La nosémose des abeilles, la fin d’une époque ? - La Semaine Vétérinaire n° 1748 du 19/01/2018
La Semaine Vétérinaire n° 1748 du 19/01/2018

ANALYSE

PRATIQUE MIXTE

Formation

Auteur(s) : CHRISTOPHE ROY 

La nosémose des colonies d’abeilles est un classique, bien connu des apiculteurs et des vétérinaires. Enseignée pendant le cursus vétérinaire initial, elle constitue un pilier de notre savoir commun en matière de médecine apicole, au même titre que les loques ou la varroose. Pourquoi un tel intérêt ? Pour trois raisons principales : elle peut être responsable de ravages au sein des ruchers ; il s’agit d’une maladie “historique”, les signes lésionnels et l’agent causal étant décrits depuis longtemps ; elle est classée comme maladie réglementée depuis des décennies. Alors qu’elle était omniprésente au siècle dernier, en particulier dans certaines régions de l’Est de la France et du Massif central, et faisait l’objet de toutes les attentions, elle a aujourd’hui presque disparu. La très nette baisse de sa prévalence, inférieure à 1 %, au sein des ruchers ne doit pourtant rien aux actions sanitaires menées par les apiculteurs ou par les vétérinaires, ni même aux mesures de police sanitaire appliquées en cas de découverte d’un foyer. Nosema apisperd sa place au profit d’une nouvelle espèce venue d’Asie, N. ceranae, dont les effets cliniques sur les populations d’abeilles sont éloignés de ceux rencontrés classiquement. La “disparition” de la nosémose apparaît ainsi comme une illustration macroscopique de phénomènes microscopiques, eux-mêmes reliés à une multitude d’éléments favorables.

Une spore peut en cacher une autre

L’agent biologique responsable de la nosémose est un champignon parasite, N. apis (embranchement des Microsporidia, règne des Fungi). Il colonise l’épithélium de l’intestin moyen des abeilles adultes (reine, faux-bourdon et ouvrière) et y prolifère, générant, entre autres, des diarrhées. Associé à la présence de facteurs favorisants tels qu’un hiver long et humide ou des réserves glucidiques de mauvaise qualité, il peut entraîner des mortalités élevées d’abeilles. Outre le tableau clinique évocateur, le diagnostic repose sur la présence de grandes quantités de spores (forme de résistance et de dissémination de ce champignon) dans les intestins des abeilles malades.

L’examen complémentaire de recherche des spores, effectué par microscopie optique, a participé à un quiproquo étonnant : les spores de N. apis sont extrêmement proches morphologiquement de celles de sa cousine N. ceranae, découverte en 1996 en Asie et parasitant l’abeille asiatique Apis ceranae. À tel point qu’il est impossible de les différencier par cette technique. Seul l’avènement de la biologie moléculaire dans les années 1990 et, surtout, la généralisation en 2012 de la polymerase chain reaction (PCR) dans le réseau français des laboratoires vétérinaires d’analyses apicoles ont permis de découvrir l’existence de ces deux espèces au sein des populations d’abeilles européennes. Ainsi, elles ont probablement longtemps été confondues.

Une émergence silencieuse

Malgré certains caractères communs, le parasitisme de N. ceranae sur l’abeille domestique n’induit pas le même tableau clinique que celui de N. apis. Aujourd’hui encore, son pouvoir pathogène reste assez obscur : ce parasite serait responsable de troubles subcliniques, tel que des baisses de productions, sans rapport avec les anomalies relevées pour la nosémose à N. apis (absence de diarrhée, par exemple). Une colonie dont les abeilles sont infestées par N. ceranae ne présente donc pas de signes lésionnels évocateurs, voire aucun signe macroscopique. En France, comme dans toute l’Europe, les dernières études de prévalence mettent en évidence une très nette décroissance du portage de spores deN. apis par l’abeille locale, tandis qu’en parallèle le parasite N. ceranae est devenu l’espèce très majoritaire. 83 % des ruchers français sont porteurs asymptomatiques de spores de Nosema spp, parmi lesquelles 96 % correspondent à N. ceranae 1.

