Objectif données d’élevage - La Semaine Vétérinaire n° 1777 du 14/09/2018
La Semaine Vétérinaire n° 1777 du 14/09/2018

DOSSIER

Auteur(s) : TANIT HALFON 

Les éleveurs s’équipent d’un nombre croissant de capteurs permettant de suivre l’état de leur cheptel. La conséquence : des mégadonnées qui, avec les avancées technologiques, deviennent valorisables, mais surtout monnayables. Face à ce nouvel enjeu économique, le vétérinaire rural cherche sa place… au risque de se voir exclu des élevages ?

àqui appartiennent les données d’élevage ? Aux agriculteurs, répond la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Au printemps, le principal syndicat agricole, en partenariat avec celui des Jeunes Agriculteurs, publiait la charte Data Agri1, qui place l’agriculteur (et l’éleveur) au centre des données d’élevage. « L’agriculteur dispose d’un droit d’accès, de retrait et un droit à l’oubli au regard du traitement des données », dit la charte. En clair, il est libre de mettre ses données à disposition, ou pas, des différents acteurs de l’élevage. Dont le vétérinaire. Ce dernier peine à trouver sa place dans cette nouvelle chaîne de valeurs. Le livre bleu de Vetfuturs, qui interroge l’avenir de la profession vétérinaire, l’exprime d’ailleurs clairement au travers de plusieurs questionnements : « Doit-on envisager de nouvelles spécialisations, notamment pour les compétences liés aux nouvelles technologies ? », « Comment permettre aux vétérinaires d’accéder aux données notamment de télémédecine (…) ? », ou encore « Quelle place demain pour des data scien tists (« experts en mégadonnées », NDLR) ou des bio-informaticiens dans les équipes ? Quelle place pour les vétérinaires dans les équipes de data scientists ? » Mais pourquoi la donnée d’élevage est-elle devenue une nouvelle source de valeurs ? « En valorisant les données, on cherche à mettre en évidence des corrélations, mais aussi à générer des services », explique Jean-Marc Bournigal, vétérinaire et ancien directeur de l’Institut national de recherche en sciences et technologies de l’environnement et l’agriculture (Irstea). Auteur d’un rapport publié en janvier 2017 sur la faisabilité de la construction d’un portail numérique de données agricoles2, il estime que « l’arrivée de ces nouveaux systèmes numériques pose la question de leur impact sur l’exercice du métier de praticien ». Les mégadonnées agricoles sont-elles en train de redéfinir le métier de vétérinaire rural ?

Un pilotage fin et continu des élevages

La donnée, et plus largement le big data agricole ( encadré ci-contre ), s’inscrit dans l’élevage de précision. Ce dernier se caractérise par « l’utilisation coordonnée de capteurs pour mesurer des paramètres comportementaux, physiologiques ou de production sur les animaux ou les caractéristiques du milieu d’élevage (température, hygrométrie, ventilation, etc.) ; de technologies de l’information et de la communication pour échanger, stocker, transformer et restituer ces informations à l’éleveur ». Toutes ces technologies servent un objectif : « aider l’éleveur dans sa prise de décision, en complément de ses observa tions »3. Cette nouvelle forme de travail est volontiers associée à de nombreux avantages pour l’éleveur : gain de temps, réduction de la pénibilité du travail, amélioration des performances, détection précoce des troubles de santé, etc. Cette évolution serait également un atout pour le vétérinaire, qui disposerait d’informations plus fiables que celles issues de la mémoire des éleveurs…ou d’informations tout court ! Dorothée Ledoux, maître de conférences en médecine des populations et élevage de précision à VetAgro Sup, utilise justement ces nouvelles technologies pour capter des données jusqu’alors inaccessibles. « Avec l’équipe Caraïbe de l’unité mixte de recherche sur les herbivores de l’Institut national de recherche agronomique (Inra) et VetAgro Sup, nous travaillons sur l’identification de modifications comportementales en tant qu’indicateurs précoces d’une maladie, explique l’enseignante. Par exemple, une modification de la fréquence et du temps passé à se toiletter avec la brosse à bovins est associée à un état de santé dégradé. » Si pour un éleveur, observer ses animaux en continu est impossible, les capteurs de l’élevage de précision, eux, s’en chargent facilement. Cette hypertechnologie promet ainsi un pilotage fin et continu de l’élevage. Et par voie de conséquence, un changement dans les habitudes et pratiques de travail. Hervé Pillaud, ancien éleveur, agriculteur, et membre du Conseil national du numérique, s’est penché, au travers de deux ouvrages, sur la question du numérique en agriculture. Pour lui, les métiers du monde agricole vont forcément se transformer, y compris celui de vétérinaire. « Demain, avec l’intelligence artificielle, le diagnostic ne se fera plus de la même manière, souligne-t-il. La masse de données, associée à des algorithmes spécifiques, fera que l’on aura plus besoin de démontrer qu’une hypothèse est vraie. » Il continue : « Le vétérinaire redeviendrait l’homme de l’art, l’observateur ; les algorithmes se chargeant à sa place du côté plus “rationnel” du métier. »

