L’animal d’élevage et l’éleveur : une relation empreinte d’émotions - La Semaine Vétérinaire n° 1762 du 04/05/2018
La Semaine Vétérinaire n° 1762 du 04/05/2018

CONFÉRENCE

PRATIQUE MIXTE

Formation

Auteur(s) : SERGE TROUILLET  

La relation homme-animal n’est pas sans conséquences sur l’économie de l’élevage. À l’instar des bonnes pratiques zootechniques préconisées au sein d’une entreprise agricole, l’éthologue Xavier Boivin suggère en parallèle le développement de bonnes pratiques relationnelles avec les animaux d’élevage.

De la même façon que le concept One Health souligne l’interdépendance entre les humains, les animaux et l’environnement, le concept One Welfare du Canadien David Fraser fait valoir que bien-être humain et bien-être animal ne peuvent exister l’un sans l’autre. À ce titre, dans la relation homme-animal, le lien qu’entretient l’homme avec l’animal est déterminant, car ce dernier est reconnu comme ayant des émotions, même si la communauté scientifique a tardé à l’accepter. Pour un éleveur, un animal est un compagnon de travail, une relation professionnelle. Une relation différente de celle que nous avons avec un animal de compagnie, puisque l’un de ses enjeux essentiels est de nature économique : l’éleveur gagne sa vie avec les animaux.

Pour autant, le comportement des éleveurs à l’égard de l’animal procède d’une grande diversité. Certains, en techniciens de l’élevage, le considèrent comme une machine biologique fonctionnant dans un objectif de production. D’autres, comme un être communicant avec lequel il faut interagir sans qu’il y ait nécessairement d’affectif avec lui. Ce n’est pas le cas d’une autre catégorie d’éleveurs pour laquelle le compagnon de travail est un animal affectif. Une relation d’attachement s’établit entre eux. La question se pose donc de savoir si cette relation imposée par l’éleveur peut éventuellement se traduire sur le comportement de l’animal.

Se garder de tout anthropomorphisme

Comment l’animal, à l’inverse, perçoit-il l’éleveur ? C’est toute la question de l’éthologue, qui entend se garder de toute tendance à l’anthropomorphisme. On ne peut imaginer l’animal tel qu’il est, avec nos propres critères d’interprétation. L’exemple de Clever Hans en atteste. Ce cheval, présenté au début du xxe siècle comme sachant compter avec son sabot, ne faisait que détecter chez son public, à travers les signaux corporels que ce dernier lui envoyait inconsciemment, le moment exact où il lui fallait s’arrêter. De la même façon, on ne peut observer le comportement d’un animal sans avoir en tête que son univers sensoriel, son monde propre (Umwelt), n’est pas le nôtre.

L’étude du comportement animal a permis de mettre en évidence, avec Konrad Lorenz, prix Nobel en 1973, le phénomène d’imprégnation, qui explique pourquoi l’homme, s’il intervient dans le tout jeune âge en lieu et place des parents, sera considéré comme un congénère par le sujet. L’effet Pygmalion, quant à lui, rend compte que le comportement des animaux dépend du jugement de leur soigneur. Ainsi, le même rat, différemment considéré par son expérimentateur, trouvera ou non sa nourriture dans un labyrinthe. D’autres études montrent que le chien est bien plus performant que le chimpanzé dans ses capacités à suivre les informations envoyées par l’homme. Cela s’explique par le regard qu’ils échangent, et par l’augmentation de l’ocytocine qui en résulte, chez l’un comme chez l’autre, et qui développe le lien entre eux.

Des conséquences économiques patentes

Avec l’animal d’élevage, on entre dans une finalité économique. La réaction des animaux vis-à-vis de l’homme n’est en effet pas neutre sur les résultats d’une exploitation. Les hormones de stress qu’ils sécrètent quand l’homme provoque de façon très régulière des réactions de peur, affectent l’ensemble de leur système physiologique et de production. Cela peut tout aussi bien concerner leur santé, leur croissance, leur production de lait que la qualité de leur viande.