En deux à trois décennies, sans que personne n’ait pu s’en rendre compte, ce parasite a donc accompli des prouesses : il a franchi la barrière d’espèces, en passant de l’abeille asiatique Apis ceranae vers l’abeille européenne Apis mellifera, et a progressivement pris la place du parasite indigène dans l’intestin de notre abeille européenne. Dans la plupart des régions du monde, les études montrent que, d’une infection pure à N. apis, des colonies évoluent naturellement en quelques années vers une infection mixte pour finalement n’être infectées que par la seule espèce N. ceranae. Les effets cliniques sur les colonies d’abeilles n’étant pas ceux de son espèce voisine, elle a ainsi donné l’impression d’une “éradication” naturelle de la nosémose.

Un contexte favorable à l’implantation d’une espèce exotique

L’invasion silencieuse en Europe de ce nouveau parasite a été facilitée par le développement d’échanges commerciaux mondialisés et par les déplacements humains. Bien qu’aucune donnée scientifique n’indique précisément où et quand s’est produit ce “jump” de N. ceranae de l’abeille asiatique vers l’abeille européenne, il serait de survenue récente et aurait probablement eu lieu en Asie. Quant à son arrivée sur le continent européen, on peut suspecter qu’il date de la fin des années 1980 ou du début des années 1990. Les certifications relatives aux échanges intra- et extracommunautaires d’abeilles, bien qu’obligatoires, ne pouvaient pas prévoir un tel risque, en témoigne son identification récente (1996). En outre, il est aisé, aujourd’hui encore, de transporter de tels animaux en dehors de toute surveillance officielle. Toutefois, rien n’indiquait que le parasite trouverait en Europe des conditions favorables à son expansion. Le réchauffement climatique pourrait y participer. À titre d’exemple, la spore de N. ceranae résiste bien mieux à la chaleur, tandis que celle de N. apis préfère le froid. De plus, les apiculteurs, confrontés à des pertes massives de leur cheptel et désireux d’améliorer leurs résultats économiques, multiplient les importations de reproducteurs et de colonies entre pays européens, participant à son déploiement sans le savoir.

Un poids de plus sur la filière apicole

De maladie endémique, la nosémose des abeilles est devenue une maladie sporadique en France. D’ailleurs, elle pourrait prochainement être retirée de la liste des dangers sanitaires de catégorie 1. Néanmoins si un tel événement peut de prime abord apparaître comme une bonne nouvelle, N. ceranae reste de découverte trop récente pour s’en réjouir. De nombreuses démonstrations en laboratoire indiquent, par exemple, l’existence de synergies délétères pour les abeilles entre ce parasite et certains pesticides. Enfin, il s’agit là d’un énième témoignage d’une émergence d’un agent biologique, donc plutôt un constat d’échec, facilité par des pratiques humaines. Le parasite Varroa destructor, avec des conséquences beaucoup plus dramatiques pour les colonies, a suivi le même parcours et avance aujourd’hui encore, en témoigne son arrivée en 2017 sur l’île de la Réunion. Le frelon asiatique Vespa velutina, parvenu en France par accident vers 2004, se déploie aujourd’hui dans toute l’Europe occidentale. Le petit coléoptère des ruches, Aethina tumida, a lui pris pied dans le sud de l’Italie depuis 2014, en provenance de son aire naturelle de répartition en Afrique.

Des scénarios que l’on croyait pessimistes deviennent ainsi réalité. D’autres, pires encore à l’instar de l’émergence de l’acarien Tropilaelaps spp, deviennent plausibles. Seule une vigilance parfaite des autorités sanitaires, mais aussi une prise de conscience collective du monde apicole, pourrait repousser de telles échéances. Finalement, l’exemple de la nosémose est intéressant à plusieurs titres et il pourrait servir de modèle tant il éclaire notre époque : le réchauffement climatique, la mondialisation des échanges et l’agriculture (l’apiculture) intensive sont indirectement les principaux responsables de sa fin.

1 Étude Résabeilles 2012-2014.

Pour en savoir plus

Roy C., L’Hostis M. La nosémose des abeilles : chronique d’une disparition prochaine en France. Bull. Acad. Vet. France 2017;170(1):43-50.

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