Un enjeu économique

« La donnée devient fondamentale pour qu’une entreprise puisse prospérer, y compris pour l’entreprise vétérinaire, et notamment pour le vétérinaire rural, souligne Denis Avignon, vice-président du conseil de l’Ordre national des vétérinaires, en charge de la formation continue et de la commission innovation et prospective. Pour rester un acteur à part entière de la santé des animaux de rente, le vétérinaire rural doit rapidement prendre le train en marche… au risque d’être enfermé dans le rôle de “vétérinaire urgentiste santé” . Le vétérinaire doit montrer à l’éleveur que sa compétence va au-delà du schéma classique anamnèse-examen cli nique- diagnostic-traitement, explique-t-il. Pour s’adapter à l’élevage de précision, il devra franchir le pas vers la gestion du big data, au risque, si rien n'est fait, d'être “désintermédié”, d’être remplacé par de nouveaux prestataires de services, moins déontologiques que nous. » D’autant plus qu’actuellement, la valorisation des données peut donner lieu à des actions correctives pas que zootechniques. « Certains robots de traite vont par exemple jusqu’à permettre le diagnostic de mammites à des non vétérinaires, ce qui va à l’encontre de l’article L. 243-1 du Code rural 4 , note-t-il. Rappelons que l’interprétation médicale des données, et partant le diagnostic, relève de la médecine vétérinaire ! » Face à ce nouvel enjeu économique, les instances professionnelles misent sur l’idée de la contractualisation entre éleveur et vétérinaire. « Je pense que le modèle économique ne pourra plus reposer exclusivement sur l’acte tel qu’on l’entend actuellement », affirme Denis Avignon. Joël Limouzin, vice-président de la FNSEA, confirme : « La contractualisation consisterait en des visites régulières à des moments clés, pour apporter des conseils à l’éleveur, mettre en place des programmes de vaccina tion… Et en cas de coup dur, l’éle veur ne payerait pas à l’acte, mais selon les conditions d’un contrat initialement établi. » Et d’ajouter : « Cette évolution est à relier à la problématique du maillage vétérinaire. » « Finalement, on se situe totalement dans le chapitre de la télémédecine 5 , note Denis Avignon. Dans le sens où le vétérinaire reçoit des données, puis les exploitent avec, à la clé, la mise en place d’un certain nombre d’actions, thérapeutiques, prophylac tiques et zootechniques. »

Créer une boîte à outils numériques vétérinaires

Dire que la donnée d’élevage est l’avenir du vétérinaire rural ne suffit pas. Encore faut-il disposer d’outils numériques pour pouvoir les exploiter. Jean-François Labbé, trésorier de la société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGTV), le souligne d’ailleurs : « Il faut que chaque praticien ait accès à une connaissance à distance des élevages qu’il suit. C’est à cette condition que le vétérinaire deviendra un partenaire incontournable, et l’éleveur aura alors le réflexe d’appeler son vétérinaire en cas de problème. » Le groupement professionnel a ainsi développé le logiciel Vetélevage. Disponible depuis janvier 2005, cet outil permet de collecter les informations relatives au sanitaire, à la reproduction et à la production, mais aussi de rédiger des ordonnances. Des passerelles existent avec certains logiciels de gestion d’élevage, pour un échange facilité des données. Si certains se plaignent de sa complexité, Jean-François Labbé n’y voit, lui, qu’une incompréhension de la technologie. « Comme Vetélevage est capable de tout faire, le logiciel est forcément très lourd. Ce qui rend difficile son usage sur tout type d’appareil, explique-t-il. Ne rêvons pas. Pour gérer un grand nombre de données, travailler avec une machine disposant d’une mémoire suffisante reste encore indispensable. » Et comme il le souligne, à la différence d’autres outils plus récents ( voir encadré ), il est le seul à offrir au praticien la possibilité de réaliser des prescriptions. « Le visuel de Vetélevage n’est pas aussi moderne que d’autres outils, mais il est complet, commente-t-il. De plus, le logiciel est amené à évoluer du point de vue ergonomique, avec notamment le développement de nouveaux outils de saisie rapide. » Cependant, pour lui, le vrai problème est ailleurs. « Les vétérinaires, dans leur ensemble, numérisent peu, martèle-t-il. Il faut qu’ils prennent conscience que l’enjeu actuel est de disposer d’un grand volume de données pour rentrer dans le système. » Cependant, pour Denis Avignon, aucun outil actuellement sur le marché n’est encore en capacité de traiter le big data médical vétérinaire. « Il est grand temps de développer des mouvements convergents de recherche et d’optimisation des données. Cela veut dire qu’à court terme, la profession devra nouer des partenariats avec ceux qui savent collecter et traiter la donnée. Elle devra aussi se rapprocher de métiers tel que les data scientists dont on n’imaginait pas il y a vingt ans qu'ils puissent exister un jour ! » Hervé Pillaud abonde dans le même sens : « Si les vétérinaires ne veulent pas que d’autres le fassent à leur place, il faut qu’ils construisent leur propre algorithme, avec l’aide de data scientists. » L’appel est lancé.

