qui fait passer le principe de religion au-dessus de tout. Une piste à envisager de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, car cette dernière considère que la question de la protection animale est une question d’intérêt général ».

Une évolution imminente ?

À l’orée de nouvelles élections européennes, les espoirs de changement sont donc réels. Selon Jean-Pierre Kieffer, président de l’OABA, « on se renvoie la balle depuis des années entre les cultes, le gouvernement français et l’Europe. Il est donc temps qu’au vu des connaissances scientifiques actuelles, cela cesse ». De même, d’après Christophe Marie, président de la Fondation Brigitte-Bardot, « avec le soutien actuel des professionnels du secteur, on peut espérer obtenir des avancées ensemble en interpellant les commissaires européens après les nouvelles élections européennes ». Enfin, comme l’a conclu Pascal Durand, député européen à l’initiative de ce colloque, « il est probable qu’à terme, l’abattage sans étourdissement soit interdit en France, mais cela prendra du temps et se fera avec beaucoup de souffrances. Faisons en sorte qu’un dialogue émerge pour éviter encore une fois que la souffrance ne soit la dernière courroie d’une lutte entre loi laïque et religieuse ».

1 Code de bonne pratique vétérinaire émis par la Fédération vétérinaire européenne (FVE) en 2002, https://bit.ly/2CPqcXJ.

2 Thèse confidentielle sur la bientraitance des bovins en abattoir.

3 Article R.214-70 du Code rural et de la pêche maritime.

4 OABA, Fondation Brigitte-Bardot, Ligue française pour la protection du cheval (LFPC), Compassion In World Farming (CIWF) France, Fondation 30 millions d’amis, la Société protectrice des animaux (SPA), Wellfarm, Fondation assistance aux animaux, La Fondation droit animal, éthique et sciences (LFDA) et la Confédération nationale de défense de l’animal.

5 Article R.214-70 du Code rural renforcé et encadré par le décret du 28/12/2011.

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