En production de veau de boucherie, par exemple, les résultats comparatifs en matière de transport des animaux (efforts et rapidité de chargement dans un camion, nombre d’incidents relevés au chargement, au déchargement et à l’abattoir) sont nettement à l’avantage des éleveurs doux, ceux qui prennent du temps pour parler à leurs bêtes, les toucher, créer une relation avec eux. Il en est de même pour la qualité de la viande : elle est plus blanche, ce qui est un signe de qualité, chez les éleveurs doux. Cela s’explique par l’augmentation du pH et donc du changement du processus de transformation de la viande lorsque l’animal est stressé. Dans le même esprit, des études ont montré qu’une forte réactivité négative à l’endroit de l’homme, ainsi qu’un profond attachement social avec ses congénères dont il est séparé sont associés à une réduction de la tendreté de la viande de l’animal.

Les bienfaits des contacts tactiles

Les animaux d’élevage sont capables d’évaluer une situation, d’émotions, de mémorisation, d’apprentissage. Pour un éthologue, c’est ce qui construit la relation homme-animal, une relation entre individus qui interagissent régulièrement. L’étude de cette relation implique celle de la perception émotionnelle de chacun des partenaires pour l’autre. Les spécialistes de la question considèrent qu’il faut beaucoup plus de contacts positifs que négatifs pour créer une relation positive. Ainsi, dans les fermes laitières où les contacts tactiles avec les veaux sont les plus nombreux, la distance de fuite des vaches est la plus faible.

Le constat est le même pour l’agneau élevé en allaitement artificiel. Davantage que la simple présence humaine, ou que l’alimentation, ce sont les interactions physiques, les caresses, qui contribuent à construire une relation positive avec le soigneur. En sa présence, il vocalise moins, sa fréquence cardiaque diminue. Il en va de même du rythme cardiaque de la vache lors d’une palpation rectale, si elle a été habituée auparavant à une caresse sous le cou. En conséquence, avoir des contacts tactiles, c’est aussi habituer les animaux aux interventions vétérinaires, à toutes les manipulations nécessaires en élevage. On les néglige la plupart du temps en pensant que c’est de l’anthropomorphisme, alors que ça ne l’est pas.

Pour une stratégie de pratiques relationnelles en élevage

Obtenir une bonne relation homme-animal, lorsque l’on est éleveur, peut être l’objet d’une réflexion très organisée, d’une vraie stratégie. On parlera alors de pratiques relationnelles, de la même façon que l’on met en œuvre des pratiques zootechniques. Elles viseront à améliorer le travail avec l’animal et à diminuer son stress, et donc à augmenter concomitamment sa production et son bien-être. De nombreux exemples montrent la liberté qu’a un éleveur de concevoir une telle stratégie, et énormément d’innovations sont le fait d’initiatives lancées par les éleveurs eux-mêmes, que l’on peut chercher à valoriser.

Classiquement, on pense dans le milieu de l’élevage que lorsqu’un animal bouge le plus vite possible, le résultat de la manipulation n’en sera que meilleur. Ce n’est évidemment pas vrai. Il est bien plus pertinent, dans ce cas, de se presser lentement. Mieux vaut, pour parvenir à ses fins, utiliser avec l’animal une relation constructive plutôt que la peur. Les éleveurs, comme tout être humain, fonctionnent le plus souvent au regard de ce qui leur paraît possible ou non. L’un des enjeux de la recherche et de la formation est précisément d’ouvrir le champ des possibles, tant pour l’homme que pour l’animal, afin d’établir un dialogue constructif avec l’éleveur pour qu’il améliore sa relation avec l’animal, et conséquemment ses résultats économiques.

Xavier Boivin Chercheur à l’unité mixte de recherche sur les herbivores de l’Inra Auvergne-Rhône-Alpes, spécialisé en éthologie. Article rédigé d’après une présentation faite dans le cadre du dispositif “Clermont-Ferrand, ville apprenante Unesco”, le 18 janvier 2018.

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