1 data-agri.fr.

2 Jean-Marc Bournigal avait été missionné par le ministre en charge de l’Agriculture, suite aux recommandations du rapport « Agriculture Innovation 2025 » qui préconisait la mise en place d’un portail de données à vocation agricole, bit.ly/2xvzUuw.

3 « L’élevage de précision : quelles conséquences pour le travail des éleveurs ? », Inra Productions animales, 2014, no 2, bit.ly/2Qs1ti4.

4 Cet article définit ce qui relève de l’acte de médecine et de chirurgie des animaux. Diagnostiquer une maladie, la prévenir et la traiter en font partis.

5 Selon le code de santé publique (art. L. 6316-1), la télémédecine est une « forme de pratique médicale à distance utilisant les technologies de l’information et de la communication. » Deux commissions de l’Ordre national des vétérinaires, en concertation avec les organismes professionnels, mènent actuellement une réflexion à ce sujet. Leurs résultats sont prévus pour 2019.

QU’EST-CE QUE LE BIG DATA AGRICOLE ?

Une donnée plus une autre plus des milliers d’autres… Voilà grossièrement à quoi correspond le big data, traduit habituellement par « mégadonnées ». Il se caractérise par les 3 V : le “volume”, les données collectées étant de plus en plus nombreuses ; la “vélocité”, qui correspond à la vitesse d’acquisition et de traitement de ces données, le but étant de tendre vers une gestion en temps réel ; et pour finir la “variété” qui désigne les différents sortes de données récoltées (textes, mesures, images, etc.). En agriculture, des critères supplémentaires peuvent être ajoutés1 : la “véracité” et la “validité” qui caractérisent la qualité des sources de données ; la “visualisation” qui désigne un ensemble de données complexes ; la “visibilité” qui correspond aux informations recueillies les plus pertinentes ; la “vie privée” qui évoque la question de l’anonymat et enfin la “valeur”, définie comme la structuration des données et le développement de nouvelles approches d’analyse. Tout l’enjeu du big data est de passer des données brutes à des données transformées utiles pour répondre à des objectifs précis.

1 bit.ly/2Ms6qE8.

PARTAGER POUR AVANCER

Si la question de la propriété des données est au cœur de la charte Data Agri de la fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), cette dernière illustre également l’importance de leur partage. Pour l’ensemble des parties prenantes, c’est la seule voie possible pour l’avenir de l’élevage. En témoigne un rapport de 2016 de l’Acta, Association de coordination technique agricole qui fédère les instituts techniques agricoles des filières animales et végétales, sur l’accès aux données pour la recherche et l’innovation en agriculture. Les auteurs y faisaient le constat que l’accès libre aux données permet de créer de la valeur, en favorisant la recherche et développement (R&D) agricole. Au contraire, ne pas jouer le jeu du partage favorise, selon eux, « une privatisation totale ou partielle des flux croissants de données brutes », au détriment de la R&D qui pourrait, elle, imaginer et créer de nouveaux services, dépassant « sans doute très largement les retours synthétiques proposés par les opérateurs qui les collectent ». Au-delà de la stimulation intellectuelle engendrée par le partage des données, cela permettrait aussi d’installer « une saine concurrence entre les opérateurs, une fois les données sécurisées pour l’agriculteur, qui stimulera l’innovation », souligne Henri Bies-Péré, deuxième vice-président de la FNSEA en charge des questions numériques. Et le vétérinaire va devoir jouer le jeu, comme le souligne la fédération. « Il faut que la profession vétérinaire comprenne qu’il est impossible de rester dans un système vertical, avec des données sanitaires étanches, note Joël Limouzin, vice-président de la FNSEA. S’il a peur que les informations qu’il apporte soient visibles par d’autres, il faut qu’il comprenne bien que c’est l’agriculture qui donne l’autorisation du partage des données. Et en ce qui concerne le sanitaire, l’éleveur aura de toute façon tout intérêt à partager ses données avec son vétérinaire traitant, un interlocuteur pertinent en termes de conseil et de prévention. »

DES OUTILS NUMÉRIQUES PENSÉS PAR DES PRATICIENS

En parallèle de Vetélevage, développée par la Société nationale des groupements techniques vétérinaires, des acteurs privés se lancent dans la création et la commercialisation d’outils numériques vétérinaires de valorisation des données d’élevage. En voici des exemples :

MilkUp : logiciel de suivi de troupeaux bovins laitiers, lancé en 2016, MilkUp collecte les données de production, de reproduction et sanitaires de l’élevage. Une fois les données intégrées, le vétérinaire dispose d’une vision globale des performances de l’élevage, via différents indicateurs. Il peut ainsi plus facilement proposer ses services en tant que conseiller d’élevages. « Il faut voir l’outil comme une interface de coopération entre l’éleveur et son vétérinaire, expliquent le vétérinaire Gaëtan Mabille, son concepteur, et Karen Noteris, présidente de Vetosoft, l’entreprise qui le commercialise. Dans un marché fortement concurrencé, il permet de maintenir le lien avec l’éleveur. » Et pourquoi pas aussi celui avec les jeunes diplômés : « Le suivi du troupeau apparaît comme un aspect motivant du métier, pour les vétérinaires qui sortent des écoles. » Une solution pour le recrutement ?

Ubroscan : lancé en 2012, Ubroscan est un « outil de sensibilisation des éleveurs sur les mammites, et pas un outil d’expertise », comme l’explique son créateur, le vétérinaire Cédric Debattice. Il permet de collecter les résultats individuels des bovins et de proposer un bilan, notamment sous forme de graphique, à l’échelle individuelle et du troupeau. « Les données permettent de repérer les mammites sub-cliniques, mais montrent surtout de manière simple à l’éleveur que la santé des mamelles dépend du niveau global du troupeau. » Avec pour conséquence, un éleveur qui fait plus facilement appel à son vétérinaire : « L’audit est associé à une épreuve pour l’éleveur, car il est demandé quand cela ne va pas. Là, cet outil offre à l’éleveur un conseil rapide et régulier, non associé à du négatif. » Dans un marché qui « se rétrécit », où « les éleveurs les moins techniques, qui nous appelaient le plus, disparaissent », et une concurrence marquée, Cédric Debattice est formel : « Sans les données, il est inutile de s’intéresser à la médecine des vaches laitières. »

Vet’Mobile : application dédiée à la gestion et au suivi des performances du troupeau lancée en 2017, Vet’Mobile permet de collecter les données de l’alimentation, de la production et de reproduction d’un élevage. « Elle valorise les données en définissant des indicateurs de performances technico-économiques des élevages, explique le vétérinaire Daniele Castellani, son concepteur. L’expertise vétérinaire permettra ensuite d’expliquer les bons ou les mauvais résultats obtenus. » Pour lui, l’outil offre au praticien l’opportunité de développer de nouveaux services. « Toute amélioration de la performance d’un élevage devrait permettre une amélioration des revenus de l’atelier, souligne t-il. En ce sens, tout outil capable d’y arriver est indispensable dans les élevages actuels, et futurs. »

LES ÉTUDIANTS VÉTÉRINAIRES, NOUVEAUX EXPERTS EN MÉGADONNÉES ?

à VetAgro Sup, on forme les étudiants à utiliser les données issues de l’élevage de précision. Dorothée Ledoux, y est maître de conférences en médecine des populations et élevage de précision. Elle explique : « J’interviens auprès des étudiants de 5e année tutorée pour leur apprendre à sélectionner les données d’intérêt1 et à les interpréter, comme aide au diagnostic précoce, au suivi de l’évolution de l’état de santé après traitement et au pronostic. » Elle n’estime pas former des data scientists (« experts en mégadonnées »),mais des scientifiques capables de rechercher tout type d’information. « Le vétérinaire a toujours utilisé les données. La différence aujourd’hui est qu’avec les multiples interfaces développées en élevage il peut disposer d’éléments cliniques sans avoir à se déplacer. C’est passionnant ! » De plus, une unité d’enseignement sur la médecine connectée est en cours de montage à VetAgro Sup, dans laquelle les étudiants apprendront à manipuler les données d’élevage.
1 Cet enseignement dirigé se base sur les données collectées par les outils de l’entreprise Medria.

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